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4093 février 2009 — Ce qui se passe sous nos yeux est-il historique? Pour le moins, la question a tout lieu d’être posée. Des déclarations du président du JCS, l’amiral Mullen, lors d’une conférence hier devant l’Association des Officiers de Réserve, à Washington, dissimulent à peine une nouveauté extraordinaire à Washington: le Pentagone n’est plus la priorité de sécurité nationale.
D’abord, quelques éléments du dossier, – les déclarations de Mullen. Des extraits sont donnés par Defense News du 2 février 2009. Il suffit de mettre en évidence deux points fondamentaux et, déjà, l’on entrevoit l’importance considérable du changement en perspective, sinon en cours.
• Sur la “philosophie nouvelle” du budget du Pentagone, Mullen confirme implicitement qu’il y aura des réductions en affirmant que ce budget sera dépendant d’une situation où les nécessités de la lutte contre la crise économique prime toute autre considération. «As Washington continues to combat the crisis with corporate bailout and economic stimulus bills, Mullen thinks “there will not be an institution in our government that will not be affected.” Although Mullen did not estimate how much annual defense budgets might be pared back, the chairman said the financial crunch means defense officials must “apply resources where we need them, not just because we have them”»
• La situation globale est évidemment affectée en profondeur et durablement par la crise générale en cours. Cela signifie que les points de tension, les menaces vont se multiplier. «Mullen said he is “extremely concerned that one of the outputs” of the economic mess “will be instability in places we might predict” and in other places where planners might not expect calamity. […] He repeatedly told the audience that the military is at the epicenter of a coming series of national and worldwide changes.»
Quel changement? Formidable changement par rapport à tout ce qui a précédé. Le président du comités des chefs d’état-major nous dit que le budget de la défense va devoir être réduit et il nous dit en même temps que les tensions et les menaces vont se multiplier sur le globe, dans des domaines où la force militaire sera concernée au premier chef.
C’est un bouleversement par rapport à tout ce qui précédé depuis que les USA sont un “National Security State”, c’est-à-dire depuis l’immédiat après-guerre et la loi de sécurité nationale de 1947, réorganisant le Pentagone, créant la CIA, le NSC et l’USAF comme service indépendant. Depuis cette époque, l’évaluation officielle de la situation du monde déterminait les “menaces” extérieures, qui inspiraient directement le niveau du budget militaire et des forces armées. (Cette situation, déjà effective évidemment durant la guerre, à partir de 1941, n’avait pas lieu d’être auparavant, où la puissance militaire était un facteur secondaire dans une structure isolationniste, sans engagements extérieurs, sauf dans le cas de conflits importants, – Guerre de Sécession, Grande Guerre.) On peut donc dire que jamais, depuis que les USA sont une puissance militaire effective, le rapport absolument prioritaire entre les menaces et le budget militaire n’a été rompu. (…Quelle que soit la valeur de ces évaluations, souvent orientées ou faussaires. Ce n’est pas ce qui importe ici, mais bien le rapport prioritaires “menaces”-budget DoD.) Cette fois, non seulement l’aspect prioritaire de ce rapport est rompu mais il est de facto renversé (sans qu’il y ait bien sûr un rapport direct de cause à effet): les menaces vont augmenter, nous disent les chefs militaires, d’une voix effrayée, – et, d’autre part, ah oui, au fait, le budget du Pentagone va baisser.
Certes, le fait lui-même (baisse du budget du Pentagone) n’est pas une surprise. On en a déjà parlé d’une façon précise sur ce site. Ce qui est impressionnant, c’est l’acquiescement de la hiérarchie militaire dans une situation où elle devrait résister à cette perspective, peut-être avec de bons arguments. (Obama a rencontré la hiérarchie militaire ainsi que la direction civile du Pentagone, – Gates, bien sûr, – et tous ont donc semblé accepter sans réticence les projets du président. Le sénateur Levin l’avait d’ailleurs précisé vendredi dernier, en annonçant des réductions budgétaires: «That's not just me speaking. The secretary of defense and the chairman of the Joint Chiefs [of Staff] have spoken about [how] we have got to face the reality that there's going to be a reduction somewhere in the defense budget.») Cet acquiescement des militaires aux réductions budgétaires, donc à la réduction des capacités militaires, alors que les tensions et les menaces vont grandir, semble impliquer une nouvelle orientation de l’establishment militaire. Peut-on parler de “fatigue” de la politique expansionniste après l’époque GW Bush? D’un désir éventuel de repli graduel, de désengagement relatif, dans tous les cas de certains points ou régions très difficiles à tenir? Nous sommes encore loin de telles conclusions mais nous devons désormais considérer cette hypothèse.
Une dernière remarque, évidente celle-là, et indubitable, concerne la puissance de la crise. Tout cela (ce qui a précédé) est possible à cause de la puissance de la crise intérieure, économique certes, mais structurelle en vérité, qui secoue les USA dans leurs fondements, – crise notablement différente de la crise qui touche le reste du monde (ROW), – parce que les USA vivent sur un statut et sur un pied qui leur imposent des obligations sans pareilles, que la crise ne permet plus de subsidier. C’est elle, la crise, qui conduit à envisager des situations impensables dans les temps courants. La crise offre la possibilité d’une sagesse bienvenue, sans aucun doute, autant que que celle d'un ferment de divisions épouvantables car nombre de fous considèrent la sagesse come un poison insupportable.
Il est difficile de tirer une leçon générale de ces déclarations quant aux effets pratiques à attendre au Pentagone. Il faut d’abord bien avoir à l’esprit que ces déclarations ne sont ni isolées ni accidentelles. Nous sommes certes au début de ce mouvement mais on doit d’ores et déjà admettre qu’il est d’une puissance considérable et qu’il est déjà très structuré. Les forces principales intervenant dans l’entretien et l’orientation de la puissance du Pentagone, – la hiérarchie militaire, le pouvoir civil (Pentagone et Maison Blanche), le Congrès, – sont en effet d’accord, et d’accord tant sur la logique du mouvement que sur l’importance nécessaire de ses effets.
On doit envisager tout de même des enseignements d’ores et déjà importants. Le premier est d’observer que c’est la première fois dans l’histoire de la puissance US qu’il existe un accord général pour envisager une politique dont l’effet pourrait être, devrait être presqu’à coup sûr de réduire cette puissance alors qu’elle est en pleine activité et en plein déploiement, – et que la cause soit une obligation née de la situation générale des USA ne change rien, au contraire. C’est plutôt une raison pour penser que ce mouvement pourrait donner des effets importants (le sénateur Levin: «a real buildup of détermination to impose reforms and an increasingly bleak budget situation make acquisition reform more possible this year»). Certes, il s’agit ici d’un accord sur un mouvement de réforme qui devrait en théorie permettre de dépenser moins en gardant la capacité de production et de déploiement des forces à son niveau actuel, – mais il s’agit d’une appréciation théorique. Un tel mouvement, lorsqu’il réussit, surtout avec la pression de la crise derrière lui, met en branle sa propre logique et conduit toujours à une réduction des capacités; surtout, il introduit un état d’esprit impliquant qu’on estime disposer de capacités en réduction et que les conclusions doivent en être tirées au niveau de la politique extérieure. (La crise intérieure aidera puissamment à développer cette logique, car elle va bien sûr dans ce sens.)
Si, ou plutôt lorsque ce mouvement de réforme va s’engager, il apparaîtra donc rapidement qu’il conduit nécessairement à la probabilité d’une réduction des capacités d’engagement extérieur et de projection de forces par réduction des moyens. La logique du mouvement doit conduire à envisager des effets importants sur la politique extérieure US, dans le sens d’un désengagement forcé. Les militaires eux-mêmes sont peu à peu touchés par ces nécessités; les effets sur eux devraient être probablement d’envisager de recentrer leur programmation et leurs structures de force sur la sécurité continentale. Une situation particulière comme celle de l’USAF, telle que la dénonce le GAO est un cas en pointe de cette situation générale, qui devrait être rapidement corrigé. Si l’USAF ne peut obtenir plus d’argent, – et comment le pourrait-elle? – elle devra songer à restructurer ses forces en réduisant ses unités projetables outremer pour les affecter à la sécurité continentale.
On décrit une évolution probable, dont les commentateurs et les cercles idéologiques et autres vont s’emparer pour se prononcer à cet égard, surtout lorsque les effets opérationnels et géopolitiques possibles des mesures prises au Pentagone commenceront à apparaître. Il est très probable que les divers groupes de pression bellicistes et tout ce qui leur est lié vont monter des offensives dénonçant la dérive de l’administration Obama. D’ores et déjà, le parallèle entre Obama et Carter (président de 1977 à 1981) vient très vite sous les plumes des critiques du président, pour dénoncer sa “naïveté”. On dénoncera bientôt sa volonté de détruire la puissance US. C’est alors que des tensions sévères apparaîtront à Washington, à l’intérieur de l’establishment.
Deux points de tension maximale introduisent dans ce théâtre des pressions contradictoires qui vont rendre la situation très incertaine, très difficile. D’un côté, la crise intérieure qui va maintenir une pression maximale pour poursuivre dans cette éventuelle politique nouvelle, ou pour s’y engager. D’autre part, en sens exactement contraire, l’Afghanistan constitue un abcès de fixation contrariant fortement la possible tendance aux réductions de la puissance militaire qu’on évoque ici, d'autant plus que nombre des partisans des réductions au Pentagone ne tiennent tout de même pas à une issue en Afghanistan qui pourrait ressembler à une défaite. L’Afghanistan est une crise puissante héritée de l’époque Bush, qui rend beaucoup plus difficile l’argument d’une politique de réduction des engagements militaires. L’Afghanistan restera un des principaux arguments des adversaires d’une politique de désengagement de la puissance US et pèsera très fortement sur l’administration Obama, accentuant les tensions dont on parle.
C’est dire qu’on ne fait pas ici le constat de la mise en place d’une politique de réduction de la puissance militaire se développant selon un accord général grandissant, avec le début d’un désengagement qui va avec, mais l’installation d’un débat extrêmement difficile à propos de cette option qui se révélera, et sera interprétée dans tous les cas comme une option hostile à la poursuite de la politique militariste. Tout cela n’est pas que de la théorie ni de la dialectique, et c’est ce qui rend l’affaire si importante. La situation catastrophique du Pentagone est une première réalité d’une formidable puissance, dès lors qu’elle est mise à jour par la volonté affirmée d’une réforme radicale. La crise intérieure qui bouleverse l’Amérique en est une seconde, encore plus puissante s’il est possible, qui brouille toutes les habitudes, installe des contraintes inattendues ou impossibles à imaginer il y a encore un an.
Enfin, au bout de tout cela, reste la question centrale, certainement la plus importante, la plus bouleversante. Les Américains sont-ils prêts à envisager d’abandonner leur stature de puissance hégémonique et dominatrice, même si leur hégémonie et leur domination n’est plus qu’une construction virtualiste, – mais dont le crédit, justement, s’appuie sur cette fiction grotesque de l’énorme budget du Pentagone, donnant aux esprits courts la sensation d’une réelle puissance? Mais par ailleurs, qu’importe si et puisque la crise exige cette réduction du monstrueux Moby Dick… Voilà deux pressions contraires qui enferment la fragile psychologie américaniste dans un redoutable dilemme. C’est à cette lumière que nous pourrions envisager une crise psychologique majeure qui menacerait, dans ses effets indirects multiples et impossibles à prévoir, la structure et l’équilibre même du pays.
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