Moby Dick les rend malades

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Moby Dick les rend malades

6 octobre 2009 — On avait “serial killer”, maintenant nous avons “serial failure”… On savait qu’un mauvais roman un peu trop long pouvait vous endormir indûment, maintenant l’on sait qu’un rapport du GAO (Government Accounting Office) sur le Pentagone peut empêcher un sénateur de dormir en le rendant malade…

Le rapport qui parcourt actuellement les hordes de parlementaires qui vibrent au son des tambours de la réforme du Pentagone produit un effet terrifiant. Il vient du GAO, dont l’honnêteté et la rigueur pointilleuse semblent avérées, comme l’un des derniers bastions de résistance de ce qui se rapproche le plus du “service public” au cœur du système de l’américanisme. Le GAO s’est appliqué à investiguer et à analyser les façons de procéder de l’agence centrale de contrôle des contrats passés par le Pentagone, pour une somme théorique et officielle de plus de $500 milliards par an, la Defense Contract Auditing Agency (DCAA). Si l’on veut, le GAO a joué temporairement à faire la police de “la police des polices”, explorant la façon de procéder de cette agence qui surveille les contrats du Pentagone.

Voici ce qu’en dit le Washington Times, qui détaille la chose, le 5 octobre 2009… “Serial failure” et malaise nocturne.

«“Unbelievable problems at Def Contrctng Agncy [sic],” Sen. Claire McCaskill, Missouri Democrat, wrote on her Twitter account just before a recent hearing on the report. “Top of my head is about to pop off.”

»“I read a summary of the GAO report last night and quite frankly got sick,” said Sen. Tom Coburn, Oklahoma Republican, adding that he would not use all his allotted time for questions because he was “a little bit too upset to go where I really want to go.”

»“Each and every audit that GAO reviewed for this report was out of compliance with auditing standards,” said Sen. Joe Lieberman, Connecticut independent and chairman of the Homeland Security and Governmental Affairs Committee. The DCAA “has a unique role,” as a steward of taxpayer dollars, and consequently “needs to have independence. It needs to stand up to pressures from both agencies and contractors,” he said. “Perhaps it's time for us to consider separating DCAA from the Department of Defense and ... making it an independent auditing agency.”

»The flaws identified by the GAO “allow contractors to overbill the government in some cases for millions of dollars,” said the committees ranking Republican, Sen. Susan Collins of Maine. Calling the DCAAs performance “completely unacceptable,” she noted that when the agency failed, “the fallout can cascade throughout the system and ultimately shortchange our troops in the field.”

Quelle est la défense de Moby Dick, alias le Pentagone? Un classique de la bureaucratie: ce rapport, nous disent les fonctionnaires venus défendre leur beefsteak bureaucratique, décrit une situation dépassée, qui est en train d’être modifiée par la réforme que nous avons déjà entreprise – car la DCAA avait deviné, avant le GAO et les autres, ses propres problèmes. La bureaucratie est fine mouche, avec des godillots à mesure.

«Pentagon officials told the hearing that the GAO investigation examined audits conducted years ago and that a series of remedial measures already had been implemented, including a new oversight committee of all the service comptrollers.

»Robert Hale, the undersecretary of defense who serves as the departments comptroller and chief financial officer, and the official to whom the DCAA currently reports, said it might take time for the reforms to show results and argued against any change in the agencys status.»

Le plus beau, dans ces déclarations de Hale, est la réserve finale qu’il propose après avoir développé la description du travail en cours de la DCAA pour se réformer elle-même et fort vertueusement. Ce que dit Hale, c’est que ces merveilleuses réformes en cours mettront beaucoup de temps à faire sentir leurs effets, et qu’elles seront si finement et discrètement appliquées, si précisément adaptées qu’au bout du compte, peut-être, sans doute, pourquoi pas, on irait jusqu’à penser qu’on ne s’apercevra de rien et que tout sera comme si rien n’avait changé… Hale «acknowledged that the effects of those reforms might not be visible. “It took us years to get into this problem. It may take several years for the full benefit of these actions to be realized,” Mr. Hale said.»

La plus terrible et ravageuse parole est finalement une suggestion de Gregory Kutz, rapporteur du rapport du GAO, devant des sénateurs qui l’ont auditionné. Après avoir évoqué des mesures d’urgence à court terme, il envisage le terme un peu plus long. Sur la pointe des pieds tant le sujet est brûlant, il va jusqu’à suggérer la création d’une agence extérieure au Pentagone pour prendre la place de la DCAA. («[L]awmakers could consider elevating the agency to a “component agency of the Department of Defense, reporting directly to the Pentagons powerful deputy secretary; or even moving it outside the department altogether, creating an independent audit agency.») Le plus remarquable est que cette suggestion n’est pas tombée dans le vide, qu’au contraire elle a suscité quelques remarques approbatrices. On ne l’a peut-être pas assez remarqué dans la citation plus haut, et peut-être est-il temps de répéter la remarque de Joe Lieberman, sénateur indépendant, ex-démocrate, pro-guerre et très influent: «Perhaps it's time for us to consider separating DCAA from the Department of Defense and ... making it an independent auditing agency.”»

Pour la bureaucratie du Pentagone, la chose relève de l’apostasie, de l’hérésie, de l’horreur indescriptible et absolue. C’est non, nyet, nada: «Mr. Hale, the Pentagon comptroller, told the hearing that the administration opposed any such move.» Cette réaction montre bien où se situe la peur panique de la bureaucratie du Pentagone, et que c’est peut-être sur ce terrain que va se situer la bagarre… Car il y aura bagarre, effectivement, féroce, sans pitié, dans un temps de crise où il faut trouver des coupables, des boucs émissaires, des méchants à désigner à la vindicte populaire.

Une étape vers le “coming crash

@PAYANT Les détails fournis par le rapport du GAO n’ont rien d’original. Ils déroulent une litanie de gaspillages et de prébendes de corruption, de fraudes de “couverture” de la bureaucratie, de manœuvres internes au détriment de la rentabilité et de l’efficacité, de démarches lancées dans le seul but de couvrir la responsabilité des uns et des autres dans cette bureaucratie. On croirait lire une description du système soviétique dans les années 1970 ou les années 1980-1985 (notez l’année 1985, avec l’arrivée du Mikhaïl Gorbatchev au poste de secrétaire général du PC de l’URSS). Certes, ces détails sont d’autant plus sexy qu’ils concernent l’organisme chargé du contrôle de la validité des contrats, des procédures contractuelles, etc., du Pentagone, bref “la police des polices” pour la bureaucratie. La boucle est bouclée, verrouillée avec un claquement sec – puisque, comme chacun sait et selon le constat classique, il n’y a, pour l’instant, pas de police pour surveiller “la police des polices”, sinon le GAO épisodiquement, lorsque la consigne lui en est donnée.

Comment sortir, comment tenter de sortir de ce labyrinthe fermé à double tour? En en sortant, pardi… En extrayant l’organisme de “la police des polices”, en le plaçant à l’extérieur, en lui donnant tous les pouvoirs d’intrusion dans le labyrinthe, et lui donnant le pouvoir d’en juger, des pouvoirs discrétionnaires, une autorité suprême et ainsi de suite. C’est l’idée d’une DCAA extra muros, le sacrilège par définition. La réponse du Pentagone, on l’a vu, tient dans un vibrant “pas question”, fleurant bon l’insurrection bureaucratique si jamais l’on insiste.

Encore ne serait-on sûr de rien, parce qu’il faudrait que cette DCAA hors les murs soit elle-même au-dessus de tout soupçon, ensuite qu’elle soit à la fois écoutée, alimentée, respectée dans ses enquêtes et ses recommandations. Plus encore, pour tenter de mettre quelques chances de réussite de son côté, un tel organisme devrait être placé sous l’autorité directe, non du secrétaire à la défense, mais du président lui-même, et son directeur avoir rang quasiment de ministre, ce qui impliquerait que la réforme radicale et révolutionnaire de Moby Dick – car c’est bien de cela qu’il s’agit – aurait rang de priorité nationale… C’est dire le long chemin, sinueux, plein de chausses trappes et de nids de poule, et sans terme prévisible, que recélerait une telle décision d’instituer un organisme indépendant à la place de la DCAA, si une majorité de parlementaires osaient l’envisager, sans parler de la prendre et d’imposer son application.

Il n’empêche que nous approchons, dans le diagnostic concernant cet artefact monstrueux et maléfique qu’est Moby Dick, des diagnostics fondamentaux. Le cas est un peu semblable à celui de l“industrie financière”, en un sens – mis à part la présence ou nom du service public ou du secteur privé – la “nuance” n’ayant plus guère d’importance, puisque la lèpre “à-la-soviétique” de notre société postmoderne, essentiellement dans le foutoir américaniste, atteint indistinctement l’un et l’autre, également bureaucratisés et touchés par les ravages de la société de communication et de bureaucratisation recouverte de la bulle de virtualisme. Comme dans la finance, il s’agit d’imposer, ou de tenter d’imposer, un organisme de contrôle et de régulation qui soit hors du champ de la chose qu’il doit contrôler et réguler. Cela signifie encore qu’on commence à admettre que la réforme du monstre qu’est Moby Dick ne pourra pas venir de l’intérieur, qu’il faudra agir extra muros.

Le diagnostic progresse, mais certainement pas le remède. On voit mal, dans l’état de déliquescence où se trouve le pouvoir US – Congrès, branche de l’exécutif, etc. – une volonté et une lucidité telles qu’une telle décision, qui ressemblerait à un “coup d’Êtat bureaucratique” contre Moby Dick, puisse se manifester. Il n’y a pas qu’un seul domaine – Moby Dick en l’occurrence – qui soit pourri jusqu’à l’os, mais bien l’entièreté du système de l’américanisme, bien sûr. Par conséquent, bien peu d’espoir – pas d’espoir du tout.

Si, tout de même… Selon notre théorie de plus en plus sollicitée pour nos analyses que l’une des armes les plus sûres que le système de l’américanisme génère contre lui-même, c’est le désordre de la contestation interne que son état d’effondrement suscite entre les querelles, les accusations réciproques, les jalousies, les affrontements de prérogatives, etc., lever un lièvre tel que la contestation de la DCAA et la suggestion de la remplacer par un organisme extérieur amènera certainement des affrontements sanglants. Ces affrontements seront nourris par l’accélération de la décrépitude et du pourrissement du monstre, accentuant à son tour la contestation, et le désordre par conséquent, affaiblissant encore le système, atomisant ses forces, multipliant le risque d’erreurs déstabilisantes, etc. Pour employer une image qui nous est chère, c’est une termite de plus, et de taille, introduite dans les fondations déjà chancelantes pour ronger avidement ce qu’il en reste.

Pour le reste, qui est du domaine de la philosophie générale, cette réflexion se conclut toujours sur le même constat. Devant l’énormité extraordinaire des problème auxquels se trouve confronté le système de l’américanisme, la seule action qui pourrait avoir une chance de faire sentir des effets conséquents et explosifs serait un coup venu de l’extérieur, d’une autorité réalisant ce degré de pourrissement, selon une tentative “à-la-Gorbatchev”, avec le risque bienvenu de faire s’effondrer le système. L’observation vaut aussi bien pour le Pentagone dans ce cas, et elle s’adresse toujours à Barack Hussein Obama, qui n’a toujours rien tenté dans ce sens.

Quant à l’état de Moby Dick vu du plus haut, disons de Sirius, l’affaire de la DCAA confirme qu’il est fort proche de l’un ou l’autre accident majeur. De même qu’on a vu combien le cas se rapproche, pour le remède envisagé, de l’industrie financière, de même la situation générale est-elle également proche de celle de l’industrie financière; c’est-à-dire proche d’un effondrement systémique, type-Wall Street. L’affaire de la DCAA telle qu’elle apparaît au travers du rapport du GAO doit donc rester dans nos esprit comme une étape de plus vers ce que certains experts audacieux et désabusés nomment le “coming crash” de Moby Dick.