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121324 octobre 2009 — Revenons sur la tendance que nous signalait un lecteur (“monsieur Bilbo”) hier, avec un article du Washington Post. Il y a de nouvelles informations, plus techniques, plus précises, portant sur la question des bases, avec le rapport de très dures déclarations, le 21 octobre, du secrétaire à la défense Gates en visite à Tokyo et des réactions aussi abruptes du ministre des affaires étrangères japonais Okada – informations qu’on trouve dans Defense News du 23 octobre 2009, reprenant une dépêche AFP de Kyoko Hasegawa, à Tokyo. L’accrochage s’est fait parce que le Pentagone veut une nouvelle base à Okinawa avec piste d’atterrissage, pour le Marine Corps, en remplacement d’une autre base que les Marines vont quitter. Cette combinaison avait été concédée par l’accord signé en catastrophe avant l’arrivée du nouveau gouvernement. Effectivement, le nouveau gouvernement veut réexaminer l’accord… De là, l’incident Gates-Okada.
«The tone [between US and Japan] hardened this week when U.S. Defense Secretary Robert Gates told Prime Minister Yukio Hatoyama's government to quickly “move on” and resolve the issue before President Barack Obama visits Japan next month. Foreign Minister Katsuya Okada shot back later, saying “I don't think we will act simply by accepting what the U.S. tells us.” Reviewing the base issue, he added, reflected the will of the people.»
Okada a ensuite atténué sa réaction en évoquant la possibilité d’une simple extension de l’actuelle base de Kadena, plutôt qu’une nouvelle base. Le Pentagone ne veut pas entendre parler de cette solution. La dépêche cite des réactions d’experts japonais, fort inquiets en général.
• «“Hatoyama's ‘no’ is the first time Japan is rebelling against the US in decades,” said political analyst Minoru Morita, warning that “Japan-U.S. relations are in danger.”»
• «Takehiko Yamamoto, professor of international politics at Waseda University, said: “The current uncertainty over the Futenma airbase is accelerating a sense of distrust toward the DPJ, especially among Pentagon officials.”
• «Mikitaka Masuyama, politics professor at the National Graduate Institute for Policy Studies, said moving the base off Okinawa would sour relations with Washington, but doubted such a scenario would occur. “Even if it has promised in its election campaign to relocate the base outside Okinawa, it must by now have realised that in reality there is no such option,” he said. “If there was, the LDP government would have done it much earlier.”»
@PAYANT Ce qui nous importe essentiellement, à ce point de notre réflexion, c’est la dureté extrême de l’affrontement ainsi décrit, à ce niveau des pouvoirs respectifs. La phrase «Gates told Prime Minister Yukio Hatoyama's government to quickly “move on” and resolve the issue before President Barack Obama visits Japan» signifie rien de moins, semble-t-il, qu’un Gates indiquant, sur un ton sans aménité que “le gouvernement japonais doit résoudre très rapidement ce problème, avant la visite du président Obama le mois prochain au Japon”. Que Gates l’ait voulu ou non, cette exhortation revient à poser un ultimatum. Il n’indique même pas que le Pentagone veut telle ou telle solution, bien que cela soit implicite. C’est une question de forme, et c’est extrêmement grave: le secrétaire à la défense interfère dans le processus de décision du gouvernement japonais pour intimer un conseil pressant quant au rythme de ce processus. On n’imagine pas une attitude d’ingérence plus flagrante, et l’on comprend alors la réaction japonaise.
Il faut embrasser l’incident pour ce qu’il est, et écarter pour l’instant les explications périphériques, même si elles sont importantes. (Les explications sur l’orientation politique du nouveau gouvernement japonais, ou bien sur son évolution stratégique comme nous l’indiquait notre lecteur en citant Novosti; voire, même les explications sur l'importance stratégique pour le Pentagone de ses bases au Japon.) Il faut s’en tenir ici aux faits et aux personnes impliquées, et à ce qu’ils nous disent.
Gates est un homme calme, parfois énigmatique, mais toujours incliné à présenter les choses vis-à-vis de ses interlocuteurs (notamment étrangers) d’une façon arrangeante. Il ne devient dur que dans des situations extrêmes et lorsqu’il a affaire à des subordonnés. Il n’a pu oublier (quelles que soient ses arrières pensées) qu’il parlait dans ce cas, indirectement, au gouvernement japonais et qu’il ne pouvait lui parler comme à un général de l’USAF qu’il licencie pour incompétences . Il parlait donc sous la pression d’une situation extrême.
Ce que l’on soupçonne alors se concrétise. Le Pentagone, qui apparaît en l’occurrence comme ayant été institué comme le principal interlocuteur du Japon dans ces circonstances, se trouve réellement dans une situation d’une tension extrême. Que ce soit l’Afghanistan, que ce soit l’Iran, que ce soit l’affaire du BMDE, que ce soit le JSF, que ce soit les rapports avec le Congrès et les divers projets de réforme, les tensions viennent de toutes parts et se répercutent sur l’humeur et l’attitude du secrétaire à la défense, qui a du mal à se contenir devant cette nouvelle crise. Si nous voulions traduire notre pensée, nous dirions que Gates parle indirectement à Okada et au gouvernement japonais comme s’il leur disait, cette fois sans hostilité particulière : “Ecoutez, non, pas vous en plus de tout ce que j’ai déjà sur le dos, alors décidez-vous vite fait avant que le patron se rende à Tokyo, que tout se passe bien…”.
Il y a presque une prière chez Gates… Nous serions inclinés à moins voir l’attitude habituelle des USA, arrogants et sans aucune retenue dans leurs rapports avec leurs “auxiliaires” (même si l’habitude d’un tel traitement ressort dans des paroles), qu’une attitude d’urgence pour empêcher qu’une nouvelle voie d’eau s’ouvre dans l’énorme Moby Dick.
Par ailleurs, cette intervention du secrétaire à la défense, cet espèce de dialogue avec un ministre des affaires étrangers qui est inhabituelle (d’habitude, ces choses se traitent entre ministres de même compétence, et, dans cas, entre ministres de la défense, d’une façon plus discrète), tendent à montrer que, dans l’administration Obama, elle-même assiégée de toutes parts par les crises, cette crise qui se développe avec le Japon est laissée à la responsabilité du Pentagone. Pour l’instant, il s’agit du problème des bases? Eh bien, que le Pentagone s’en occupe et s’en débrouille, et qu'il résolve l'affaire avant le voyage d'Obama au Japon, voilà l’idée; alors qu’en temps normal, c’est la correspondante d’Okada (Hillary Clinton) dans le gouvernement US qui devrait avoir l’exclusivité des relations avec le Japon et des remarques sur l’activité du gouvernement de ce pays, y compris pour la question des bases, parce que les ministres des affaires étrangères traitent entre eux pour leurs gouvernements. On mesure à ces détails, dans le contexte qu’on décrit, l’atmosphère de crise générale qui existe actuellement au sein de l’administration Obama.
Les Japonais, maintenant. Il n’est pas du tout évident que le nouveau gouvernement japonais cherche un affrontement, bien au contraire. Mais, dans les circonstances actuelles, il y est contraint. La remarque du professeur Masuyama est risible (“de toutes les façons, aucune autre solution sur la question des bases n’est possible puisque le gouvernement précédent a tout essayé, donc le Japon devra s’aligner”). Le gouvernement précédent était complètement du type standard depuis un demi-siècle au Japon, éduqué pour s’aligner sur les USA à la première injonction. L’accord sur les bases, on l’a dit, a été bâclé, et selon les volontés du Pentagone, à cause des élections japonaises proches et du résultat probable d’un nouveau gouvernement beaucoup moins arrangeant. Cela signifie qu’il y a “d’autres solutions”, mais personne ne s’est risqué à les chercher puisque le Pentagone avait arrêté sa position.
Comme on l’a dit également, les pressions US, qui sont si grossières et si visibles à cause de la situation de crise à Washington, mettent le nouveau gouvernement japonais dans l’obligation de lui-même évoluer vers l’extrême. C’est une situation désormais assez courante. L’alternative qui s’en dégage est de toutes les façons catastrophique. Soit le gouvernement japonais ne cède pas et prend son temps pour la question des bases, jusqu’à éventuellement demander une renégociation, et c’est la crise qui se développe; soit le gouvernement japonais cède et il se trouve dans une telle position par rapport à ses engagements, et sans trouver la moindre compensation du côté US, qu’il va chercher par tous les moyens à s’affirmer dans d’autres domaines des relations USA-Japon et c’est la crise qui rebondit.
En d’autres temps, même avec un gouvernement de cette tendance, une telle crise serait improbable. Les USA, constatant les nécessités intérieures du nouveau gouvernement japonais, lui laisseraient un peu d’aire, comme on dit en terme de marine, pour manœuvrer et éventuellement céder sans trop en avoir l’air, ou bien arriver à un arrangement qui aurait l’allure d’un compromis mais assurerait l’essentiel pour le Pentagone. Mais nous sommes dans les temps où nous sommes et c’est d’abord le gouvernement des USA qui n’a pas l’aire nécessaire pour manœuvrer. En ce sens, si l’on veut, la dureté de Gates jusqu’à l’ultimatum implicite est la paradoxale indication de la faiblesse extrême de l’administration Obama et des USA en général.
Dans ce cadre général, il faut réaliser que la question des bases actuellement débattue n’est qu’une question technique annexe dans les relations USA-Japon. Il y a d’autres situations pendantes qui sont bien plus importantes, on le sait bien. Aussi, cette affaire technique n’est-elle qu’une indication de la tension sous-jacente énorme qui caractérise désormais les liens entre le Japon et les USA. Cette tension caractérise non pas telle ou telle décision, telle ou telle orientation du Japon, mais bien la nature même des liens entre le Japon et les USA, la sujétion qui caractérise (caractérisait?) l’attitude du Japon vis-à-vis des USA. C’est donc une question fondamentale pour les relations entre les deux pays. Mais même ce point fondamental doit être inscrit à l’intérieur d’une autre situation, beaucoup plus fondamentale encore, qu’est l’état de crise que connaissent les USA. Tout cette affaire japonaise n’est possible, comme ne sont possibles les atermoiements dans la crise afghane, l’affaire du BMDE en Europe, voire des affaires intérieures comme la crise du JSF, qu’à cause de l’affaiblissement structurel et fondamental de la puissance US.
Le constat qu’on doit faire alors, voire qu’on doit considérer comme confirmé une fois de plus tant nous l’avons déjà souvent évoqué, est que cet affaiblissement US est accompagné d’une impuissance fondamentale. Les USA ne savent pas, ne peuvent pas aménager leur déclin – “gérer” leur déclin, comme l’on dit en terme de management – se replier paisiblement, se retirer en douceur. Ils ne peuvent accepter le fait du déclin. Ils ne peuvent pas l’aménager de façon à ce qu’il provoque le moins de dégâts possible. Ils ne peuvent pas, et ne veulent pas au fond, céder aux injonctions de l’Histoire qui leur dit que l’American Century est terminé depuis belle lurette, et qu’il faut en prendre son parti. D’ailleurs, l’Histoire, ils ne connaissent pas. “Too big to fall”? Pas du tout, et même le contraire: “trop gros pour ne pas s’écrouler”, parce que “trop gros” pour accepter de maigrir un peu.
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