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281222 décembre 2020 – Il y a quelques temps, musardant sur une chaîne-TV d’histoire, je tombai sur un documentaire sur le printemps de Prague. (1968 en Tchécoslovaquie, avec coup d’arrêt le 21 août, pour les Générations W, X, Y et Z qui n’ont pas suivi, accaparés par leurs leçons de chose du programme wokeniste d’érasement des statues.) Voilà le décor planté, pour ceux qui n’ont plus de contact ni d’intérêt pour les choses du passé.
Dans le cours du film, le documentaire montre une réunion fiévreuse et enthousiaste (en avril 68, je crois), dite de “la parole libérée”, tant acclamée à l’Ouest où l’on tenait alors, où l’on tient toujours la liberté en sautoir pour les smokings des salons ; divers officiels du Parti, eux-mêmes libérés et chantant le printemps, intervenaient au côté de dissidents. Je me rappelle de l’intervention de l’une d’entre ces officiels, dans le brouhaha général, puis le silence se faisant... Je retranscris ce qu’elle a dit, loin du verbatim, mais avec parfaitement restitué l’esprit de la chose, tant j’ai ressenti ce sentiment et cette idée avec force, que j’ai déjà rencontrés à plusieurs reprises.
“J’étais une dignitaires du Parti. Je suis tombée à l’une ou l’autres des purges des années cinquante ; soupçonnée ou dénoncée, peu importe, ou bien pour satisfaire aux quotas ; d’ailleurs, moi-même épuisée par la souffrance du devoir de conformisme, de l’automatisme des paroles d’une incroyable médiocrité, veulerie, soumission aux imbéciles... Expédiée dans un camp, avec d’autres camarades, pendant qu’à telle ou telle occasion le Parti reprenait les choses en main, contre les révisionnistes ‘contre-révolutionnaires’ ou autres, etc.
”Eh bien, je vous le dis, dans ce camp où par bonheur il n’y avait pas de consigne pressante de liquidation, où je pouvais côtoyer d’autres purgés, je me suis senti bien plus libre que je ne me ressentais lorsque j’étais ‘en liberté’, dans mon bureau et dans les Congrès du Parti... Bien plus libre, vous comprenez le paradoxe terrifiant ! Moi, emprisonnée dans un de leurs camps, me sentais bien plus libre que dans les méandres de soumission des bureaux du Parti !”
Applaudissements, enthousiasme après un instant de silence, magie du printemps de Prague qui ne dura qu’une seule saison et qu’on ne revit jamais malgré la ‘Révolution de velours’ d’un Havel qui commençait à perdre cette pureté juvénile du dissident face au Système... Je suis sûr que j’en rajoute un peu dans le discours de cette dame anonyme, mais l’esprit est là. Aujourd’hui, passée des cadres du Parti au Goulag tchécoslovaque puis à la ‘libération’ postcommuniste et précapitaliste, elle doit être décédée, – peut-être même l’est-elle du Covid19, qui pourrait bien être notre Tchernobyl... Paix à l’âme déchirée et violentée de cette dame.
Je ne peux pas ne pas mettre en vis-à-vis ce sentiment paradoxal de “la liberté là où le Système vous prive de votre liberté” avec l’une des anecdotes que le pauvre Chostakovitch confia à son mémorialiste en 1978. Il avait vécu pendant des décennies à l’ombre pressante et torturante de Staline, qui exigeait de lui une “musique populaire et socialiste” célébrant telle ou telle des réalisations du génial Ingénieur des Âmes. Le visage torturé et tragique du compositeur porte les stigmates de ses souffrances ; il est, si vous voulez, l’équivalent d’un de ces “moutons” à qui d’exigeants et moralistes observateurs indépendants reprochent aujourd’hui de ne pas se révolter, armes à la main, contre la dictature du Système. Chostakovitch était l’une de ces “servitudes volontaires”, et il rappelait à son mémorialiste que l’une des plus affreuses souffrances était ces Congrès du Parti, ou de telle ou telle Union, à laquelle assistait le Grand-Staline. A la fin de chacun de ses discours, il fallait applaudir en standing ovation, à se faire mal aux mains d’enthousiasme et d’ardeur...
– Le NKVD patrouillait entre les travées, surveillant les uns et les autres, et le premier qui arrêtait d’applaudir, souvent par épuisement, était en général bon pour le Goulag... »
Je ne dis pas que je m’agite entre Goulag, Staline et NKVD, et encore moins avec Chostakovitch qui, lui, m’a toujours paru un personnage si tragique et si vulnérable à la fois, ce portrait de l’artiste confronté au Moloch, à Léviathan... Pourtant, qui pourra jamais se permettre d’oublier Chostakovitch ? Borges, certainement pas... Voici la réponse que Georges Steiner fit à une question portant sur une de ses remarques (« Ce n’est pas un hasard si les poètes louent les tyrans ») :
« Quand les péronistes sont revenus au pouvoir en Argentine, l'ambassadeur américain a proposé à José-Luis Borges, qui était bibliothécaire à Buenos Aires, de venir aux Etats-Unis et d'occuper à Harvard la grande chaire qui porte le nom du poète Charles Eliot Norton. Borges a souri comme seul un aveugle peut sourire et répondu : “Vous ne comprenez pas, monsieur l'ambassadeur, la torture est la mère de la métaphore.” C'est terrible comme phrase, mais c’est vrai. Le grand poète, l’écrivain est l’opposant par excellence. Il oppose ce qui pourrait être à ce qui est. Mais dans une société où, selon le mot du philosophe américain Richard Rorty, “anything goes”, il devient difficile au poète de créer un contre-monde. J’ai eu une altercation cinglante avec Joseph Brodsky [Prix Nobel américain d’origine russe, déporté par le régime soviétique puis contraint à l'exil, en 1972]. Lui trouvait que le prix payé pour son œuvre avait été trop élevé. Aucune ne vaut la souffrance et Brodsky a toute la légitimité pour l’affirmer. Je n’ai pas le droit moral de soutenir le contraire. Et pourtant, je le ressens. La démocratie sait-elle favoriser cet acte de rébellion, de révolte intérieure qui est au cœur de la grande littérature et de l’art ?»
Eh bien, ma réponse est positive, à la dernière question de Steiner ; c’est quand la démocratie se grime en dictature avec un décorum qui ne devrait tromper personne, dans des vêtements d’apparat, je veux dire derrière un masque, et s’appuyant sur un discours qui empile les narrative sur les simulacres, c’est alors que la démocratie se révèle pour ce qu’elle est. Je pense que Steiner n’a pas, me semble-t-il, réalisé pleinement cela, combien cette démocratie où nous vivons est un simulacre de démocratie, et derrière ses apparences, une dictature du Système, que ce soit par les masques, par la corruption, par la bienpensance, par la communication.
(Je pense la même chose des intellectuels [tel un Finkielkraut, tel un Debray], dont pourtant la parole est proche de la mienne à bien, bien des égards et parfois éclairante certes, qui fustigent toute cette barbarie qui nous enserre et nous assiège, mais qui continuent à s’enivrer, pas d’autres mots, de termes tels que ‘démocratie’, ‘République‘, ‘laïcité’, en croyant à leur existence principielle. Dans ces moments et sur ces sujets, ils montrent une telle étonnante naïveté et, souvent manquent de logique : un Finkielkraut, pour dénoncer le complotisme, s’appuie sur cette idée du « Nihil est sine Ratione » [« Rien n’est sans Raison »], qu’il dénonce comme l’extrémisme de la Raison lorsque la raison est donnée comme absolument suffisante ; mais je ne vois pas qu’autre chose que la Raison [raison-subvertie] puisse soutenir la démocratie héritée plus des Lumières que des Grecs ; et donc dictature [de la Raison-subvertie] il y a, et la Raison seule y suffit ; et toutes leurs tentatives [de ces intellectuels] de sacralisation principielle [‘démocratie’, ‘République‘, ‘laïcité’] n’y changeront rien...)
On sait que, pour moi, le confinement n’a pas été une expérience inédite. Je l’ai dit et redit, et notamment écrit dans les pages de ce Journal, le confinement c’est un peu mon destin, et le moyen pour moi de lutter contre le Système dans ma vie courante, de me replier dans mon petit Goulag pour y goûter et me servir de la véritable liberté dont ils ne m’offrent plus qu’une caricature absolument risible et ridicule, au gré de leurs errances et de leurs décisions sanitaires, dans les rues surchargées de silence et d’absence, ou bien plongés dans la caillasserie, la haine et la rage de l’absence de loi et de l’absence d’ordre... Il faut comprendre que leur délégitimation, leur effondrement du caractère, la zombification de ces dirigeants s’intitulant démocratiques en un monstrueux hold-up valent bien (voir Soljenitsyne), en plus insidieusement soft certes mais cela se discute quant aux contraintes de la psychologie, celles des tchékistes-tortureurs de Staline ; les deux, considérant où nous en sommes nous-mêmes arrivés surtout en cette années 2020, conduisent à notre terrorisation... Mon confinement devient, dans ce cas, ma tranchée de Verdun :
« Je n’ai pas peur du confinement ni n’en souffre nullement. Pour vous dire le vrai, par nature et par la nature de mon travail que je considère comme une mission, je me suis confiné moi-même depuis des années et des années, peut-être bien depuis 30 ans dans l’esprit de la chose. Sur le tard, je suis devenu intransigeant et ne veux plus rien voir du monde de cette époque “étrange et monstrueuse” que je n’aime pas jusqu’à l’ignorer absolument comme l’on dédaigne, – curieusement et paradoxalement jugeront certains, bien que mon métier soit de la connaître dans tous ses états et dans tous ses vices, ce que je fais bien plus et bien mieux que tant et tant d’êtres qui y vivent comme l’on s’y vautre.
» Ainsi puis-je vous dire que l’on peut faire de belles et saines choses dans une épopée de confinement. Il importe que ce confinement que le monde (le Système) vous impose, vous en fassiez une forme de refus de ce monde (le Système). Un confinement n’est pas nécessairement l’acquiescement d’une servilité, – seuls les esprits prompts à se soumettre peuvent y songer, – cela peut être aussi la défiance inébranlable de la résistance.
» Vous ai-je dit le moment le plus heureux, le plus joyeux de ma journée ? Le matin, à la fine pointe de l’aube, ma chienne Marie et moi. Pas un bruit, plus rien de ce grondement sourd du trafic de la grande nationale dans la vallée, aucune trainée de condensation dans le grand ciel bleu, pas une voiture dans mes petits chemins de fortune menant à la forêt, là-bas, tout près, rien que la nature qui chante (les oiseaux n’ont jamais été si joyeux et si bavards)... Alors, je rêve un peu, – “Rêvons un peu”, disait Sacha ; le jour où ils ordonneront, triomphants et épuisés, la fin du Grand Confinement, leur répondre avec un amical doigt d’honneur, pour leur dire : “Non non, nous continuons comme nous avons appris à vivre, d’une nouvelle façon, avec quelques petits aménagements, notre propre organisation vous voyez, c’est tout... Sortis du Système et confinés hors de lui, nous ne voulons plus y retourner, car que ferions-nous d’une équipée désolée au milieu du champ des ruines de la modernité ?” »
Chostakovitch raconte aussi comment, paradoxe des paradoxes, l’attaque allemande de l’Opération Barbarossa transforma brusquement l’atmosphère. La direction soviétique, et Staline lui-même, furent sérieusement ébranlés par la soudaineté de l’attaque, jusqu’à des épisodes dépressifs selon certains ; au bout de 3-4 semaines Staline fit un discours fameux où il en appela au peuple russe, à ses mannes, aux tsars, aux glorieux généraux de son histoire, comme Koutouzov qui vainquit la Grande armée. « Soudain, c’est comme si l’on avait libéré la parole », expliqua Chostakovitch, qui rapporta que désormais, dans cette parenthèse monstrueuse et héroïque, tout le monde se parlait sans crainte d’être dénoncé, ne craignait plus de proclamer son patriotisme.
La Russie s’était, pendant le temps de la Grande Guerre Patriotique pour laquelle elle donna 26 millions de morts, libérée de sa postvérité à elle, elle était sortie de son confinement pour plonger dans la guerre. Comme l’on voit, les méthodes varient, mais il y a une certaine constance dans le combat ; il suffit que vous sachiez regarder le fond des choses en vous libérant de l’apparence....
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