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69326 mai 2006 — William Pfaff est un commentateur réputé et un historien d’une grande hauteur. Observateur critique et constant des avatars de son pays, s’appuyant sur la perspective historique, il est un des rares à deviner le risque d’un destin terrible si la politique US continue sur sa pente actuelle depuis le 11 septembre 2001. Il est l’un des rares à montrer, en même temps, une perception intuitive de la quasi-impossibilité de stopper cette politique, notamment à cause des terribles bouleversements opérés dans la psychologie américaniste par cette même attaque du 11 septembre.
Son article du 22 mai sur l’Afghanistan poursuit effectivement celui du 17 mai que nous avons cité. Il élargit son approche en abordant la crise de l’Afghanistan, c’est-à-dire en s’adressant cette fois aux alliés des USA qui sont fortement engagés dans ce pays.
… L’Afghanistan, que Pfaff place dans la perspective historique, cet étrange pays où tant de rêves de grandeur et de gloire universelles se sont fracassés ; l’Afghanistan, comme si ce pays avait été mis là où il est, avec sa rudesse, sa dureté, pour rappeler à l’ordre et à la mesure du monde les ambitions démesurées du “besoin d’empire” de la psychologie politique de notre espèce ; l’Afghanistan, ce cimetière florissant encombré de nos illusions perdues… «Afghanistan is likely to prove NATO’s graveyard. The cemetery is a crowded one. The Soviet Union was buried in Afghanistan. So was the British empire; it was defeated there. So were all of the other invaders of Afghanistan, without exception, going back to Alexander the Great, whose luck ran out in the sands of Baluchistan and Afghanistan in the third century B.C.»
Cette chronique funèbre de Pfaff dénote heureusement à cause de sa liberté d’esprit, — et malheureusement pour le sens, — par rapport aux réflexions de ses confrères pleines des illusions forcées de notre virtualisme salvateur de l’immédiateté aux dépens de notre destin. Pfaff a le regard droit et sans illusion. Cet Américain qui souffre dans sa chair de voir le grotesque et funeste destin de son pays, s’adresse, en désespoir de cause, aux alliés de son pays, tous ces pays pressés d’affirmer leur fidélité à ce qu’ils croient encore être le centre de notre empire, — comme si “notre empire” existait encore. L’appel de Pfaff se fracassera et se dispersera sur la couardise et la vanité qui forment, à proportions à peu près égales, le fond de commerce du caractère moderniste emporté dans sa fuite en avant postmoderniste. Son appel sera vain. Il aura fait son devoir d’intellectuel et d’historien, ce qui est son honneur.
«I said this adventure may be the beginning of the end for NATO because its European members have allowed it to become transformed from a defensive alliance of nominal equals into an auxiliary of American foreign policy, and American foreign policy since 9/11 has been disastrously misconceived, and is disintegrating in the nihilistic violence of ruined Iraq.
»The best thing America’s NATO allies could do for the United States would be politely, and with reasoned explanations, end their collaboration with the military operations of the war on terror.
»The United States is itself probably incapable of reversing course, even under a new president. One has only to listen to the leading presidential candidates to understand that they too are under the spell of the ideology of American global intervention to conquer Terror and Evil — even while multiplying both. Possibly Europe could deliver the shock that could save the United States from the calamity — and NATO — confront.»
Dans cette chronique, Pfaff aborde ce qui est aujourd’hui le problème central des Occidentaux hors-USA, c’est-à-dire essentiellement des Européens. Ce problème se divise en deux parties :
• Les “Occidentaux hors-USA” (les Européens) doivent reconnaître et identifier l’état réel des USA et les possibles, peut-être probables prolongements catastrophiques de cet état. Cela représente un formidable effort de courage intellectuel, une volonté de rupture d’un conformisme de fer qui emprisonne leur pensée.
• Les mêmes “Occidentaux hors-USA” (les Européens) doivent alors décider d’agir en fonction de ce constat. La recommandation de Pfaff est logique, même si elle n’a aucune chance d’être rencontrée. C’est dire combien nous-mêmes n’avons guère d’espoir, pour ne pas dire aucun, que l’on puisse parvenir à une telle insurrection intellectuelle et intuitive contre les énormes tendances passives qui contraignent la “politique” des pays européens, forcent à une définition convenue de cette politique et les empêchent de réagir en fonction des réalités.
Le destin américaniste est une tragédie. Comme on le perçoit de plus en plus, il est fait d’un mélange d’illusions, d’aveuglement, de désordres de la psychologie, enfin de quelque chose qui ressemble à une fatalité. Le dernier événement politique de Washington, — la honteuse capitulation du Congrès, — se place parfaitement dans cet enchaînement qui semble incoercible.
De ce point de vue de la mise en évidence de ce destin pour tenter de le contenir malgré tout, les Américains sont moins critiquables que les Européens. Ils sont eux-mêmes l’objet de cet entraînement, donc pour l’essentiel affectés de cet aveuglement qui en est une des marques.
Les Européens ne peuvent invoquer cette excuse. Lorsque Pfaff parle de “terminer leur collaboration avec les opérations militaires de la guerre contre la terreur” entreprise par les USA, il sait qu’il parle de pays qui ont constaté depuis longtemps un désaccord fondamental avec les USA sur l’identification de “la terreur”, sur ses causes, sur la façon de lutter contre elle et ainsi de suite. Les Européens ne sont pas loin d’avoir les outils, la réflexion, la capacité d’analyse qu’il faut pour parfaitement comprendre les manifestations et les conséquences (ne parlons pas des causes fondamentales) du “malaise américaniste” et de la crise en cours. De toutes les façons, ils savent qu’il existe aujourd’hui, à Washington, une situation instable, une très grave crise larvée, où tous les incidents et accidents sont possibles (voir les derniers bruits de “complot” de Cheney pour provoquer une guerre avec l’Iran). Leur absence de réactions, d’appréciations publiques (ou, disons, semi-publiques) sur cet état de choses, etc., est un tribut à une lâcheté intellectuelle qui n’a aucun précédent. C’est une capitulation de l’esprit que l’Histoire n’oubliera pas. Là-dessus, entendre les éminences européennes nous parler de “la bonne gouvernance” de l’UE, du rôle global de l’Europe, du “modèle européen” et ainsi de suite ne peut susciter qu’un ébahissement pimenté d’un certain mépris. C’est chose faite et dite.
Lorsqu’on observe que l’Histoire n’oubliera pas ce comportement des Européens, on parle également de l’“histoire immédiate”. Les conséquences d’une crise US qui viendrait à éclater seraient extrêmement dramatiques pour les Européens eux-mêmes. Leur “gouverner c’est prévoir” est devenu “gouverner c’est après nous le déluge”. Ils dansent sur un volcan et, en plus, ils dansent mal et au rythme des leçons de morale qu’ils ne manquent pas d’adresser aux choses accessoires pour éviter l’essentiel.
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