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1553Si la situation n’y était tragique, la Syrie représenterait le plus grandiose opéra-bouffe de notre contre-civilisation, où notre bloc BAO tient le rôle principal de celui qui s’exclame d’enthousiasme à sa propre déculottée à venir, à l’image du public parisien s’esclaffant en 1866 au spectacle de La Grande Duchesse de Gerolstein, dont Jacques Bainville écrivait qu’il annonçait, dans son esprit, l’immense déculottée de 1870-1871. L’affaire des hélicoptères d’attaque russes “livrés” à la Syrie pour “tirer sur le peuple” dans des “massacres” d’ores et déjà annoncés, jugés et condamnés, en est une illustration étonnante et véritablement somptueuse. Au centre de la scène, Hillary Clinton, hallucinée, vitupérant, sans doute psychologiquement un peu perturbée d’avoir tenu l’un des principaux rôles dans le chef d’œuvre de la semaine qu’est Le serment de Tobrouk, où elle apparaît en bonne place.
(Le serment de Tobrouk, film-documentaire de BHL-Malraux, conçu, écrit, filmé, réalisé, mis en scène, interprété, commenté et applaudi par le même BHL, – 1.475 entrée pour 15 salles en France, dans la première semaine, «soit une moyenne de 98 entrées par écran [NDLR : soit une moyenne de 15 entrées/jour par salle, selon notre calculette approximative], ce qui, pour une première semaine, est un chiffre anormalement bas» [Libération, le 12 juin 2012].)
Donc, les hélicoptères…
• Le 12 juin 2012 (le Guardian), Hillary Clinton éructe : Moscou livre des hélicoptères d’attaque à la Syrie. Ses conseillers militaires fantômes s’y connaissent (on se rappelle les AH-64 Apache, fameux hélico d’attaque US, tirant au canon de 23mm sur une manifestation irakienne et tuant un nombre respectable de personnes [civils, certes, mais pas gentils puisqu’antiaméricanistes], un des premier document WikiLeak, la scène datant de 2006) ; pour eux, Hillary et son équipe, ces hélicoptères d’attaque sont spécialement conçus pour tirer uniquement sur les “civils-syriens-innocents-victimes-prémonitoires-de-Assad” (catégorie spéciale, répertoriée bloc BAO). Hillary suffoque, – des sels, vite… Puis elle tonne, selon le commentaire avisé du Guardian, qui nous informera plus loin que la chose est extrêmement sérieuse.
«The crisis in Syria has deepened as the US accused Russia of sending attack helicopters that could be used by President Bashar al-Assad to help crush the rebellion against his regime. On the day that a senior UN official declared Syria was in a state of civil war, Hillary Clinton, the US secretary of state, warned in Washington that the Russian aircraft would “escalate the conflict quite dramatically”. The US and other western countries have been trying desperately to get Moscow to put pressure on Assad amid a recent surge in violence. […]
»Clinton's statement about Russian helicopters was clearly no throwaway remark and was almost certainly based on intelligence, diplomats said.»
• Au sortir d’une réunion avec les Iraniens à Téhéran, Lavrov, à peine excédé (l’habitude), dément (le 13 juin 2012, sur Novosti). Puis, pris d’une pointe d’humour, il ajoute que le Pentagone vient d’annoncer, après Clinton, n’être pas au courant de la livraison de ces nouveaux hélicoptères… (Le Bloc BAO ferait bien de noter la dernière phrase de Lavrov. Lavrov ne manque pas de dire que la Russie a des contrats d’armements de défense sol-air avec la Syrie, et qu’il les remplit scrupuleusement… A bon entendeur, salut.)
«Nous ne livrons ni en Syrie ni ailleurs des armements qui pourraient être utilisés contre des manifestants pacifiques… […] Moscou ne fournit à Damas que ce qui peut servir à la Syrie si elle est victime d'une agression armée de l'extérieur»
• …Effectivement, pour ce qui concerne le Pentagone : le porte-parole du même Pentagone, le capitaine de corvette John Kirby, déclare n’être pas au courant de la livraison de nouveaux hélicoptères russes d’attaque à la Syrie, dans une déclaration qui n’est pas vraiment faite pour aider Clinton : «Je n'ai pas eu connaissance d'informations selon lesquelles la Russie fournirait des hélicoptères d'attaque à la Syrie. Tout ce que je peux dire est que nous sommes en consultations avec nos partenaires russes et les appelons à soutenir la pression économique internationale sur la Syrie. On doit continuer d'exercer cette pression. Mais je n'ai vu aucun communiqué disant quels hélicoptères exactement ont été fournis en Syrie…»
• Le Guardian n’a pas chômé : après la déclaration de Lavrov, il a ouvert ses colonnes à ses lecteurs, ou doit-on dire ses “lecteurs”, pour qu’ils votent, tout long de la journée du 13 juin 2012 : «US Secretary of State Clinton has accused Russia of supplying the Assad regime with attack helicopters, a claim flatly denied by Russia's foreign minister, Sergei Lavrov. Who do you believe?» Référendum terminé au bout de 13 heures de temps, avec 71,1% en faveur de Clinton et 28,9% en faveur de Lavrov. Voilà, ce don de double vue, qui nous rassure sur l’enthousiasme populaire pour cette sorte d’aventures. (Peut-être les “lecteurs” du Guardian qui votent sont-ils de texture différente que les spectateurs qui ne viennent pas assister à la projection du Serment du Flore, – non, pardon, du Serment de Tobrouk.)
• Entretemps, quelques spécialistes russes des questions d’exportation interviennent, sollicités par Novosti (le 14 juin 2012). Il s’agit simplement, pour eux, de constater l’évidence qu’il n’y a plus eu de livraison de nouveaux hélicoptères russes à la Syrie depuis vingt ans.
«“Les dernières livraisons d'hélicoptères russes à la Syrie datent du début des années 1990. Et il n'y a pas de données faisant état de nouveaux accords prévoyant des livraisons d'hélicoptères de combat à Damas. Il peut s'agir alors de la réparation ou de la modernisation d'appareils fournis auparavant”, a déclaré Andreï Frolov, rédacteur en chef de la revue russe Exportations d'armements. Mikhaïl Barabanov, rédacteur en chef du journal en ligne Moscow Defense Brief, a pour sa part indiqué qu’“il pourrait s'agir dans ce contexte du retour en Syrie de quelques hélicoptères syriens, des Mi-24 ou des Mi-17 rénovés en Russie”.»
• Ainsi, nous disait-on, – de mystérieux et fort informés “diplomates”, cela avec l’irréfutable garantie du Guardian, – que «Clinton's statement about Russian helicopters was clearly no throwaway remark and was almost certainly based on intelligence». Mais le département d’État n’a pas tenu très longtemps, et Lavrov l’emporte, d’ailleurs avec l’aide du Pentagone de Panetta. Le Guardian du 15 juin 2012 décrit le rétropédalage néanmoins agressif du département, cette fois de la porte-parole Noland, Hillary préférant modestement ne pas trop afficher la démonstration de sa vista diplomatique.
«The US state department has acknowledged that Russian helicopters it claimed had been sent recently to the Syrian regime were, in fact, refurbished ones already owned by Damascus. Secretary of state, Hillary Clinton, claimed on Tuesday that “the latest information we have that there are attack helicopters on the way from Russia to Syria”.
»The state department admitted details had been omitted from Clinton's speech in which she accused Russia of escalating the violent situation in Syria. But spokeswoman Victoria Nuland said: “Whether they are new or they are refurbished, the concern remains that they will be used for the exact same purpose that the current helicopters in Syria are being used, and that is to kill civilians.
»“These are helicopters that have been out of the fight for some six months or longer. They are freshly refurbished. The question is simply what one expects them to be used for when one sees what the current fleet is doing. Every helicopter that is flying and working is attacking a new civilian location so the concern is when you add three more freshly refurbished helicopters to the fight, that is three more that can be used to kill civilians.”»
• Le Guardian ajoute que les accusations de Clinton avaient suscité, non seulement un démenti des Russes mais des accusations d’hypocrisie, notamment en référence aux livraisons d’équipements militaires US faites à Bahrain, de matériels divers dont on imagine bien entendu l’usage humanitaire qui en est fait. L’argument de Noland sur le fait que ces hélicoptères russo-syriens réparés sont tout de même des armes méchantes qui tuent les “civils-syriens-innocents-victimes-prémonitoires-de-Assad” vaut un zeste d'attention. On reste un petit peu interdit devant l’étrange évolution dialectique et sophistique accompagnant pour la couronner cette succession d’erreurs et de maladresses considérables… D’autre part, il ne fait aucun doute que cette aventure de communication, par sa rapidité, par sa netteté, se présente comme l’archétype de la “politique” de communication suivie par le bloc BAO, complètement dominée par l’affectivité, avec la raison comme “idiote utile”, mais de plus en plus idiote parce que bien plus mal documentée et ignare sur les sujets qu’elle traite, et de moins en moins utile, parce que de plus en plus remarquablement mal informée, ou de plus en plus remarquablement auto-désinformée ou auto-mésinformée.
L’aspect remarquable est la rapidité de la réaction du Pentagone, contrant immédiatement la secrétaire d’État sans prendre le moindre gant, par la voix habituelle du porte-parole de service, dans une manœuvre de type “je m’en lave les mains” qui montre bien la complète fragmentation des pouvoirs dans les directions politiques du bloc BAO, chacun restant sur ses compétences ou sur ses élans, chacun protégeant ses acquis ou sa prépondérance politique et bureaucratique. Le département d’État, – en fait, Hillary et un petit groupe de conseillers et conseillères proches d’elle et aussi idéologiquement engagés qu’elle, – a agi sans aucune consultation sérieuse (certainement pas le Pentagone, notamment la DIA, ni la CIA, etc.), sans consultation préalable des Russes, sans même, semble-t-il, consultation sérieuse de la Maison-Blanche, se jetant sur une de ces “sources“ qui abondent dans le conflit de communication (comme la “source unique” initiale, le SOHR, dont nous avons déjà parlé). La seule référence “qualitative” imposée pour ces “sources” est qu’elles soient hostiles à Assad et fournissent des éléments directs ou indirects de description évidemment irréfutable d'actions contre les civils, passées ou (sûrement) à venir. Ces pratiques sont partout similaires chez les acteurs principaux du bloc BAO de la crise. Des sources européennes signalent que les échelons juste en-dessous de Lady Ashton font supprimer systématiquement et sans la moindre discussion possible toute nuance de doute ou d’interrogation des services concernés de la bureaucratie européenne impliquée dans la crise syrienne à propos de la validité de cette sorte de “sources”, y compris dans des rapports d’information déjà bouclés.
Le processus a déjà souvent été rencontré, voire détaillé, mais il atteint des extrêmes qu’on jugeait impensables, et une vitesse stupéfiante nous renvoyant à la contraction et à l’accélération du temps historique devenu métahistorique. La légèreté avec laquelle certaines informations sont acceptées, diffusées, exploitées, grossies, étonnent même les plus chenues et sarcastiques des chroniqueurs. On savait les serviteurs du Système très fortement handicapés par divers pathologies, essentiellement psychologiques, mais ils commencent à nous inquiéter pour le Système lui-même… Mais après tout, tout cela va dans le sens des choses (surpuissance-autodestruction), sauf qu’on en arrive au stade où c’est la dynamique d’autodestruction qui profite désormais de toute l’énergie de la dynamique de surpuissante, directement et sans vergogne…
Et puis, pour terminer, ou bien en annexe éclairant ce qui précède, on pourrait citer un de ces moujiks venus des terres extérieures et barbares, sans passé de civilisation, sans véritable humanité n’est-ce pas puisqu’hors du bloc BAO, point de salut… Il s’agit d’Alexei Pouchkov, député et président de la commission des affaires extérieures de la Douma, ce non-Parlement de ce pays non-démocratique et ainsi de suite. Il était à Londres et il n’avait pas l’air d’humeur à mâchouiller ses mots (Reuters, le 14 juin 2012).
«The West is using Russia's opposition to tougher action against Syrian President Bashar al-Assad as a pretext not to come up with its own solution to the crisis there, the head of the Russian parliament's foreign affairs committee said on Thursday. […] Alexei Pushkov said Western calls for the Syrian president to step aside were “irresponsible”.
»“The West does not have any policy at all towards Syria. You are lucky to have Russia, because by blaming Russia you have the possibility to say that somebody is preventing you from solving this crisis,” Pushkov, chairman of the State Duma Committee on Foreign Affairs, told reporters at a news conference London. “What I hear from the West is absolutely irresponsible. Look at what Hillary Clinton says. She says Assad must go. What, is this a policy? What happens next?”»
Mis en ligne le 15 juin 2012 à 17H56
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