Moubarak et la perplexité embarrassée des serviteurs du Système

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Sans doute n’y a-t-il pas plus significatif de l’impuissance et de la confusion du Système face aux événements d’Egypte que la scène washingtonienne. Elle est largement caractérisée, – une fois n'est pas coutume, – par le “bipartisanship”, c’est-à-dire l’accord des deux partis, et même l’accord au-delà, entre toutes les couches des “élites” occidentales. Cet accord est, par exemple, caractérisé par cette remarque d’un expert français qui trouve “intelligent” de la part du président Obama de demander “des réformes” pour le peuple égyptien tout en ménageant le président Moubarak, – sinon en le chargeant implicitement de ces “réformes”. (De AFP, via RAW Story, le 30 janvier 2011 : «Denis Bauchard of the French International Relations Institute (IFRI) said US President “Barack Obama has taken the lead, calling for political reform, without sparing Mubarak, and that's quite smart”.») Entretemps, Hillary Clinton a laissé entendre que ce serait encore mieux si le vieux Moubarak, décidément fort âgé, ne se représentait pas à la présidence, en septembre prochain…

Un texte de Politico.com du 30 janvier 2011, expliquant les positions à l’intérieur du parti républicain US, – où la confusion est sans doute la plus exemplaire du jugement général américaniste-occidentaliste, – nous donne un détail intéressant de l ‘analyse développée par nos “élites”.

«…Some [Republicans] are pushing for more aggressive backing of protesters, calling for new elections in Egypt and questioning the $1.4 billion in annual aid to President Hosni Mubarak’s regime. Yet some Republicans worry that a radical regime might replace Mubarak’s if his government falls… […] “We’re still trying to get our hands around this,” said a top aide to a Senate Republican leader. “We’re not sure what to say yet.”» […]

»[House Speaker, Republican] Boehner, in an interview, backed the White House’s position on dealing with the widespread demonstrations in Egypt, although he also supported a GOP colleague’s assessment that keeping Mubarak in power while instituting democratic reforms is the best path for the United States at this time. “The administration, our administration, so far has handled this tense situation pretty well,” Boehner said. “Clearly, reforms need to occur in Egypt.” While Boehner was not asked directly about whether he would support Mubarak’s replacement, an aide said he would have repeated the White House line — now is not the time for American officials to be calling for a new leader.

»Boehner, however, also said he agrees with a statement from Rep. Thad McCotter, a Michigan Republican with a large Arab-American constituency in his district. McCotter’s view is that the best option for the United States is to have Mubarak stay in office while instituting political and economic reforms. McCotter believes this would prevent the Muslim Brotherhood or other extremist elements inside Egypt from grabbing power. “Mr. McCotter said it exactly right,” Boehner said. “What we don’t want is radical ideology to take control of a very large and important country in the Middle East.”

»That view is in conflict with House Foreign Affairs Committee Chairwoman Ileana Ros-Lehtinen (R-Fla.), who on Saturday called for elections. “Mr. Mubarak should listen to the demands of the Egyptian people for freedom and immediately schedule legitimate, democratic, internationally recognized elections,” Ros-Lehtinen said…»

D’une façon générale, la situation se résume donc, pour les actions à entreprendre, au soutien enthousiasme mais prudent à des réformes nécessaires, qui sont exigées d’ailleurs depuis des décennies nous affirme-t-on, charge à Moubarak de les appliquer s’il est encore capable de le faire, – avec son expérience de dictateur, cela doit pouvoir s'arranger, – charge à son successeur de le faire si Moubarak est trop vieux, étant admis que ce successeur devra suivre la politique générale du même Moubarak (avec “les réformes” en plus). Tout et le contraire de tout, enveloppés de tout et de son contraire... Là-dessus se greffent certaines dissonances intéressantes, dont on a un aperçu avec la prise de position de Ros-Lehtinen, extrémiste anti-cubaine, fidèle soutien de la Géorgie antirusse de Saakachvili, très proche des neocons. Ros-Lehtinen est pour la démocratisation à outrance, si nécessaire dit-elle en privé, au prix du départ de Moubarak.

La position de Ros-Lehtinen reflète celle des plus dogmatiques parmi les neocons, notamment des républicains “bushistes” de l’aile droite du parti. C’est ce qu’observe Sam Stein, de Huffington.post (le 30 janvier 2011) :

«On one side of the party is the George W. Bush wing, which has viewed the protests as a product of democratic seeds planted in the Middle East during the last administration. “Now is the time to say that the peoples of the Middle East are not ‘beyond the reach of liberty' and that we will assist any peaceful effort to achieve it -- and oppose and condemn efforts to suppress it,” Elliott Abrams, deputy national security adviser in the George W. Bush administration, wrote in Sunday's Washington Post.»

Une position assez similaire est soutenue par William Kristoll, dans le Weekly Standard, le 30 janvier 2011. Kristoll applaudit à une déclaration de Hillary Clinton qu’il interprète comme un lâchage de Moubarak, et recommande effectivement qu’on soutienne une évolution dite “post-Moubarak” : «It’s clear such a government will be a post-Mubarak government. Indeed, it will be a post military-rule government (which isn’t to say the military wouldn’t have to play a key transitional role and wouldn’t continue as an important force after). It’s good that Secretary Clinton sees this, and that we have a role to play in making it happen.»

Ce qui est aussitôt intéressant, c’est de comparer ces positions de neocons ultra-amis d’Israël et du Likoud, avec la position du susdit Likoud. Les Israéliens, avec leur Premier ministre Netanyahou, l’homme du Likoud par excellence, et l’homme des neocons par conséquent, freinent des quatre fers pour tenter d’empêcher la chute de Moubarak. C’est ce que signale Haaretz, dont l’agence Novosti fait une rapide recension ce 31 janvier 2011.

«Israël appelle les pays d'Europe et les Etats-Unis à soutenir le président Hosni Moubarak dont la démission est réclamée par les milliers de personnes qui manifestent depuis le 26 janvier dans de nombreuses villes égyptiennes, a annoncé lundi le quotidien Haaretz.

»Dans leurs messages confidentiels envoyés le week-end dernier, les autorités israéliennes ont essayé de persuader leurs partenaires étrangers que “la stabilité du régime égyptien répondait aux intérêts de l'Occident” et que l’Occident devait atténuer ses critiques contre M. Moubarak, affirme le journal. “Les Américains et les Européens s'efforcent de complaire à l'opinion publique et oublient leurs véritables intérêts. Même s'ils ont vraiment quelque chose à reprocher à Moubarak, ils doivent néanmoins montrer à leurs amis dans la région que ces derniers ne seront pas abandonnés”, indique le Haaretz, citant un haut fonctionnaire israélien qui a requis l'anonymat.»

Cet antagonisme radical de perception et d’orientation entre les neocons et leurs frères les plus intimes du Likoud n’est ni une manœuvre ni un manque de coordination, mais l’achèvement de la confrontation de la narrative qui a soutenu la “politique de l’idéologie et de l’instinct” et la réalité de la situation stratégique. Toute la politique extérieure US (et occidentaliste par conséquent), depuis l’origine, mais avec une violence extraordinaire depuis 9/11, est basée sur la fiction de la “démocratisation”. En “temps normal”, c’est-à-dire lorsqu’existait encore une certaine habileté, cet habillage idéologique pouvait faire illusion et subsister d’une façon acceptable (ce fut le cas avec certains pays européens, comme l’Italie et l’Allemagne, dont la “démocratisation” fut réalisée sous l’égide des USA, avec les garanties de contrôle des USA sur les matières essentielles). Au temps des conquêtes déstructurantes, cela n’est plus possible. La “démocratisation” forcée et contrôlée par le Grand Inspirateur washingtonien conduit à la destruction et à l’échec (Irak et Afghanistan). Pourtant, la narrative subsiste pour maintenir en vie la “politique de l’idéologie et de l’instinct” qui est la raison d’être de l’establishment interventionniste washingtonien, neocons en tête. Avec la Tunisie et l’Egypte, dont les remous extraordinairement rapides et déstabilisants constituent une prise à revers par un courant historique très puissant de la politique américaniste-occidentaliste, cette politique est également prise au piège de sa narrative. La puissance de la colère populaire ne laisse d’autre choix que d’aller vers le sacrifice du vieux dictateur Moubarak à la narrative qui justifie cette politique. Mais les Israéliens, qui sont sur le terrain, qui vivent dans la hantise de leur sécurité et qui n’ont de meilleurs alliés de circonstance que les dictatures pourries et corrompues des pays arabes alliés de l’Ouest, se trouvent devant la perspective d’une incertitude absolument dramatique. (Qui remplacera Moubarak ? Un antisioniste ? Même un El Baradei, favori de nombre d’alliés d’Israël pour remplacer Moubarak, s’est montré bien conciliant avec l’Iran, lorsqu’il était à la tête de l’AIEA…) Eux aussi, les Israéliens, qui étaient tournés offensivement vers l’Iran, se trouvent pris à revers, et leurs nécessités obsessionnelles leur commandent de sacrifier une narrative dont ils n’ont que faire au soutien à tout prix des vieux dictateurs pourris et corrompus. Ainsi se trouvent-ils en opposition avec leurs plus fidèles amis et soutiens.

Cette contradiction touche peu ou prou toutes les politiques du bloc américaniste-occidentaliste, même si d'une façon moins significative ou moins spectaculaire. C’est une contradiction fondamentale, qui affecte tout le Système, parce que la politique générale du Système (du bloc) est bâtie sur l’immense hypocrisie de cette narrative qui en constitue la “feuille de route” impérative, – ou, disons, la feuille de vigne. Avec la Tunisie, l’Egypte, et peut-être la suite, notre système de domination vermoulue se défait sur nos arrières, comme la peau usée d’un vieux chagrin… Nous n’avons pas fini d’en rire pour ne pas en pleurer.


Mis en ligne le 31 janvier 2011 à 17H42

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