Murmures britanniques

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Murmures britanniques


23 février 2003 — Nous revenons sur deux textes que nous avons signalés jeudi 20 février dans notre rubrique Nos choix, pour en donner aujourd’hui une interprétation qui serait : ce que les Britanniques nous chuchotent secrètement. Il faut “écouter” autant que lire ces deux textes, avec à l’esprit de tenter de les comprendre à partir d’une appréciation psychologique et d’une appréciation historique ; ils sont à la fois pathétiques et profonds ; ils nous disent les tourments du Royaume-Uni et, peut-être, la sensation de cette nation d’être prise au piège, de trahir son âme, et, certainement, la façon dont elle aimerait en sortir. Ces deux textes sont les suivants :

• Dans son article du 20 février du Guardian, Timothy Garton Ash propose, en forme d’allégorie, un rendez-vous à Zermat (« The road to Zermat »), entre Blair, Chirac et Schröder. Le but est que ces trois hommes, qui tiennent l’Europe à eux trois et qui sont responsables collectivement des échecs de l’Europe, s’entendent enfin sur la question européenne («  Europe has failed over Iraq. To change this, we need three men up a mountain »).

• Le même jour, Donald McIntyre publie un article dans the Independent, où il nous dit quelque chose qui complète bien la pensée de Garton Ash en la précisant sur les acteurs principaux, et qui s’énonce avec le titre et le sous-titre : «  Despite appearances to the contrary, Mr Blair is still in the European game — When Iraq is resolved, Britain will need to repair its relations with France. A struggle for dominance will damage both. »

D’abord, ceci : aucun des deux hommes n’exprime ceci de façon précise mais nous savons que ces deux articles et la tendance générale, très forte aujourd’hui à Londres, qu’ils expriment, sont appuyés sur une réalité que tout fonctionnaire français en liaison avec les Britanniques distingue d’une manière presque palpable : les Britanniques en ont assez de supporter l’inconsistance américaine, la grossièreté américaine, l’absence d’objectif des Américains, l’inconscience et le cloisonnement bureaucratique des Américains, l’arrogance, le sans-gêne, le mépris, etc. Ce que nous disent ces deux articles, off the record si l’on veut et en termes crus, c’est bien : nous sommes les meilleurs alliés des Américains, c’est (paraît-il) notre destin, — mais, by jove, qu’est-ce que nous en avons marre.

Tous deux nous proposent des arrangements appuyés sur cette prémisse : puisqu’il faut faire cette satanée guerre contre l’Irak, puisque GW le veut, qu’il en a besoin, eh bien nous la ferons ; mais il faut s’atteler à l’essentiel, qui est “notre” après-guerre, qui est le destin de l’Europe ... Car ce que nous disent ces deux textes, in fine, c’est bien que le destin de l’Europe est leur affaire (l’affaire des Britanniques) autant que celle de nous autres, continentaux.

Nous ne prétendons pas que Garton-Ash et McIntyre représentent une opinion majoritaire ou quelque chose de cette sorte. Nous laissons ici les opinions et observons plutôt les tendances psychologiques devant ce spectacle si peu britannique par la polarisation et l’extrémisme qu’ils nous montrent : un Premier Ministre britannique totalement phagocyté par son aventure irakienne, devenu, quelles que soient ses intentions, rien d’autre qu’un satellite d’une administration US totalement radicalisée elle-même, jusqu’à l’ébahissement de l’esprit, dans les tendances les plus américanistes possibles ; une ambition européenne de UK ainsi complètement paralysée, que ce soit avec les projets d’entrée dans l’euro, ou plus simplement, avec la marginalisation britannique par rapport aux acteurs européens qui comptent (Allemagne, France surtout) ; une population, jusque dans cette middle class si nécessaire à tout parti politique et si représentative de l'“âme britannique”, profondément hostile à l’aventure américaine.

D’où les propositions de nos deux compères, en forme d’hypothèse, voire de supplique, où le raisonnement politique est nettement soutenu par une espérance fiévreuse.


Garton Ash ... « Here's how it should start. Zermatt at this time of year is a delightful place: high, hard to reach, very cold and mind-clearing. I'm told the snow is excellent at the moment. Up that mountain, for a long weekend, Gerhard, Tony and Jacques should climb. With only their closest advisers, and the requisite interpreters - no press, no communiqués - they should sit down together and ask: how are we going to agree? What can we reasonably expect of Bush? How can we reconcile the two souls that contend in Europe's Faustian breast: the Atlantic and the Gaullist? How can we, together, bridge the widening transatlantic gulf? Others in Europe - Spaniards, Italians, EU supremos - might feel offended at not being invited, but this would be just a private family gathering, with a little political après-ski. »

(...)

McIntyre ... « (...) It's all too tempting to dismiss France as Europe begins to take on a new shape. This would be a grave error. Whether or not Harold Macmillan foundered on the rock of the French veto on Common Market entry in 1963 because he had just thrown in his lot with President Kennedy over the development of Polaris, may never be known. But the parallel is not a wholly empty one. France could, for example, make British euro entry very difficult if it chose to impose an unacceptable exchange rate.

» More widely however, when the row over Iraq is resolved, Britain will need to repair its relations with France. A long struggle for dominance of the new Europe between the two countries will damage both. They need each other. Both countries will no doubt to have to make concessions, including perhaps, a modification of the UK's Atlanticism on issues from Kyoto to the Middle East peace process, from European defence to trade agreements, where it is in reality closer to the EU. Mr Blair's project has become a good deal more complicated. But with these important provisos, he is still in the European game. »


On observera à quelles concessions extrêmes, y compris pour un Britannique modéré et plutôt pro-européen, la situation pousse les deux hommes  : à reconnaître comme fait Garton-Ash, que l’Europe est partagée entre un “courant atlantiste” et un “courant gaulliste”. Le premier n'a rien d'original, — il y a toujours eu, depuis 50 ans, un courant atlantiste en Europe, et c’était même un fleuve, une marée ; le second est une affirmation complètement novatrice, puisqu’elle dit implicitement que le courant gaulliste est désormais un phénomène européen, c’est-à-dire qu’il est sorti de la France où on le cantonnait jusqu’alors, comme on fait des pestiférés. Grande nouvelle, sans aucun doute ; les Britanniques orthodoxes ont toujours repoussé cette idée du gaullisme comme alternative européenne concevable, ils l’ont repoussée comme la peste puisqu’il s’agissait de contenir le gaullisme dans la seule France ainsi singularisée et pestiférée, et cela sur les consignes des maîtres washingtoniens.

Quant à McIntyre, la prudence, voire la douceur de son propos, cachent mal l’énormité de sa proposition. Reconnaître qu’il faut que chacun des deux partis (France et UK) fasse des concessions pour se rapprocher, que cela doit être pour UK « a modification of the UK's Atlanticism », et que cela peut aller « from Kyoto to the Middle East peace process, from European defence to trade agreements », — eh bien, c’est révolutionnaire ; car s’il y a répudiation de l’atlantisme UK sur ces matières, que reste-t-il de l’atlantisme UK ? On voit combien les deux textes se complètent pour nous dire, sans le dire surtout : eh bien, nous, Britanniques, nous comprenons bien que l’Europe est en train de se transformer, notamment sous la poussée du radicalisme US, et que nous devons, si nous voulons en être, nous éloigner de notre option américaine.

Maintenant, notre appréciation à la lumière de cette interprétation de ces deux démarches similaires. Nous pensons que les Britanniques vivent un calvaire politique à suivre une “ligne washingtonienne” si incohérente et radicale, dont ils mesurent à chaque instant l’absence de logique, l’absence de mesure, l’absence de perspective, l’absence d’intérêt pour le reste du monde (y compris eux-mêmes). Nous pensons que le Royaume-Uni sortira épuisé de ce conflit, non pas militairement, mais psychologiquement, à force de s’être maintenu dans le mensonge comme d’autres se maintiennent dans le droit chemin, pour pouvoir subsister ; mensonge pour complaire à GW, pour accepter les insultes de Rumsfeld, pour avaler les couleuvres du Pentagone, pour faire bonne figure malgré qu’il ignore tout de la stratégie d’une guerre où il engage le tiers de son armée et ainsi de suite. D’une façon générale, le Royaume-Uni en sortira épuisé parce que, pendant des mois, voire deux bonnes années pour ce qu’on en sait aujourd’hui, sa souveraineté et son indépendance auront été bafouées, foulées aux pieds, traitées comme des matières accessoires et périssables par des gens dont le comportement reflète la grossièreté du caractère.

Disons, pour terminer, que cette situation fait que le Royaume-Uni, aujourd’hui, entretient une surprise souvent douloureuse chez ceux parmi les non-Britanniques qui s’intéressent à son destin et jugent que cette nation a des vertus. Hier matin, le Guardian publie, heureuse idée, un texte regroupant des lettres de lecteurs de France, sous le titre de « Letters from the Old Europe ». Nous choisissons celle-ci, du Dr. Jouguelet, un homme qui a longuement séjourné au Royaume-Uni, un Français qui est un ami des Britanniques, assurément —


« The critical state of world peace pushes me, as a Frenchman, to warn the British people of the dramatic situation in to which your country has been led. Never has Britain been so far from its true nature. As a French Voltairian who has always turned his eyes across the Channel rather than across the Rhine, I am appalled by your government's behaviour.

» I returned to France after two years last August, leaving lots of friends in Britain. Both countries share many common values, bred through reciprocal invasions, immigration and intellectual life, underpinning our 1,000-year ''special relationship''. So as a friend, I urge the British people to react strongly against the small clique which is giving away your country's interests. Where is Britain's interest in a war against Iraq? You are going to become the enemy of the Arab world, which will decrease the security in your island. And do not believe that America is going to share the oil they will have conquered. Ask the Welsh steelworkers.

» To quote the Archbishop of Canterbury and Cardinal Murphy-O'Connor: ''War is always a deeply disturbing prospect: one that can never be contemplated without a sense of failure and regret that other means have not prevailed.'' Think about Arab civilians, bombed as in Coventry or in Dresden. Your prime minister does not represent your country anymore.

» Dr Eric Jouguelet, — Nancy, France »


S’il fallait retenir un mot de ce courrier d’un Français aux Britanniques, ce serait celui-là : « Never has Britain been so far from its true nature. »