My dear Dmitri…

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My dear Dmitri…

3 mars 2009 — Il semble qu’on commence à liquider, et que les choses ne traînent pas. La “lettre secrète” de Barack Obama à Dimitri Medvedev, sans doute remise en mains propres par le sous-secrétaire d’Etat William (pas Nicholas) Burns au président russe le mois dernier lors de la visite de Burns à Moscou, – cette “lettre secrète” ne l’est plus vraiment. On s’est élégamment prêté, à Washington, au jeu de la confirmation en cascade (sorte de “l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’homme”, de confirmation d’article en confirmation d’article, pour aboutir à l'un ou l'autre “officiel de la Maison-Blanche”, – qui confirme tel ou tel article…).

En gros, ce qui est déjà connu presque dans le détail se trouve rencontré. La longue suite de signaux très engageants de l’administration Obama à propos de la liquidation du BMDE (le système anti-missiles US en Europe) est ainsi confirmée.

• C’est d’abord Kommersant, un quotidien moscovite, qui sort l’affaire hier matin. L’agence Novosti faisait suivre, hier dans l’après-midi: «Washington has told Moscow that Russian help in resolving Iran's nuclear program would make its missile shield plans for Europe unnecessary, a Russian daily said on Monday, citing White House sources. U.S. President Barack Obama made the proposal on Iran in a letter to his Russian counterpart, Dmitry Medvedev, Kommersant said, referring to unidentified U.S. officials.»

Hier également, dans l’après-midi pour Moscou à cause du décalage horaire, le New York Times confirmait. Les choses sont plus détaillées, le langage est un peu différent, un peu “durci” par rapport à ce que dit Kommersant. Il s’agit de montrer que l’administration Obama ne fait pas une concession unilatérale, qu’elle obtient quelque chose…

«President Obama sent a secret letter to Russia’s president last month suggesting that he would back off deploying a new missile defense system in Eastern Europe if Moscow would help stop Iran from developing long-range weapons, American officials said Monday.

»The letter to President Dmitri A. Medvedev was hand-delivered in Moscow by top administration officials three weeks ago. It said the United States would not need to proceed with the interceptor system, which has been vehemently opposed by Russia since it was proposed by the Bush administration, if Iran halted any efforts to build nuclear warheads and ballistic missiles.

»The officials who described the contents of the message requested anonymity because it has not been made public. While they said it did not offer a direct quid pro quo, the letter was intended to give Moscow an incentive to join the United States in a common front against Iran. Russia’s military, diplomatic and commercial ties to Tehran give it some influence there, but it has often resisted Washington’s hard line against Iran. “It’s almost saying to them, put up or shut up,” said a senior administration official. “It’s not that the Russians get to say, ‘We’ll try and therefore you have to suspend.’ It says the threat has to go away.”»

• Après cet article du NYT, Reuters s’intéresse à la chose et publie, aujourd’hui, une courte dépêche donnant confirmation, via des déclarations d’“officiels de la Maison-Blanche”, de l’existence de cette lettre. La substance est largement confirmée, quoique non sans ambiguïté puisque Reuters rapporte que le NYT a annoncé que les USA stopperont le programme BMDE «…if Russia helps stop Iran from building nuclear weapons». (Le NYT écrit : «… if Moscow would help stop Iran from developing long-range weapons».)

Notons donc une certaine et réelle confusion dans les conditions demandées par Obama. S’agit-il d’“aider” les USA et les autres occidentaux à empêcher l’Iran d’avoir des armes nucléaires? …A empêcher l’Iran de développer des “systèmes à longue portée”? Comment fait-on pour faire disparaître une menace qui n’existe pas encore? («It’s not that the Russians get to say, “We’ll try and therefore you have to suspend.” It says the threat has to go away.») Comment faire disparaître une intention supposée, alors qu’on est sans doute en désaccord sur l’évaluation de cette intention?

Qui est sûr de quoi alors qu’en une heure, dimanche à Washington, le secrétaire à la défense Gates et le président du JCS, l’amiral Mullen, disent dans l’esprit à peu près le contraire l’un de l’autre, – mais dans une forme revenant après tout à parler de la bouteille à moitié vide et de la bouteille à moitié pleine? (Pour mémoire: «On CNN, Admiral Michael Mullen declared that Iran had enough nuclear fuel to make a bomb, adding that “Iran having nuclear weapons, I’ve believed for a long time, is a very very bad outcome – for the region and for the world.” Just an hour later on NBC, Defense Secretary Robert Gates was assuring people that Iran was “not close to a stockpile, they’re not close to a weapon at this point, and so there is some time.”»)

Par conséquent, nous laissons de côté l’aspect technique de la chose. Cette confusion répond à la confusion de l’affaire, qui porte sur un système qui n’est pas déployé et qui a jusqu’ici misérablement aligné des contre-performances dans ses essais, ou des bonnes performances grâce aux bidouillages du Pentagone; une affaire qui a été lancée contre une menace iranienne (des missiles intercontinentaux) dont nul ne sait rien et dont beaucoup sourient, et qui a provoqué la fureur des Russes comme si c’était contre eux; une affaire qui a vu la décision d’une contre-mesure russe (missile SS26 Iksander), bientôt abandonnée, cela étant présenté comme une mesure de bonne volonté des Russes alors que cette mesure portait sur un système non déployé, et ainsi de suite. Tout dans cette “crise” se passe dans le mode virtuel, d’ailleurs dans la logique de la décision initiale qui ne repose sur rien d’autre qu’une manigance des néo-conservateurs, main dans la main avec Lockheed Martin, constructeur du système, situation ou imbroglio bien à l’image des années Bush. Il ne faut pas s’étonner que les propositions d’entente pour résoudre la crise soient elles-mêmes marquées d’interférences virtualistes, lesquelles permettent de modifier sa posture à volonté, selon l’interlocuteur, – de l’accommodement souriant à la diplomatie musclée pour le même propos.

En attendant, on en parlera dans quelques jours, lors de la rencontre Clinton-Lavrov; puis, de façon plus précise, à Londres, le 2 avril, au cours d'une rencontre Medvedev-Obama, en marge du G20.

Au galop, BHO

Revenons à nos moutons, qui concernent beaucoup moins les interprétations techniques de telle ou telle exigence, de tel ou tel côté, dans une affaire qui n’a pour l’instant aucune réalisation accomplie dans la réalité, que la rapidité de l’intervention US pour officialiser une proposition d’entente avec les Russes sur un sujet archi-brûlant.

Le désir d’entente est très fort du côté US, tout comme il l’est du côté russe. Les uns et les autres voient désormais cette affaire du système anti-missiles BMDE comme une affaire du passé, dont il importe de se débarrasser au plus vite. Mais le changement est net surtout du côté US. La lettre ex-secrète d’Obama entérine et officialise le changement d’humeur à Washington, y compris, semble-t-il, un changement d’humeur dans les rangs de l’administration Obama, ou de l’équipe Obama par rapport aux humeurs de campagne électorale. Pour justifier cette dernière remarque, on cite notamment EUObserver, rapportant aujourd’hui qu’il n’était pas question, en octobre 2008 encore, dans le camp Obama, d’envisager un “marché” où la soi-disant “sécurité européenne” aurait été “sacrifiée” sur l’autel d’un rapprochement avec Moscou, à propos d’une affaire de quincaillerie iranienne: «Contrary to what the letter might indicate, Gregory B. Craig, one of Mr Obama's foreign policy advisors told EUobserver in October that there would never be a trade off over eastern Europe's security interests. “The notion that you choose to co-operate with Russia vis-a-vis Iran at the expense of central and eastern Europe, I just don't accept that. That's not viable and it won't happen that way,” Mr Craig said.»… Depuis octobre 2008, certes, les choses ont changé.

Signe supplémentaire que l’affaire est sérieuse, on observe qu’on ne fait pas de cadeau aux obligeants portefaix chapitrés par les neocons depuis dix ans et embarqués dans cette galère la fleur au fusil. Alors que Gates assurait, il y a deux semaines, les Tchèques et les Polonais de ses bons sentiment et les engageait à prendre patience avec confiance pendant que la réflexion allait son train à Washington, Medvedev et Poutine lisaient déjà la lettre d’Obama leur signalant que la réflexion à Washington était déjà arrivée en gare terminus.

Affaire sérieuse, par conséquent et sans aucun doute. La lettre d’Obama est le premier acte officiel et concret de déconstruction de la politique bushiste. En ce sens, son importance symbolique et politique est indéniable, bien que la proposition qui y est exposée ne constitue nullement une surprise en regard de tout ce qui a précédé. La “politique bushiste” belliciste et expansionniste ayant été surtout fondée et conduite par une dynamique systémique et bureaucratique renvoyant au complexe militaro-industriel, le courrier de BHO à Medvedev est donc une première attaque actée, officielle, contre le CMI. Quelque interprétation qu’on donne aux conditions accompagnant cet acte, il faut l’interpréter, cet acte, dans ce sens d’une attaque contre le CMI parce qu’il sera interprété comme cela, notamment au sein du CMI, et enfin parce que cette interprétation rencontre en vérité une réalité objective. On notera qu’il ne s’agit pas des quelques centaines de $millions en jeu pour l’instant pour le BMDE en Europe, mais des perspectives budgétaires du BMDE bien sûr et, surtout, du puissant aspect symbolique de cette affaire. Tout le monde sait que le cas stratégique est du domaine du bullshit, que le BMDE était une affaire du CMI, qui exprimait cette marque essentielle que la politique de sécurité nationale des USA était en majeure partie le résultat de la pression du CMI.

Pour notre part, notre interprétation est plus que jamais sempiternelle et manque d’originalité par rapport à ce que nous avons déjà écrit. L’explication centrale du comportement US (où le poids et la personnalité d’Obama jouent eux-mêmes un rôle central), c'est-à-dire l'explication fondamentale de ce qui pourrait s’avérer, dans le chef de l’administration Obama, une volte-face remarquable dans la politique de sécurité nationale (pour le cas du BMDE et pour d’autres) tient en deux mots, eux-mêmes sans originalité: la crise. L’ouragan qui secoue les USA change toutes les données, tous les facteurs, toutes les appréciations et rend possible ce qui était tenu jusqu’ici pour impensable (l’éventuel changement radical de la politique US de sécurité nationale).

On observera enfin, et cette affaire du BMDE y invite, qu’il importe plus que jamais de lier toutes les affaires, toutes les “crises”, entre elles. Cela vaut surtout pour l’extérieur et l’intérieur US et, notamment, pour ce cas du BMDE (extérieur US), pour le lien à établir avec la situation au Pentagone en crise très profonde (intérieur US). La “lettre” d’Obama officialise une attaque contre le CMI, on l’a dit, c’est-à-dire une attaque contre le Pentagone, contre la bureaucratie du Pentagone. D’une certaine façon, – non, d’une façon presque certaine désormais, c’est fort bien reclasser les priorités en symbolisant cette affaire comme la rencontre, paradoxale pour Obama dans tous les cas, avec les conceptions soudainement devenues radicales du Rumsfeld de 9/10 (10 septembre 2001), de l’immédiat pré-9/11 (la veille, évidemment).