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145219 janvier 2017 – Lisant ou relisant, je ne sais plus, Histoire égoïste (Folio, Paris 1973), c’est-à-dire les mémoires d’une forme assez particulière de Jacques Laurent, un des “hussards” des années 1950, je suis arrêté par cette remarque venu de sa toute prime enfance, immédiatement après la Grande Guerre. Elle m’a frappé de deux façons : d’abord, et je passe rapidement là-dessus car je compte y revenir, par le constat qui y est fait de la présence de chevaux encore assez nombreux dans les rues de Paris, ensuite parce qu’il y est question des trains et de “la peur des trains” qu’il y avait encore à cette époque, comme, plus tard et plus proche vers notre époque, il y eut une “peur des avions” pour les déplacements des masses laborieuses et vacancières.
« Le chemin de fer inspirait encore de la peur, écrit Laurent. On n’était pas si loin de la grande peur du XIXème que le guide Chaix combattait avec des arguments sublimes, non pas en essayant de rassurer le voyageur comme on aurait fait au XXème mais en jouant sur son goût du risque et sur son mépris de la mort. Ce vieux guide qui figurait dans les arrière-fonds de la bibliothèque de mon père proclamait : “C’est une grande erreur de chercher un préservatif contre la crainte de la mort dans l ‘éloignement de l’idée d’une catastrophe dont rien ne peut nous préserver. C’est un préjugé de croire que l’on souffre beaucoup en mourant. Les convulsions, les angoisses, les gémissements de quelques personnes mourantes ne doivent pas nous en imposer. Ces signes, ces accidents ne font souffrir que e spectateur et non le mourant, qui ne ressent rien. Pensons souvent à ceux qui nous ont précédés, à ces êtres si chers à notre cœur qui semblent nous inviter à aller les rejoindre dans des régions que la faiblesse de notre vue ne nous permet pas d’apercevoir. Si vous êtes profondément pénétrés de ces préceptes sages, moraux et vrais, vous pouvez entrer dans un wagon sans éprouver la crainte d’une de ces rares catastrophes dont les chemins de fer ont été le théâtre. »
Lisant ce passage, j’ai été saisi par ce qu’il dit de la complète inversion civilisationnelle à laquelle nous sommes soumis ; la chose est d’autant plus significative qu’elle est anodine, qu’elle fait partie de la vie quotidienne, de la pensée courante et du sens commun, ceux que veulent toucher les rédacteurs du Chaix. Tout, absolument tout est inversé par rapport à ce qui nous dit aujourd’hui de toutes les sortes d’activité sociales, sociétales, etc., de ce qu’il est coutume de désigner comme “la société civile”. Le voyage est présenté comme un risque qui vaut d’être couru, et les catastrophes comme des calamités dont le monde est coutumier. Aucune garantie n’est présentée au nom du progrès, sinon le constat de la rareté des catastrophes de chemin de fer puisqu’on vous invite à monter dans un wagon “sans crainte” non parce que vous n’avez rien à craindre mais parce que vous avez des “préceptes sages, moraux et vrais” (concernant la mort) et nullement parce que le progrès vous garantit la vie sauve. Enfin et surtout, l’essentiel du message qui concerne la mort, dont la crainte est présentée comme un préjugé, jusqu’à représenter que celui qui assiste à l’agonie du mourant souffre bien plus que le mourant : là aussi, on s’abstient de toute référence au progrès, c’est-à-dire à la modernité étendue à la postmodernité où l’on n’est plus très loin de vous garantir l’immortalité.
Bien, l’on débattra de ce qui est désigné comme “préceptes sages, moraux et vrais”, sur ce qu’il paraît y avoir comme aspects de bourgeoisie sinon de relents de christianisme dans ce texte (pour ceux qui dénoncent, souvent avec arguments, la mainmise de la bourgeoisie et de la religion sur ces temps anciens), etc. ; bref, l’on pourra débattre sur les détails de l’argument, mais l’on devra concéder que le sens fondamental de l’argument, lui, est absolument l’inverse de ce qu’il est aujourd’hui. Aucune trace de narrative publicitaire, ou mensonge climatisé sur la vertu du “produit”, rien de cet humanitarisme étouffant dans ce qui est là aussi un impitoyable déterminisme-narrativiste pire que darwinien, faisant la promotion du bonheur et de l’invincibilité de chacun à condition que tous souscrivent aux normes, voies et moyens imposées par la postmodernité, et remplissent le formulaire selon l’ordre requis. Le goût du risque non répertorié dans les normes du Système, le risque de l’inconnu non contrôlé par la vigilance du Système, l’héroïsme sont des choses absolument détestables et haïssables aujourd’hui, de véritables vices alors qu’elles restent fortement présentes en arrière-plan dans ce texte sans conséquence, comme un constituant général de l’état de l’esprit de l’époque.
On doit observer que l’époque où ce texte est écrit (sans doute la fin du XIXème, selon les indications approximatives de Laurent) est pourtant celle du triomphe du progrès mécanique, de ce qui est nommé le système du technologisme : le chemin de fer justement, bientôt l’automobile, l’aéroplane ou plus-lourd-que-l’air, etc. Mais le fond de l’esprit reste encore d’un autre temps, même si les grands esprits du XIXème, de Stendhal à Baudelaire, ont déjà deviné et appréhendé les effets moraux et psychologiques de ce qui a déjà transformé la vie des gens. Justement, ces “effets moraux et psychologiques” ne sont pas encore assurés et le fond de l’esprit est encore de l’ancien temps tandis que la mécanique (le technologisme) est déjà du nouveau.
Qu’est-ce qui fait la différence ? Qu’est-ce qui fait que, soudain, le fond de l’esprit devient nouveau (moderne, puis postmoderne), alors que la machine est déjà à l’œuvre depuis beau temps ? Alors que la machine ne cache pas ses ambitions, illustrées par une littérature abondante, de type-Jules Verne, avec hypothèse audacieuses, promesses de progrès sans fin de la puissance technologique, etc. ? Car malgré cette littérature du technologisme qui date de la deuxième moitié du XIXème, le “fond de l’esprit” reste de l’ancien temps et certains pourraient croire qu’il pourrait subsister malgré le progrès, ou avec le progrès en s’en arrangeant...
Ce qui fait la différence, c’est le système de la communication ; encore une fois, mon insistance sur l’expression “de la communication”, parce que “communication” est dans ce cas quelque chose qui est complètement différent, qui est “spécial”, qui est unique parce que spécifique au temps de la modernité-puis-postmodernité. C’est quelque chose, non plus du domaine de l’information (la communication de l’information), mais qui est créateur, et qui touche absolument la psychologie puis modifie “le fond de l’esprit”. Cela est composé de moyens technologiques nouveaux, complètement au service de ce système, – l’image qui reproduit la réalité (photographie), l’image qui bouge (le cinéma, les actualités), la parole qui vole (radio). C’est essentiellement, principalement sinon absolument le système de la communication qui va changer la psychologie et tout ce qui s’ensuit, jusqu’à imposer un nouveau “fond de l’esprit”, un peu comme on rénove fondamentalement une maison en posant une moquette neuve, de texture et de couleur complètement différente du parquet en bois qu’elle recouvre. La première vague à pleine puissance de la manœuvre est bien connue, bien identifiée, tout cela se passe à ciel ouvert : les Roaring Twenties aux USA, qui ne trompent personne, signe que l’on comprend que la civilisation est en cause puisque la première vague d’antiaméricanisme conceptuel, attaquant le fondement même du mouvement et de l’inspiration américaniste, caractérise ces mêmes années 1920 (“Années Folles” en Europe et en France, – “Roaring” [rugissantes] contre “Folles”, – différence de l’état de l’esprit pour ce qui est de la perception...)
On rejoint alors pour expliquer à la fois l’indispensabilité du système de la communication, son statut de sine qua non de la modernité, à laquelle le technologisme seul ne suffit pas, notamment La Grâce, Tome-I, dans sa Quatrième Partie sur le “Pont de la Communication” :
• D’abord pour ce qui concerne les instruments technologiques permettant le développement de la communication et sa transmutation en système de la communication capable d’englober et de changer le fond des esprits par la psychologie : « Les images et les paroles qui vont fournir le contenu des “communications” bénéficient effectivement dans cette période historique, surtout des années 1920, de l’apparition de diverses technologies qu’on qualifierait de véhiculaires, par considération pour le rôle qu’elles jouèrent dans l’expansion du phénomène, dans la création des “communications” dans la période. Il faut observer qu’il n’y a là aucun apport de substance intellectuelle, d’entendement supplémentaire, dans tous les cas dans la façon dont nous abordons le problème. C’est un apport de puissance, de bruits et de représentations sonores, bientôt imagées, qui créent un univers de mouvement sensoriel dont l’effet est à la fois d’une forme puissamment symbolique et un très puissant incitateur à la représentation personnelle du monde, selon pulsions et tendances psychologiques, pour chaque individu qui est plongé dans cet ensemble sensoriel. Ce processus et ceux qui le favorisent sont évidemment parcourus ou habités, comme par un frisson fondamental, de l’espérance que toutes ces réactions se feront dans un sens favorable au système qui en est le géniteur... »
• Ensuite, il y a l’explication centrale, ce en quoi la communication (ou “système de communication”, comme on aurait pu le nommer) s’est formée en “système de la communication” et quel phénomène fait qu’il devient ce qu’il est et produit les changements qu’on a vu. La réponse est essentiellement qu’il y a la perception quasi-spatiale grâce à l’arsenal technologique développé à l’époque d’une rupture complète entre l’émetteur et la chose qui est émise, ce qui conduit à la formation d’un monde complètement différent, détaché de toute référence, principe ou vérité-de-situation, et donc ouvre sans aucun contrôle ni aucune résistance possibles la possibilité d’accès aux influences les plus maléfiques. (Vous avez le même phénomène dans l’“art de la guerre” qui devient le “simulacre de la guerre” et la “guerre industrielle”, où l’obus et la bombe qui vous assaillent sans que vous sachiez d’où viennent ces choses terribles et où elles vont, sont également spatialement détachées de leurs producteurs, les canons et les avions, ceux qu’on ne voit plus, dès 14-18 pour les canons, déjà presque pour les avions.)
(La Grâce Tome-I, toujours, même partie)... « Le développement de la communication tel que nous l’avons épisodiquement observé, à partir de l’identification que nous en avons faite initialement dans notre récit, avec l’apparition de la transmission par ondes, de la retransmission par pellicule, de la phénoménologie informatique, etc., ce développement en lui-même, par sa dynamique je veux dire, a créé une catégorie nouvelle de ce domaine général de la communication. Auparavant, au travers de la parole dite directement, de l’image peinte, du livre écrit, de la musique interprétée, le phénomène de la communication était inéluctablement attaché à une amarre humaine, qu’on percevait et mesurait aussitôt d’une façon ou d’une autre ; il s’agissait d’un phénomène relatif à son créateur, à son interprète, voire à son lieu d’exposition ; il s’agissait d’un phénomène qui ne peut en aucun cas arguer d’une autonomie quelconque, sinon par la grâce, au sens élevé du terme, de son interprétation, de la richesse qu’on y met soi-même, sans jamais méconnaître l’origine amarrée de la transmutation. La communication moderniste, machiniste et mécaniste, change tout cela, – je parle pour le terme du processus de ce qui apparaît presque à la manière d’une génération spontanée acquérant une forme sophistique dont la tâche serait de tenter de re-légitimer le système de l’américanisme alors que s’effondre la référence par effet indirect contraire de l’Union Soviétique. Les systèmes et les technologies de la communication ont créé un détachement radical de la matière communiquée, fût-elle image ou texte qu’importe, fût-elle information triviale ou représentation tenant de l’art lui-même, du sujet activant cette communication ; parlant du point de vue de la nature de la chose, on peut parler d’une rupture achevée. A partir de cette rupture, les orientations et les techniques ont proliféré mais il ne s’agit que de différences de stades, d’étages, dès lors que nous sommes dans ce domaine d’une substance différente avec la séparation physique entre le sujet et l’objet. L’essentiel à ce point est de mesurer, en renvoyant pour bien en apprécier la différence à l’observation du “mouvement” que crée la communication dans les années 1920, combien ce “mouvement” devient une vie en soi, une vie autonome, éventuellement artificielle, remarque-t-on d’abord puis de moins en moins, – et qui le sait encore et qui s’en souvient même, de cette artificialité perçue d’une façon contraignante d’abord, puis de toutes les façons possibles, et elle-même de moins en moins suspecte de nous contraindre, à mesure que passe le temps et que se développe le progrès, à la vitesse de la communication ? La rupture est achevée, et oubliée en tant que rupture pour que nous n’en constations plus que les effets sans les identifier comme tels. Les images et les sons, qui sont également des informations de toutes sortes, sont appréhendés, au résultat de la chose, dans notre temps, comme des artefacts absolument autonomes, comme des choses vivantes en soi. Nous ne parlons certainement pas du jugement délibéré, mais, d’une façon bien différente, et bien plus permanente et impavide, de la perception de la psychologie. Le jugement délibéré identifie la communication pour ce qu’elle est mais d’une façon passive, sans en tirer aucune conclusion qui puisse susciter une mobilisation de la psychologie ; au contraire, cette psychologie, laissée à elle-même, développe une perception de plus en plus ouverte à l’interprétation autonomiste des artefacts de communication. Bientôt, nous n’y pensons plus, et tout se passe comme si, effectivement, la communication était devenue chose en soi, et sa transmission, réalité en elle-même, sans plus de nécessité d’une référence amarrée à un facteur humain qui nous permettrait de faire jouer notre libre arbitre et son esprit critique à ce propos. »
• Enfin, il y a l’issue inattendue, le retour de manivelle, ce que nous ne cessons de désigner dans cette boutique, l’“effet Janus” du système de la communication... Ce qui fait que j’écris ce que j’écris et le soumet à votre lecture, sans censure ni contrôle préalable ; ce “coup de fouet en retour” (“blowback” en langage-CIA, ce qui signifie : connerie faite par vous, dont les effets vous reviennent en pleine poire) commence à apparaître dans toute sa potentialité dans les années 1980 et début des années 1990 (La Grâce Tome-I, encore, même partie)... « A ce point de la thèse, il faut ajouter une précision essentielle, qui, une fois dite, va de soi et éclaire encore mieux le propos, qui est d’ailleurs suggérée déjà par l’observation que c’est la psychologie qui est touchée, non le jugement. Le phénomène de la communication que nous décrivons, dont la consigne de le saluer avec éclat chez nos clercs assermentés a toujours été de préciser avec une emphase jubilatoire qu’il permettait ainsi de “libérer” démocratiquement l’esprit du citoyen en l’informant mieux, en lui dispensant toute la connaissance du monde, ce phénomène n’informe en rien ni ne dispense la connaissance ; ceux qui ne sont pas informés par grossièreté de l’esprit ne le sont pas plus ; ceux qui sont incultes par fermeture de l’esprit le restent ; le flot de la communication ne change pas la forme du galet qu’il frotte sans cesse, il le polit et le confirme dans sa forme. Tout juste peut-on dire, mais ce n’est pas rien, que “le flot de la communication” entretient les illusions à propos de la libération démocratique de l’esprit du citoyen et nourrit la propagande des clercs assermentés.
» Mais on n’en peut rester là, parce que la communication, en touchant la psychologie, n’implique nullement d’imposer nécessairement une orientation du jugement. Pour compléter l’appréciation attristante que nous avons faite sur les esprits grossiers et fermés, et sur les clercs assermentés qui les alimentent, on atténue grandement la raideur pessimiste du propos en observant que la communication renforce, parfois décisivement, les esprits déjà faits et les esprits ouverts et indépendants, et qui savent en user, ou l’apprennent, en séparant le bon grain de l’ivraie qui pullule. Cela conduit à montrer le caractère ambivalent du phénomène de la communication qu’on décrit, et avec quelle force inattendue il a tout de même échappé à ses créateurs comme nous l’avons suggéré plus haut. Le phénomène de la communication introduit une conséquence d’une importance considérable, qui va devenir avec l’épisode historiquement daté dont nous parlons – entre les années 1980 de la fin de l’URSS et les années 1990 de la tentative de re-légitimation du système de l’américanisme, – un phénomène d’une importance historique considérable. Comme nous l’avons déjà observé avec intérêt, et en soulignant l’importance de la chose, et à partir d’une certaine ampleur considérable du flot de la communication comme on le vit déferler dans la période que nous considérons, la communication affecte et modifie radicalement la psychologie. Il s’agit d’abord de l’émotion, bien avant que la conscience et le jugement soient affectés, qui touche et transforme la psychologie. Il en résulte, non pas une connaissance et une culture différentes au premier chef, non pas un jugement imposé, mais d’abord une nouvelle capacité de perception du monde (et non pas une nouvelle perception imposée du monde). Plus encore, et considérant l’évolution que la communication avait imposée depuis les années 1920 sur un rythme beaucoup moins pressant que celui que nous subissons depuis les années 1980 et 1990, cette modification de la capacité de perception du monde, lorsqu’elle commence à se manifester dans le cours des années 1980 puis apparaît pleinement dans les années 1990, peut aussi bien se concevoir au contraire de ce qu’elle paraît dans le premier jugement négatif qu’on est fondé d’avoir, comme une libération pour les esprits et les jugements potentiellement puissants mais jusqu’alors contraints par la propagande ; la matière de la communication étant malléable, et à son propre bénéfice si l’on change sa perception du monde qui était jusqu’alors tenue à certaines rigidités contraintes, on peut effectivement en user pour soi-même comme d’une libération. Il y a là tous les ingrédients d’une communication, non pas imposée mais “vécue” par la psychologie, qui peut effectivement s’avérer comme un outil d’aliénation ou au contraire comme une entreprise de libération, selon ce qu’on en a inconsciemment. L’accélération du domaine de la communication dans les années 1990, au-delà de toutes les formes et le rythme prévisibles, rendit possible cette alternative. »