Négationniste ? Traître ? Leurs “Folies-Bouffes”...

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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 1991

Négationniste ? Traître ? Leurs “Folies-Bouffes”...

22 octobre 2015 – Je vais vous parler de deux personnages de cet épisode de nos “Folies-Bouffes”. Vous les connaissez, ils se nomment Benjamin Netanyahou et Jimmy Carter. Cette époque est celle des “Folies” apparemment incompréhensibles, se succédant à un rythme endiablé, comme on en eut un exemple dans les deux-trois jours qui viennent de s’écouler et qui font le sujet de cette page du Journal dde.crisis. Il importe de noter bien que  j’emploie le mot “Folie” dans le sens de la dérision (pas “Folies-Bergère”, mais quoi, tout de même de ce domaine quasiment de l’entertainment), et “Folies-Bouffes” pour appuyer sur ce sens. Pourtant, j’insiste là-dessus, ce terme qui paraîtrait moqueur et léger par les références qu’il suggère, ne l’est pas du tout sous ma plume ; je l’emploie plutôt sur un ton attristé, résigné, comme on fait le constat d’une situation plus consternante et décourageante que ridicule et dérisoire, ou plus précisément “plus consternante et décourageante” parce que ridicule et dérisoire.

Précisément et dans un autre sens, je voudrais, avec ce mot de “Folies” dans le sens où je l’emploi, proposer le sens de l’étrangeté, de la futilité de la pensée égarée, de l’absence de rationalité, de l’inversion des tendances essentielles de la vie publique, mais aussi la suggestion des aspects tragiques avec des nuances de tragi-comédies ou de tragédie-bouffes, mais également enfin avec la force de ce tragique bien réel dans la mesure des conditions et des conséquences que suggèrent les deux évènements. Notre époque est à la fois extraordinairement ridicule et terriblement tragique, et ce contraste ne cesse de prendre notre jugement à contrepied. On ne peut donc pas se contenter d’en ricaner avec mépris et dérision ou de s’en effrayer avec terreur et horreur, mais les deux à la fois, et presque dans un même élan du sentiment. Ce n’est pas chose aisée.

• De Netanyahou, on sait tout sur sa affirmation d’il y a deux jours, aussitôt jugée en général monstrueuse. Ce n’est pas vraiment tout à fait du négationnisme mais pas loin et si proche, malgré ses dénégations dites après son discours-que-chacun-sait (« Je ne dis pas qu’Hitler doit être lavé de toute responsabilité, mais simplement que le père de la nation palestinienne [le grand mufti de Jérusalem Haj Amin al-Husseini] voulait détruire les Juifs »). Curieusement, “Bibi” avait dit un peu la même chose en 2012 (Husseini comme « l’un des principaux architectes de la solution finale ») et nul n’avait relevé le propos, ce qui doit conduire à s’interroger sur nombre de choses ; cette fois, par contre, quel tintamarre... Les Allemands sont furieux parce que pour eux, il ne peut y avoir qu’un seul et unique coupable, et il est leur, il est Allemand, et c’est bien lui et pas un autre. (Vue d’un point de vue un peu libre, la réaction allemande a quelque chose d’obscène et de surréaliste.) Certains jugent que “Bibi” a perdu la tête, d’autres le méprisent ouvertement. On aura une mesure de la tempête soulevée par “Bibi” en lisant ces quelques lignes d’Elie Barnavi, historien et essayiste, Professeur émérite d'histoire moderne à l'Université de Tel-Aviv, et ancien ambassadeur d'Israël en France.

« Comment rendre compte d’une telle prostitution de la Shoah ? Quel est le cheminement d’une pensée capable d’y aboutir ? C’est simple, hélas ! Dans la camisole de force politique où il se débat, “Bibi” fait feu de tout bois. Hier, pour prévenir l’accord nucléaire avec Téhéran, les Iraniens étaient accusés d’être les nouveaux nazis. Aujourd’hui, dans les affres des attaques au couteau qui mettent à mal le mythe de l’unité de Jérusalem, c’est le tour des Palestiniens d’endosser l’uniforme S.S., celui de Mahmoud Abbas de prendre la place du Grand Mufti.

» Cependant, cette fois, Netanyahou atteint des bas-fonds où même ses pires adversaires n’imaginaient pas qu’il pût plonger. Cette fois, il foule aux pieds le Saint des Saints de la mémoire douloureuse de ce peuple. Cette fois, en faisant d’un collaborateur minable, représentant d’une province marginale de l’empire britannique, le principal promoteur de la Solution finale, il offre un cadeau inespéré aux négationnistes de tout poil : si lui le dit, c’est que c’est vrai, Hitler n’est pas si coupable que cela. Cette fois, il dédouane du même coup tout ce que l’Europe compte d’extrême-droites plus ou moins nostalgiques du fascisme, voire du nazisme. »

• On a eu moins de choses en écho, moins de réactions, concernant le second personnage et son acte. Il s’agit de l’ancien président Carter, qui en tant qu’ancien président reçoit une synthèse quotidienne des services de renseignement US qui, – à mon avis assez humble mais point exempt d’intuition, – ne doit pas contenir d’immenses secrets mais plutôt des analyses plus ou moins accessibles par ailleurs, et souvent extrêmement fausses comme le renseignement US s’en est fait spécialité et habitude. Une fois, comprend-on, a été adjointe pour l’édification des anciens présidents une carte montrant les positions de Daesh en Syrie, un document dont on a précisé qu'il n’est pas classifié. Carter, qui a d’excellentes relations avec Poutine, lui a proposé, par courriel, ce document pour l'aider à ajuster mieux ses frappes en Syrie, sans la crainte de commettre une vilenie assimilable à la trahison puisqu'officiellement Daesh est honni par everybody dans la civilisation courante et dominante ; finalement l’ambassade de Russie à Washington a répondu avec gratitude et reçu la carte en retour même si, probablement, la chose n'apprend pas grand’chose aux Russes. The Free Bacon a développé la nouvelle à partir d’une vidéo de la NBC et Russia Insider en donne une courte synthèse en faisant quelques remarque acerbes sur la façon dont Carter a été jugé en l’occurrence. Certes, il n’y a pas à proprement trahison, mais le soupçon pèse lourdement, – soupçon de trahison infâme car dans les salons de Washington on a le jugement leste, assorti du soupçon de gâtisme. Voici quelques mots de The Free Bacon, publication notoirement neocon ; le propos n’a rien à voir avec la vigueur de celui qui accompagne les commentaires anti-Netanyahou mais il met implicitement l’ancien président dans le même sac des sacrilèges, cette fois par trahison de la stratégie des États-Unis, dont on connaît le caractère limpide et sans barguigner :  

« “I sent [Putin] a message Thursday and asked him if he wanted a copy of our map so he could bomb accurately in Syria, and then on Friday, the Russian embassy in Atlanta—I mean in Washington, called down and told me they would like very much to have the map,” Carter said at his Sunday school class in Georgia, according to a video of his remarks first aired by NBC News. “So in the future, if Russia doesn’t bomb the right places, you’ll know it’s not Putin’s fault but it’s my fault,” he added as the audience laughed.

Obama administration officials have publicly said the United States will not collaborate with Russia as long as it targets U.S.-backed rebels in an effort to prop up Syrian President Bashar al-Assad, a longtime ally of Moscow. The administration has said Assad must eventually step down as part of efforts to seek a political resolution to the Syrian war. “We are not prepared to cooperate on strategy which, as we explained, is flawed, tragically flawed, on the Russians’ part,” said Ash Carter, U.S. defense secretary, earlier this month.

Je vais dire aussitôt que je tiens pas une seule seconde à débattre de ces cas précisément, de ce qu’ont fait ces deux hommes, de ce que cela représente, des torts de l’un ou de l’autre, de la calomnie ou de la justesse des accusations et jugements contre eux, etc. Je ne tiens aucun compte, dans la mesure du possible de l’humaine nature, des sentiments et jugements que je porte sur l’un et l’autre. Je suis là-dessus, volontairement, complètement neutre, en réfrénant complètement tel ou tel réflexe pour plaider ou commenter dans un sens ou dans l’autre parce que ce rejet absolu de cette procédure est la méthodologie que j’ai choisi.

Ce qui m’intéresse, c’est la situation, considérant ces deux hommes, ce qu’ils représentent, la place qu’ils occupent, leurs obligations, leurs engagements. La situation est intéressante parce qu’il s’agit de deux personnalités si différentes, à l’opposé dirait-on, détestées des uns, détestées des autres, les uns et les autres étant dans des camps opposés qui échangent avec fureur des anathèmes ; et tous deux posant des actes qui, quoi qu’on puisse en juger et quels que soient les raisons qu’on peut leur trouver (encore une fois, neutralité absolue), représentent objectivement, au sens symbolique surtout, des trahisons publiques des grands courants où ils s’inscrivent, ou si l’on veut des conformismes catégoriques de ces grands courants ; et j’ajouterais que les circonstances autant que le fond des deux cas en font des cas exceptionnels par rapport aux normes auxquelles nous sommes accoutumés, ou bien qu’on nous impose lorsque nous ne parvenons pas à nous y accoutumer. Pourquoi là, maintenant, de cette façon, presque parallèlement ?

En même temps, les commentaires qu’ils ont soulevés, – beaucoup plus autour de Netanyahou que dans le cas de Carter, mais l’esprit est le même, – ont ceci de particulier qu’ils sont furieux et enflammés, ou proches de l’être, et qu’en même temps ils retombent sur rien et se dissolvent rapidement. Cette étrange transmutation se fait à la fois dans une sorte d’agitation échevelée et de confusion échevelée qui disent d’abord que les critiques terribles et furieuses sont absolument justifiées du point de vue de chacun des partis pour chacun d’entre eux, qui montrent ensuite et aussitôt que cela ne débouchent naturellement et comme allant de soi, strictement sur rien.

C’est alors que les deux cas, en écartant tout ce qu’ils peuvent avoir de grave, de sérieux, de préoccupant, etc., quittent ce territoire du raisonnement rationnel pour entrer dans celui de ce que je nommai plus haut les “Folies-Bouffes” ; car, quel que soit la gravité des cas, les circonstances au sens le plus large font qu’ils sont mieux définissables et mieux compréhensibles si on les fait entrer dans la catégorie des “Folies-Bouffes”. Ce qui doit être alors considéré et éventuellement apprécié, c’est le tissu énorme pesant et complexe, presqu’étouffant, d’obligations, de contraintes, de bien-pensances, d’enfermements de l’esprit dans telle ou telle voie qui marque chacun des partis concernés où se trouvent, où devraient normalement se trouver ces deux personnages. Tout cela n’a compté pour rien, pour les empêcher de dire ou de faire ce qu’ils ont dit et fait, dans l’atmosphère électrique qu’on sait, où la tension est si grande, où la pression est si forte et si constante pour respecter les bornes et les normes ; mais justement, tout cela, je le répète encore, n’a servi à rien, paroles et actes ont été dits et posés, la fureur et le venin ont jailli dans les commentaires, et hop, plus rien ne subsiste et dans deux jours tout sera à peu près oublié ... C’est cela qui fait une situation de “Folies-Bouffes”, où des choses en apparences folles existent soudain qui devraient promettre des bouleversements considérables, mais disparaissent bientôt, comme si elles n’avaient jamais existé, comme si les règles et les normes si contraignantes n’étaient que de la catégorie des “Bouffes”...

C’est dans cela que nous nous trouvons, qu’ils se trouvent devrais-je dire puisque je parle dans ce cas du personnel-Système qui s’est investi lui-même d’une tâche de vigilance exactement policière assorti du devoir de la délation vertueuse, dans une situation du monde complètement décérébrée, qui semble très rude, très dure, prête au plus terribles actes de justice et d’injustice expéditives et exsudant les plus grandes manifestation de fureur, et qui soudain se dissout en un oubli presque automatique comme si rien n’avait existé. On hurle des jugements, on lance des anathèmes, mais tout cela retombe aussitôt, ces pensées de marbre et ces paroles de fer s’avèrent finalement caoutchouteuses, filandreuses et se perdent dans une sorte de magma incertain. Ils ne sont même plus capables de porter les causes les plus sacrées pour eux, qu’ils honorent en permanence de discours convenus et clamés haut et fort, parce que ces causes elles-mêmes leur échappent des mains, comme s’ils ne les avaient jamais vraiment portées.

De l’autre côté, dans le chef de nos deux personnages, et quelque sympathie chaleureuse ou antipathie furieuse qu’on puisse leur vouer, il faut également reconnaître qu’ils posent des actes et disent des paroles bien singulières par rapport à ce qu’ils ont appris d’une certaine mesure et d’une prudence minimale dans leurs carrières. Ils ne sont plus freinés par rien, ils semblent oublier les règles qu’ils ont eux-mêmes suivies, sinon parfois instituées. S’emportent-ils ? Oublient-ils les simples évidences de la tactique et de la raison dont ils reconnurent eux-mêmes la nécessité, au moins pour poursuivre leur carrière, leurs ambitions, leur sacerdoce, faire progresser leurs intérêts ou leur cause, que sais-je encore ? ... Eux aussi, comme les autres sont frappées de cette inattention pour les normes, comme s’ils étaient déstructurées, et alors ils agissent comme des fauteurs de trouble de l’ordre-Système, certainement sans le vouloir d’une façon aussi précisément identifiée. Qui peut se reconnaître, qui peut rester assuré dans ce désordre immense ?

Voyez-vous, ils sont épuisés, tous, absolument tous. (Et moi-même, ne le suis-je pas, épuisé ?) Le Système lui-même... Il bande ses muscles dans sa superpuissance qui ne connaît pas de répit, il sort ses griffes continuellement jusqu’à rendre inutile l’acte de “sortir”, il exige en menaçant, il presse, il tonne et hurle, et en même temps il laisse passer par des interstices de plus en plus nombreuses des envolées qui le compromettent sans pouvoir réagir contre elles. Ceux qui le servent aveuglément bondissent, prêts à remplir leur office, puis  s’arrêtent, effectivement épuisés, comme s’ils disaient “A quoi bon ?”, passent à autre chose et personne ne leur fait la moindre remarque. Tout cela se déroule sur un rythme endiablé, sinistre en un sens, sinon diabolique et terrible, mais presque comique de grotesque en même temps tant il ressort de tout cela incohérence, confusion, inversion des intentions affirmées, la leçon durement assénée qui se transforme en déroute indifférente. Eh bien, ce sont les “Folies-Bouffes”, dans leur “tragédie-Bouffe” ; et, en vérité, je ne sais ce qui l’emporte, parfois c’est le Bouffe comme l’on dit du bouffon... Parfois et même souvent désormais, c’est la tragédie, et alors tout bascule.

Nous sommes, non, plutôt ils sont entre les invectives de l’inquisition terrible et les regards pleins d’une angoisse folle, au milieu des poses convenues et des discours qui durent le temps d’une narrative. Le tourbillon, le tourbillon, qui pourra jamais l’arrêter, qui pourra jamais y échapper ? Bon prince, je leur souhaite bon vent parce qu’ils ne sont pas vraiment mauvais mais c’est pure convenance et j’y crois de moins en moins jusqu’à plus du tout ; il n’existe plus de “bon vent”, rien d’autre que la tempête, comme une habitude désormais, tourbillonnante, comme devenue la nature même, la respiration du monde, la marque de la fureur céleste devenue humeur permanente, sans discontinuer, jusqu’au bout.

Pour qui sonne le glas ? interrogeait-on avec angoisse dans les temps anciens... Il n’y a plus de glas, plus de cloche, plus d’église, plus rien du tout. Ils n’entendrons rien venir. Ils sont épuisés, complètement vides de tout élan de vie sans en rien connaître. Ils titubent, sans savoir ce que c’est que tituber, comme un automate désarticulé. Il faut leur montrer de l’indulgence sinon de la compassion plutôt que de les condamner, puisqu’ils ne sont pas tout à fait mauvais. Moi-même, je suis bien fatigué et même épuisé mais je sais bien pourquoi et je sais bien l’inéluctabilité et la nécessité de cet effort ; comme je sais également que je ne trouverai pas le repos en cessant ce qui nourrit tant ma fatigue, qu’au contraire il faut que j’aille au bout d’elle-même car là se trouve la cause de toute cette souffrance, et peut-être est-ce comme une lumière qui éclaire le sens d’une existence... Et peut-être, après tout, ne suis-je pas le seul à agir et à concevoir de cette façon, peut-être les “Folies-Bouffes” elles-mêmes recèlent-elles de ces caractères-là avec de tels comportements. Peut-être finalement sommes-nous tous, avec plus ou moins de conscience de cela, de cette même eau. C’est l’essence même de la tragédie.