Nemtsov et l’effondrement fin de siècle (le XXème) de la Russie

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Nemtsov et l’effondrement fin de siècle (le XXème) de la Russie

On sait que Jean-Luc Mélenchon a été au centre d’une polémique qui revient en fait à une tentative classique de “diabolisation” (de Mélenchon) par l’habituelle cabale-Système parisienne, – ou “parti des salonards” si l’on veut, –, parce qu’il a pris une position qui ne correspond pas aux normes du Système et de sa narrative dans l’affaire de l’assassinat de Nemtsov. Il s’agit d’un épisode d’une attaque générale puisque Mélenchon tient, dans l’affaire de la crise ukrainienne, une position qui s’oppose effectivement à la narrative qu’on connaît. (Voir, pour ce site, le 11 février 2015.)

Le 9 mars 2015, sur son blog, Mélenchon répond très longuement à ces attaques (notamment venues de Mediapart), d’abord directement par rapport à la situation polémique, puis en développant un dossier extrêmement fourni sur la situation russe, sur l’assassinat de Nemtsov, sur Nemtsov lui-même, etc. Une partie de ce long texte nous intéresse particulièrement, à cause de la remarquable documentation qu’elle apporte sur une période cruciale pour l’ex-URSS redevenue Russie et ses rapports avec le bloc BAO : la période des années 1990 de Boris Eltsine, où la Russie subit, après l’épisode communisme, une seconde catastrophe infligée par le Système, dans le chef de la dévastation barbare du pays par le capitalisme sauvage. On connaît le phénomène mais la description, les détails fournis, sont particulièrement saisissants dans le texte de Mélenchon (avec le rôle qu’y joue Nemtsov, aspect qui devient secondaire par rapport à l’ampleur de la catastrophe, mais qui permet tout de même d’avoir une idée juste du personnage). Tout cela vaut d’être rappelé, et bien sûr doit être rappelé, pour comprendre exactement dans quel contexte psychologique et historique, marqué par l’immense Barbarie intérieure (livre de Jean-François Mattéi) de notre Système et de la modernité qu’il instrumente dans les ravages du capitalisme, la Russie est parvenue à s’extraire de son épouvantable condition de la fin du XXème siècle. Le rappel de notre responsabilité, à nous qui sommes du bloc BAO, – impossible de faire autrement, – dans la souffrance épouvantable imposée à la Russie après qu’elle ait subi les souffrances épouvantables du totalitarisme marxiste-léniniste, ce rappel est nécessaire et salutaire. Notre responsabilité est d’autant plus grande que nous savions ce qu’avait subi la Russie et que nous prétendions la libérer, et que nous l’avons massacrée une deuxième fois. Il est donc normal que nous l'accusions aujourd'hui de préparer la conquête du monde via le martyr des clowns de Kiev.

Accessoirement, on comprendra encore un peu mieux ce que vaut cette “opposition”-là, dite pro-occidentaliste, dont le bloc BAO a fait de Nemtsov, le temps d’un assassinat, un martyr et une star selon les habitudes de sa communication. (Sur cette question de la réelle opposition en Russie, de la réelle répartition des forces, etc., on lira aussi avec bénéfice le texte de Ivan Blot, le 10 mars 2015, sur Sputnik/français : «L’opposition démocratique en Russie n’est pas celle que vous croyez!».)

dedefensa.org


Je condamne l’assassinat de Boris Nemtsov. Mais je refuse de l’admirer !

Puisque certains se sont sentis obligés d’en refaire le panégyrique, je veux à mon tour dire ma propre vision du personnage telle que je l’ai constituée à partir du travail de mon équipe. Organisateur de manifestations pour l’Ukraine en Russie, Boris Nemtsov était-il vraiment le «principal leader» de l’opposition comme l’ont dit beaucoup de médias? J’ai dit qu’il était un illustre inconnu «de l’opinion publique européenne». Je suis prêt à retirer cette affirmation car j’ai pu constater que tout le monde connaissait monsieur Nemtsov autour de moi, et bien sûr dans la presse française avant son assassinat. Cependant, je ne dirai pas qu’il était un parfait inconnu en Russie ! Tout le contraire. Avec les autres responsables de la «thérapie de choc» libérale des années 1990, il fait au contraire partie des politiciens parmi les plus méprisés et honnis du peuple en Russie. Il faut comprendre pour cela le traumatisme national du krach russe de 1997-1998. Ce n’est pas une simple crise financière que traversa alors la Russie mais un véritable chaos économique, social et politique. Et le sommet d’une décennie de déclin comme la Russie n’en avait pas connu depuis la Seconde Guerre Mondiale et l’invasion allemande.

Boris Nemtsov fut un des principaux responsables et acteurs de ce désastre. En tout cas un des plus visibles pour le peuple russe, puisqu’il fut présenté en 1997 par Eltsine comme son successeur à la présidence. Le journaliste de “Politis” qui me tape dessus fait de ce titre un sujet de glorification de Nemtsov. Pour ma part je n’utiliserai pas sa méthode et je ne l’accuserai ni lui ni “Politis” de vouloir blanchir ainsi l’œuvre de Boris Eltsine… Reste que ce passé glorieux d’eltsinien n’est pas oublié en Russie! Un petit rappel d’Histoire peut permettre de mieux comprendre.

En 1997, alors que le pays s’enfonce dans l’affairisme et la récession sous l’assistance du FMI, Eltsine décide de faire monter au gouvernement de jeunes néo-libéraux. Avec le FMI, ils organisent ce que l’économiste Patrick Artus a appelé «un équilibre financier du désastre». Nemtsov, déjà privatiseur frénétique comme ministre de l’Énergie, est promu 1er vice-premier ministre. Chargé de l’économie, il conforte la tutelle du FMI. Le malfaisant directeur du FMI, Michel Camdessus, celui qui a aussi ruiné l’Argentine et le Mexique, conseiller social du pape Jean-Paul II, fait alors deux fois le voyage à Moscou. Boris Nemtsov et lui détruisent le peu qu’il reste de l’Etat russe et de son budget. Et ils poussent les banques russes à s’endetter massivement en dollars pour acheter de la dette en rouble. Jusqu’au défaut de paiement. Le choc fut alors terrible : 720 banques sur les 1 600 du pays firent banqueroute. Le système monétaire disparut de fait pendant plusieurs mois. L’investissement du pays fut divisé par 5 par rapport à 1992. Et la Russie vit son PIB chuter au niveau de celui du Danemark. Peu de pays au monde ont subi un tel choc. Le taux de pauvreté bondit de 20 à 65 %. Au milieu de ce chaos, les plus riches, étroitement liés aux gouvernants néo-libéraux, doublèrent leur part dans la richesse du pays. En moins de 10 ans entre 1992 et 1999, la part des 10 % les plus riches est ainsi passée de 20 à 42 % de la richesse totale!

Au milieu de ce chaos, Nemtsov réussit à survivre dans un premier temps à la valse des gouvernements. Le pays vit en effet se succéder 5 gouvernements en 18 mois. Nemtsov fut même celui qui fut le plus longtemps ministre pendant cette période. Il est donc tristement connu en Russie. Ainsi, en plein naufrage, c’est à un jeune protégé de Nemtsov qu’Eltsine fit appel pour contenter le FMI. Ce libéral le plus fanatique est le jeune Sergueï Kirienko. Nommé premier ministre à 35 ans, il a été formé par Boris Nemtsov dans la région de Nijni-Novgorod. Il dirigeait à la fois une banque et une compagnie pétrolière qui furent le théâtre d’intenses malversations. Bien que son mentor Nemtsov ait un bilan calamiteux comme ministre de l’Économie, il obtint qu’il soit gardé au gouvernement. Nemtsov est néanmoins rétrogradé ministre des Monopoles et des Réformes du Secteur public. Son bilan dans ce domaine sera tout aussi effroyable. Et reste dans les mémoires de toutes les couches populaires russes. Les fonctionnaires n’étaient plus payés, des enseignants de Sibérie restant par exemple sans paye pendant 8 mois ! Tout comme les mineurs, qui se mirent plusieurs fois en grève par centaines de milliers. Même les pensions des millions de petits retraités de l’époque soviétique ne furent plus versées. Face à l’aveuglement des néolibéraux au pouvoir, des insurrections populaires éclatèrent un peu partout en Russie. En 1998, les mineurs de Tchéliabinsk, en Sibérie, bloquèrent le Transsibérien, axe vital de la Russie d’Est en Ouest, tant qu’ils ne seraient pas payés. Des instituteurs moururent en grève de la faim. Des dizaines d’agents des banques se jetèrent par les fenêtres de leurs bureaux. Les Russes furent plus largement contraints par Nemtsov et ses amis à une économie de survie : retour du troc et de l’autoproduction agricole. Les Russes des villes et des campagnes couvriront ainsi grâce à leurs lopins jusqu’à 45 % de la production alimentaire du pays. Et 90 % de celle de pommes de terre. Rappeler tout cela, est-ce «cracher» sur Nemtsov ou bien seulement donner les informations de contexte que mes dénigreurs devraient donner si leur métier était bien d’informer et non de prêcher?

Au terme de cette décennie «libérale», la Russie avait cependant perdu 3 millions d’habitants. Le désastre économique étant cumulé avec la guerre de Tchétchénie, engagée par les mêmes gouvernants, le pays était au bord de la dislocation. Eltsine mourant fit appel à tout ce qui restait d’Etat. Il nomma en 1999 Vladimir Poutine, comme Premier ministre. Le rouble fut fortement dévalué. La Russie fit défaut sur 80 % de sa dette publique. Et Poutine restructura ce qui restait avec une décote de 90 %. Le FMI fut chassé de Moscou. Et 10 ans plus tard, la dette russe a été ramenée de 90 % du PIB à 9 %. En vertu d’une politique visant une indépendance croissante face aux marchés financiers et grâce à l’opportune envolée des cours des hydrocarbures.

Voilà l’histoire de Nemtsov et Poutine. Tout le monde la connaît en Russie. Mais aucun média français n’en a encore parlé. Loin d’être inquiétés pour le chaos dans lequel ils ont plongé le pays, Nemtsov et ses collègues de gouvernement se sont confortablement recasés. Pourtant, la justice révèlera que, sous leur règne, 50 milliards de dollars ont été détournés par la Banque centrale via des comptes à Jersey. Et les enquêtes qui ont suivi le krach montrent que 80 % des prêts du FMI étaient détournés par des intermédiaires financiers liés aux oligarques proches du gouvernement. Nemtsov parviendra pourtant à prendre en 2004 la direction d’une banque, la Neftyanoi, dans le secteur de l’énergie qu’il a abondamment privatisé. Avant de devoir démissionner prématurément en 2005 suite à diverses enquêtes pour malversations.

Compte tenu de son passif historique, Boris Nemtsov n’a pas eu un grand succès en politique. Il cofonde en 2000 le parti d’opposition «l’Union des forces de droites», avec les principaux néolibéraux de l’ère de la thérapie de choc, Anatoli Tchoubaïs et Igor Gaïdar. Ils font 8 % aux législatives de 1999 et obtiennent 29 sièges de députés. Faute d’implantation réelle dans le pays et bénéficiant uniquement de soutiens étrangers, ils tombent à 3 % aux législatives de 2003 en ne conservant que trois députés. Mais aux élections de 2007, ils obtiennent moins de 1 % et n’ont plus de députés. Le parti de Boris Nemtsov ne compte plus aujourd’hui que trois élus régionaux sur les 3 800 élus des régions de la Fédération de Russie. On fait plus représentatif.

Nemtsov et son parti n’ont pas eu de député aux dernières élections. Il n’a nullement profité de la contestation qui s’est exprimée à cette occasion contre le parti du gouvernement. J’ai rappelé en début de ce post que, lors des dernières élections législatives, le parti de Poutine avec 49% des voix a perdu 77 sièges ! Ainsi donc, 51 % des électeurs n’ont pas voté pour des candidats de Poutine. Une proportion comparable à celle observée dans la plupart des pays. Pour autant, les Russes mécontents n’ont pas voté pour des candidats de Nemtsov. Trois partis d’opposition ont pourtant vu leur nombre de députés augmenter fortement. 36 pour les communistes, 26 pour les centristes de Russie juste et 16 pour l’extrême droite de Jirinovski. D’autres partis avaient présenté des candidats sans obtenir de sièges, comme les libéraux, pourtant encensés dans «Le Monde», de Yabloko. Il y a donc une opposition parlementaire en Russie. Boris Nemtsov en faisait partie. À la place que lui avait désormais réservé le peuple russe : celle de conseiller régional de l’Oblast de Yaroslav. Paix à ses cendres.

Jean-Luc Mélenchon