Néo-impérialisme? Néo-colonialisme? Les tentations britanniques

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Néo-impérialisme? Néo-colonialisme? Les tentations britanniques

Il faut lire cette analyse en se référant à l'autre analyse sur le sujet, publiée sur notre site le 3 avril 2002, où nous examinions une évolution des conceptions historico-stratégiques américaines vers la reconnaissance d'une sorte de néo-impérialisme – disons l'“empire” à visage découvert, dans ses manifestations les plus brutales et les plus décidées.

Du côté britannique, il y a une tendance qui pourrait être appréciée comme similaire. Cette tendance donne une explication dans le même sens du soutien de Blair aux Américains, autant que de l'activisme britannique depuis le 11 septembre 2001 : le Royaume-Uni veut jouer un rôle global, avec une sérieuse réminiscence de l'empire victorien. Cette idée est rencontrée, de façon radicale, dans certains milieux conservateurs extrémistes britanniques, chez certains historiens comme John Keegan ou Paul Johnson, qui y voient plutôt une simple (?) tentative de reconstruction de quelque chose qui ressemblerait à l'empire victorien du XIXe siècle. Comme on le sait déjà un peu (voir notre rubrique Journal du 2 avril 2002), le véritable grand homme de ce courant de pensée est le haut fonctionnaire Robert Cooper, directeur de la planification au Foreign Office, qui est/a été également détaché comme conseiller diplomatique auprès de Tony Blair. Robert Cooper est présent avec Tony Blair au Texas, pour ses entretiens avec GW Bush.

Une présentation succincte des conceptions de Cooper (et de Blair, éventuellement, selon ce qu'on envisage à ce propos) est parue dans The Times of India daté du 28 mars. Le texte rend compte d'une idée générale, dite d'« impérialisme défensif », qui diffère sensiblement des conceptions exposées chez les experts et historiens américains cités dans notre analyse du 3 avril, et rapportés dans le texte de Emily Eakin qui servait de support à notre réflexion. (Du côté américain, il s'agit plutôt d'un impérialisme extrêmement offensif, exprimant sans retenue la puissance, ou la soi-disant puissance de l'Amérique perçue comme une réplique de l'empire romain.) Voici un passage significatif du texte de Times of India.

« The call for a ''defensive imperialism'', with Western countries, particularly Britain and the European Union intervening abroad to restore order, comes in a pamphlet that has a foreword by Blair himself. Blair's advisor, Robert Cooper, who represented the British government at the Bonn talks that produced the interim Hamid Karzai administration in Afghanistan, is known to have heavily influenced the British prime minister's foreign policy thinking. (...)

» Cooper, who argues for a ''post-modern'' apartheid-like duality of laws and systems to deal with ''ourselves and the premodern world'', says the West will have to employ ''double standards''. He said that like the old empire, Western countries would have to deal with ''old-fashioned states outside the postmodern continent of Europe with the rougher methods of an earlier era - force, pre-emptive attack, deception, whatever is necessary to deal with those who still live in the nineteenth century...'' »

La ''célébrité'' de Robert Cooper, de ces derniers jours et avant la rencontre au sommet du ranch de Bush au Texas, vient d'une apparition publique, une conférence faite le 28 mars à Londres, qui a aussi recueilli divers échos dans divers journaux britanniques. (Le quotidien Daily Mail notait le 29 mars : « Foreign Office mandarin Robert Cooper said a form of colonialism was needed to bring order to an unstable world. This colonialism, modelled on the Roman Empire and the EU, could offer citizens 'some of its laws, some of its coins and the occasional road', he said. The civil servant, who has been seconded to Downing Street to advise the Prime Minister on foreign policy, said the threat of global terrorism could force the West to respond with 'defensive imperialism'. »)

Le Daily Mail poursuivait en présentant les réactions des travaillistes, essentiellement des députés, déjà très agités par les rumeurs d'une attaque contre l'Irak impliquant Blair. Ces réactions furent évidemment très vives, et l'on peut s'interroger en passant sur l'opportunité d'une telle intervention de Robert Cooper, alors qu'effectivement s'amplifie cette révolte des députés travaillistes contre Blair et ses projets irakiens. (Les commentaires de Robert Cooper, explique le Daily Mail, « were greeted with anger and astonishment by Labour backbenchers, who argued that colonialism involved 'invasion, occupation and pillaging other people's wealth and assets' ».)

(Si l'on veut consulter un texte d'appréciation sérieusement mais radicalement critique du courant New Imperialism de façon plus générale, sans référence aux événements actuels, on consultera, un texte paru le 6 novembre 2001 sur atimes.com, de Pepe Escobar : « The New Imperialism ». Ce texte très critique ne fait aucune différence entre les démarches américaine et britannique.)

Une autre approche beaucoup plus ouverte des idées de Robert Cooper vient du commentateur Hugo Young, du Guardian, dans un texte publié le 2 avril 2001. Hugo Young prend nettement la défense des idées de Cooper, auxquelles il trouve le charme de la cohérence et la vertu de la nécessité. Young rappelle que le modèle explicitement présenté par Cooper comme exemple de cette sorte de « colonialisme défensif » est la région des Balkans, expressément la Bosnie et le Kosovo. (Cela suppose bien entendu que l'occupation et l'administration de l'OTAN dans ces régions sont appréciées comme un succès. Si c'est le cas, cela n'a qu'un lointain rapport avec ce que fut le colonialisme, – et nous parlons expressément, aussi, de ce qu'il y avait de bon dans le colonialisme à côté de ce qu'il y avait de mauvais. L'emploi à tort et à travers de tous ces termes mériterait une franche discussion et un exercice de définition.) Young explique encore que les appréciations de Cooper portent sur des engagements volontaires de certains pays de réduire leur souveraineté au profit d'une puissance qui serait dans ce cas une puissance protectrice, éducatrice, etc. En gros, il s'agit de tenter de faire entrer dans le XXIe siècle un certain nombre de pays qui sont restés au XIXe siècle.

Manifestement, Hugo Young a été informé directement des conceptions de Cooper et de ce qu'elles recouvrent. La théorie générale est bien que le principe de la souveraineté est aujourd'hui quelque chose qui n'est plus intangible, qui peut être modifiée selon les nécessités, un principe qui reste valable pour les pays évolués mais qui ne l'est plus pour certains autres. On comprend aussitôt que la théorie n'est pas nouvelle. Pour les événements les plus récents, rappelons qu'elle avait été évoquée lors de l'attaque otanienne contre le Kosovo ; Madeleine Albright, alors secrétaire d'État, l'avait présentée de façon argumentée le 15 février 1999 dans un discours, à son arrivée en Europe pour les négociations de Rambouillet (dont l'échec déboucha sur l'attaque du 23 mars 1999).

Hugo Young exprime enfin une réserve de taille dans son texte du 2 avril. Expliquant que Blair (avec Cooper) va parler avec GW de ces idées un peu exotiques et dans l'air du temps, surgit bien entendu la question de savoir au nom de qui parle le Premier ministre britannique, question pas du tout inutile :

« But there's a significant gap in his armoury, which would have been unthinkable six months ago. I asked one of his entourage whether he was going to Texas in any way as a spokesman for the EU as a whole, and was told: ''no way.'' This conversation will be between the Anglo-American leadership, studiously separated from continental Europeans, who are held to have too many perspectives. The prospect looms of Blair's passionate moralism being seduced into making common cause with Bush's aggressive pragmatism, in pursuit of a new doctrine of justifiable intervention which has not been discussed anywhere outside these two countries. »

Voilà qui nous laisse un peu sur notre faim. En attendant, nous proposons quelques remarques d'une appréciation critique.

• Quoiqu'en veulent et quoiqu'en disent les Britanniques qui parlent du sujet, Britanniques et Américains ne parlent pas du tout de la même chose lorsque les uns parlent de néo-colonialisme ou d'« impérialisme défensif », et les autres d'impérialisme tout court, à visage découvert, à la romaine, et purement Made In USA. En lisant le texte de Young et le sachant informé aux sources mêmes des partisans anglais du projet, lorsqu'on y lit des citations de Richard Haas du State department, on se dit qu'on retrouve une vieille tactique du Foreign Office, plus que jamais d'actualité : Londres joue le département d'État soi-disant modéré, c'est-à-dire Powell, contre les autres, c'est-à-dire les neo-conservatives s'appuyant sur Cheney et d'autres, — c'est-à-dire des gens qui, à l'image de Richard Perle, n'ont rien à faire de s'embarrasser des Britanniques sinon comme supplétifs, sorte d'''idiots utiles'' pour les opérations militaires. La thèse britannique ne marche que s'il y a en face (aux USA) des gens soi-disant modérés et internationalistes, comme devraient l'être les gens du département d'État. En attendant, puisque la tendance State est largement minoritaire dans l'administration, Blair et compagnie seraient plus à l'aise s'ils représentaient, lorsqu'ils parlent aux Américains, plus que le seul Royaume-Uni

• ... D'où le problème pour Blair qui ne parle que pour lui, pas pour l'UE, comme le note Hugo Young, Blair qui ne fait pas vraiment le poids face aux Américains s'il ne parle pas pour l'UE. A-t-on parlé à l'UE des conceptions Blair-Cooper ? D'une façon sérieuse, ce serait étonnant. Peut-être va-t-on en parler, puisque Robert Cooper va être détaché au secrétariat général PESC de Solana, à Bruxelles. C'est alors que les Britanniques à-la-Blair devront remettre les pieds sur terre, s'ils se mettent en tête de tenter de convaincre leurs compagnons européens. Il faudra suivre le débat, si débat il y a.

• De toutes les façons, toutes ces thèses impliquent d'accepter un postulat qui a bien du mal à rassembler tout le monde : que le 11 septembre 2001 est le résultat des seules turbulences du monde extérieur au monde avancé qui est le nôtre, conduit par les Anglo-Saxons, que le 11 septembre 2001 est une attaque du désordre extérieur où nous n'avons nulle responsabilité. Le postulat fait complètement l'impasse, notamment sur le cas américain et ses responsabilités dans la situation de désordre du monde.

Pour conclure : redescendons sur terre

Mais nous-mêmes, redescendons sur terre. Ces débats théoriques qui paraissent séduisants voire excitants sont en réalité vains sur le fond parce qu'ils n'ont pas la moindre substance, ni morale ni du domaine du réalisme politique. On ne peut effacer la connaissance de l'arrière-plan de la situation en Afghanistan et la responsabilité des Anglo-Saxons pour ce qui s'y passe (moudjahiddines des années 1980 soutenus par la CIA, soutien de la djihad par les Américains, Ben Laden et la CIA, les USA et les Talibans et ainsi de suite), l'arrière-plan de la situation au Moyen-Orient avec la manipulation d'Israël et des Palestiniens depuis les années 1970, principalement par les Américains, les divers arrière-plans pétroliers des crises autour de l'Irak, la réalité des causes industrielles et technologiques du réarmement américain et ce réarmement avec les ambitions du DoD comme une des causes principales de l'affirmation de la Grande Guerre contre la Terreur, etc

Ayant tout cela à l'esprit, on ne peut qu'être incrédules devant ces débats sur le néo-ceci et le néo-cela, qui postulent une vertu originelle des conceptions et de la politique occidentale (anglo-saxonne) et une complète innocence dans les causes du désordre du monde. Il s'agit du cas désormais classiques des incendiaires qui se proclament pompiers et qui philosophent sur les dangers des incendies et la manière de les contenir, tout en allumant un autre un peu plus loin.