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303218 juillet 2021 – Je suis un ami constant et loyal de Nietzsche, pourtant au départ par fascination absolument primaire et naïve. Ai-je dit déjà comment vint cette fascination ? Consultant 3-4 ans après une longue coupure pieusement conservée je ne sais pourquoi et je ne sais par qui, présentant un concours de classement du ‘Figaro’ à l’occasion du traité de Rome de 1957 sur quelque chose comme “Les cent génies qui ont fait l’Europe”, je m’étais arrêté à Nietzsche. Je fus fasciné par le nom d’une part (ce “Niet”, ces “t-z-s-c” enchaînés) ; d’autre part par l’image du visage extraordinaire du solitaire de l’Engadine et de ‘Zarathoustra’ réfugié à l’asile, de ces sourcils écrasants et de ces énormes moustaches encadrant un regard perdu dans le lointain de la folie sans fin.
Cette fascination si naïve et insignifiante est devenue estime et amitié et j’ai vu dans cette rencontre si improbable la marque de l’instinct et (peut-être) de l’intuition. Je ne fus ni ne suis pourtant un grand lecteur de Nietzsche et encore moins un des “interprètes” de sa pensée mais un cueilleur, un grappilleur au passage, de tel ou tel aphorisme, de telle et telle envolées de Zarathoustra ; par contre, grand amateur de ses biographies et des réactions si diverses et nombreuses des grands esprits à la lecture de Nietzsche.
Je suis un ami de Nietzsche, peut-être bien un peu un frère, mais je n’en suis ni le prisonnier furieux, ni le dévot halluciné. Voilà que j’ai trouvé dans le très récent livre de Taguieff sur ‘Les Nietzschéens et leurs ennemis, Pour, avec et contre Nietzsche’ (*), en cours de lecture avec un immense plaisir, ce que je crois être pour mon compte une des meilleures études, sans baratin prétentieux, dans un style simple et élégant, sur ce qu’on nommerait après tout l’“effet de Nietzsche”.
Entre plusieurs passages notés par moi jusqu’ici (100 premières pages), j’extrais celui-ci (pages 80-81) qui touche à l’une des expressions de Nietzsche qui me passionne par ce que je crois être son actualité la plus pressante : le « dernier homme ». (Nous sommes au temps du « dernier homme ».) Cet extrait, qui est un passage de Nietzsche commenté par Taguieff, et pas nécessairement dans le sens où je le considère (Taguieff veut montrer l’“immoraliste” dans Nietzsche), me semble particulièrement du plus grand intérêt pour ce temps-présent.
Comme l’on sait, expression pour expression, c’est un temps où l’on a pris l’habitude de désigner une certaine partie du concert des conceptions intellectuelles qui jacassent et communiquent de l’expression “le camp du bien” ; parlant évidemment d’abord mais pas exclusivement de ceux qui se jugent eux-mêmes « bons » et que l’on désigne ainsi, ceux du “camp du bien”, souvent par dérision, par opposition aux « méchants » du camp d’en face. Les « bons », selon Nietzsche, sont aussi les « derniers hommes » : nous y voilà, rencontre de Nietzsche l’“immoraliste” et des positions présentes de l’esprit et de la psychologie malade.
« La critique des “bons” dans la troisième partie du ‘Zarathoustra’ (“Des vieilles et des nouvelles tables”) permet en effet de comprendre pourquoi Nietzsche s’est désigné comme “immoraliste”. Les “bons” sont d’abord ceux qui sont convaincus d’être des “bons”, en quoi ils s’autorisent à condamner et à présenter ceux qui créent des “valeurs” en les désignant comme des “criminels”.
“Ô mes frères ! Où est le plus grand danger de tout avenir humain ? N’est-ce pas chez les bons et les justes ?
– chez ceux qui qui parlent et sentent dans leur cœur : Nous savons déjà ce qui est bon et juste, nous le possédons aussi, malheur à ceux qui veulent encore chercher sur ce domaine !
– Et quel que soit le mal que puissent faire les méchants : le mal que font les bons est le plus nuisible des maux !
[...]
C’est le créateur qu’ils haïssent le plus : celui qui brise les tables et de vieilles valeurs, le briseur, – c’est lui qu’ils appellent criminel.
Car les bons ne peuvent pas créer : ils sont toujours le commencement de la fin : –
– ils crucifient celui qui écrit des valeurs nouvelles sur des tables nouvelles, ils sacrifient l’avenir pour eux-mêmes, – ils crucifient tout l’avenir des hommes !
Les bons – furent toujours le commencement de la fin.”» Dans ‘Ecce Homo’, “Pourquoi je suis un destin” (§4), Nietzsche revient sur ce passage du ‘Zarathoustra’ et en donne un commentaire explicatif, précisant que “Zarathoustra appelle les bons, tantôt ‘les derniers hommes’, tantôt le ‘commencement de la fin’, et qu’avant tout il les considère comme l’espèce d’homme la plus dangereuse, vu qu’ils imposent leur existence aussi bien au prix de la vérité qu’au prix de l’avenir”. Nietzsche souligne aussi que, dans sa “psychologie de l’homme bon”, il pose, à travers Zarathoustra, que “la condition d’existence des hommes bons, c’est le mensonge, ou la volonté de ne pas voir, à tout prix, comment en somme la réalité est faite.”. Les “bons” ne peuvent que “désarmer” la réalité. Il montre enfin qu’en méconnaissant volontairement la “réalité”, les “bons” sont voués à professer un optimisme historique, expression du “mensonge des instincts” ? Car la réalité “n’est pas de nature à provoquer sans cesse les instincts bienveillants et encore moins à permettre sans cesse l’intervention de mains bien intentionnés”. Nietzsche en déduit que tout messianisme historique est une forme de la volonté de mensonge propre aux “bons” et incarne en conséquence l’esprit antitragique... »
Nous voyons là un étonnant “portrait de groupe”, de la sorte de pensée qui mène le monde aujourd’hui. Une pensée qui est tout affectivisme, absolument impérative et intolérante à toute tolérance, ennemie sans pitié des “choses nouvelles”, c’est-à-dire des choses sortant des voies impérativement tracées,
aussi bien celles du progressisme-sociétal salée-poivrée de néo-libéralisme, représentant le Système et veillant sur le temple de sa Vertu dont l’entrée est surmontée de l’emblème : « There Is No Alternative » (TINA) ;
que celle des complotistes institutionnalisés représentant l’anti-système (tiret nécessaire et majuscule à la mer, faisant toute la différence si l’on veut me comprendre bien), jouant le jeu de son pseudo-adversaire avec une exaltation paroxystique et l’assurant du simulacre d’une cible parfaite qui donnera à son public l’impression exaltante, comme dans un parc d’attraction, d’être d’une sorte de résistance habillée de pacotille.
Chez les deux sortes qui déploient chacun leur façon d’être “bon”, au-delà de toute critique, on trouve cette même dévotion qui ne peut nous laisser indifférent tant nous les rencontrons et guerroyons sans ménagement contre leurs influence :
« [L]a condition d’existence des hommes bons, c’est le mensonge, ou la volonté de ne pas voir, à tout prix, comment en somme la réalité est faite. »
Si l’on veut et pour se référer analogiquement à la crise la plus pressante dans nos régions civilisées, Nietzsche décrit avec aisance ceux que l’on nomma “les sachants” pendant la première phase du Covid ; mais je veux dire, “les sachants” de tous bords, les pro comme les anti, prenant cette position de fermeté inébranlable au nom de leur “savoir” assuré et nullement au nom d’un choix librement fait d’embrasser une cause tactique par souplesse de jugement, selon un but que l’on se serait fixé en tout “esprit libre”.
A cet égard, je considère Nietzsche comme un bon compagnon, pour les références que je me suis choisies, – je les redis : Delenda Est Systema et inconnaissance. Par exemple, je dis grandement ma satisfaction de voir ces gens par milliers (par dizaines de milliers, comme de vrais ‘Gilets-Jaunes’) manifestant hier en France. Le vaccin et les antivaxx avec leur cortège de complots extraordinaires et décisifs m’importent peu en général mais il m’importe beaucoup que se soit manifestée une telle colère contre une tendance issue du Système et de ses “sachants”, et de ses penchants autoritaires que l’on pourrait qualifier, comme font les dissidents US, d’“anarcho-tyrannisme”. Delenda Est Systema, donc.
Feuilletant ici et là le bouquin de Taguieff, au-delà de ce que j’ai lu “dans l’ordre”, sautant à la conclusion pour m’en instruire, comme il m’arrive souvent de faire, – il faut savoir terminer un livre et ce n’est pas simple de distinguer le mot “Fin”, – j’ai été ravi et honoré de trouver ce que ma lecture me conduit déjà à attendre ; tant est grand le foisonnement du territoire exploré (la pensée de Nietzsche, ses interprétations, etc.) qu’il doit être outil pour se renforcer soi-même plutôt qu’incitation à se choisir quelque engagement :
« Face à Nietzsche, que faire ? C’est-à-dire que penser ? Non pas être “pour ou contre Nietzsche”, alternative partisane, mais penser avec et contre Nietzsche. Par-delà l’affrontement stérile entre les admirateurs pieux et les ennemis venimeux. Face à Nietzsche, il faut penser librement. Tâche redoutable. »
Même chose pour la Grande Crise : “Que faire ? C’est-à-dire quoi penser ?”. Le reste suit, car le reste va de soi. L’extraordinaire foisonnement, dans tous les sens et de toutes les façons, dans lequel Taguieff s’active avec l’habileté et la prudence d’un alpiniste, la pensée de Nietzsche rejoint les mêmes caractères que l’on trouve dans la Grande Crise. D’où cette pensée aimable, qui fixe mon estime et mon amitié : Nietzsche est un complot, comme l’est la Grande Crise. Inutile de chercher ailleurs et, par conséquent, se mettre à la “tâche redoutable” de “penser librement”.
(*) ‘Les Nietzschéens et leurs ennemis, Pour, avec et contre Nietzsche’, Pierre André Taguieff, éditions du Cerf, mars 2021.
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