Non, vraiment, 2006 n’est pas 1994

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Le tsunami démocrate de 2006 interrompt une période de domination républicaine du Congrès. Cette domination avait commencé avec les élections mid-term de 1994, qui virent à l’inverse un tsunami républicain.

Nous voulons mettre en évidence la différence extraordinaire de climat. Au contraire de la pièce que jouent les démocrates 2006, en 1994 les républicains firent la conquête du Congrès en affirmant un esprit absolu de conquête : Vae Victis. Les Républicains, menés par Gingrich (Speaker élu de la Chambre), affirmèrent aussitôt leur intention de se battre impitoyablement contre Clinton, de tenter de le détruire. C’était le contraire exact d’un “bipartisme renouvelé” affirmé depuis le 8 novembre.

Les âmes sensibles sortent aussitôt leur mouchoir : “Voyez comme le climat est meilleur, c’est donc que la grande Amérique se retrouve !” Les âmes sensibles, mouchoir en sautoir, ne comprennent rien à l’américanisme. Si Gingrich proclama qu’il voulait la peau de Clinton, c’est qu’il croyait que le système marchait bien, — et quand le système marche bien, il n’est pas temps de faire pleurer Margot (l’âme sensible) avec la proclamation du “bipartisme renouvelé”. C’est chacun pour soi, et le plus méchant dévore l’autre. Paradoxalement, Gingrich-1994 est le signe d’une psychologie triomphante (même si à tort). D’ailleurs, l’événement ouvrit, avec un redressement de Clinton vers la politique extérieure, une affirmation de la toute-puissance US («l’hyperpuissance», selon Védrine) à partir de 1996.

Pour rappel, un extrait de La chronique de l’ébranlement, de Philippe Grasset, qui décrit cet épisode.

«Pour notre cas, la présentation théâtrale de l’élection de Clinton ne suffit pas ; par moments qui ne cessent de se presser et de s’accumuler ces temps derniers, les vieux trucs du système semblent éculés. L'humeur américaine ne s'éclaircit pas avec Clinton bien que ce que l’on s'accorde à juger comme la meilleure médecine pour l'âme du bon peuple, une économie en pleine expansion, fût à nouveau en régime de belle croisière depuis le début de 1992. Fin 1994, le bon peuple vote et envoie une majorité républicaine au Congrès, faisant suivre son inexplicable colère anti-républicaine (défaite de Bush-père) d'une inexplicable colère anti-démocrate. Les résultats de l'élection plongent le jeune président de la “renaissance de l’Amérique” dans une dépression extraordinaire de plusieurs semaines, jusque trois à quatre mois. Il ne fut plus que l'ombre de lui-même. Il se découvrait, avec un Congrès nourri d'une haine sans mesure à son encontre, comme seules les haines américanistes concentrées dans les salons washingtoniens peuvent être, réduit à un rôle de figurant. Sa présidence était réduite à néant. Durant cette période extraordinaire, des hauts fonctionnaires américains confiaient à leurs collègues étrangers qu'ils ne savaient plus à qui ils devaient désormais obéir. Il arriva qu'on croisât dans les couloirs de la Maison-Blanche un Clinton hagard, mal rasé, incapable de retrouver son équilibre et son apparence de président, et qu'on détournât les yeux, gêné par cette déchéance si insolite et si indigne.

»Clinton se rétablit selon une technique éprouvée de la vie politique américaine : en s'intéressant à la politique étrangère. (On retrouve, à un gros demi-siècle de distance, le technique FDR.) D’une façon générale lorsque l’Amérique revient “à la normale” de ses occupations nombrilistes, ce qui aurait dû être le cas dès 1989-1990, la politique étrangère est laissée au président à qui elle procure ors et pompes ; elle n'intéresse pas le monde politique washingtonien pour lequel un engagement politique doit se traduire le plus directement possible en soutien sonnant et trébuchant et en nombres de voix. (Par contre, les “étrangers” [hispaniques, polonais, juifs, arabes saoudiens, albanais-kosovars, chinois, le choix ne manque pas] qui ont l’esprit de se former en lobbies et ne le sont plus tout à fait, certains se réfèrant à la forte minorité de leur sang devenue américaine pour peser sur le vote, ceux-là font partie de la famille et suscitent l’intérêt des élus pour les expéditions étrangères impliquant leur pays d’origine.) Mais il faut changer de registre. Il nous apparaît d’ores et déjà que, malgré les apparences d’une Amérique délivrée de ses engagements extérieurs par la disparition de l’URSS, nous ne sommes pas revenus “à la normale” et nous ne sommes pas au bout de nos surprises.

»En 1995, effectivement, tout bascule. Clinton qui, en 3 ans, n'avait pas opposé un seul veto contre le Congrès, — fait unique des annales politiques de la grande République, — Clinton se débarrasse de ses gants et commence à traiter le Congrès en ennemi. Les veto valsent. Il n'attend plus rien du Congrès et tout de son zèle extérieur. Il songe à sa stature historique. Il s'engage en ex-Yougoslavie à partir d'août 1995, puis avec les accords de Dayton en octobre-novembre ; il fait de l'élargissement de l'OTAN une de ces “grandes causes” dont on se demande, stupéfaits et sans voix, d'où elles viennent et ce qui les justifie. Désormais, l'affirmation de la toute-puissance américaine et de l’auto-glorification, qui allait déjà de soi, devient une véritable politique. Elle devient la politique américaniste par essence. Elle va jouer un rôle non négligeable dans le tournant de l'été 1996 même si elle n'en fait pas l'essentiel.»

On retrouvera, dans un ’Faits & Commentaires’ du 2 septembre 2005 un extrait plus large, poursuivant sur la description du triomphe virtualiste de la puissance US qui marqua les quatre dernières années Clinton.

L’épisode 1994-2000 (2001) est celui de l’illusion de la puissance US, et des batailles internes au système pour savoir qui la contrôlera et qui en profitera. 2006, avec Bush-Pelosi, c’est la psychologie exactement contraire. Le “bipartisme renouvelé” est le signe de la panique totale devant une victoire anti-système même si elle passe par les démocrates, et le signe de la crise du système. Bien entendu, le “bipartisme renouvelé” durera le temps des bonnes paroles — quelques jours, deux ou trois semaines, peut-être même (mais cela serait bien étonnant) jusqu’à l’arrivée du 110ème Congrès (janvier 2007) — avant que le système ne reprenne ses habitudes prédatrices internes, avec, comme différences fondamentales d’avec 1994, le désordre washingtonien incomparablement plus grand et la puissance US en processus d’effondrement. 2006 est le contraire de 1994, la différence entre la panique devant la crise du système et l’illusion devant l’apparence de la puissance du système.


Mis en ligne le 10 novembre 2006 à 08H43