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10 novembre 2005 — Le système politique occidental considéré d’un point de vue global apparaît aujourd’hui comme l’expression de la crise de légitimité qui secoue le système général. Cette fois (hier et aujourd’hui), les événements ravagent le pan anglo-saxon, d’habitude triomphant et partout acclamé comme la référence de notre système. La crise frappe là où les dirigeants anglo-saxons placent leur fierté sinon leur légitimité : la stabilité politique d’un pouvoir efficace.
En deux jours, on a constaté :
• Aux USA, des élections régionales sans grande importance nationale conduisent tout de même les commentateurs à observer ceci, que nous dit l’International Herald Tribune ce matin : « It's always dangerous to read national lessons into local elections, especially when the balloting is as scattered and sparse as it was in Tuesday's off-year elections across the United States. But one thing seems evident: Bush's political capital has turned into a deficit. » Si l’on ajoute ce constat au désordre extraordinaire qu’est devenu Washington aujourd’hui, on mesure ce qu’il reste de légitimité à l’actuelle administration.
• Au Royaume-Uni, il y a l’énorme défaite essuyée par Tony Blair cette nuit, devant les Communes qui votaient sur sa loi anti-terreur, un sujet particulièrement sensible qui engageait toute son orientation dans la guerre contre la terreur. Le Guardian commente l’événement ce matin : « In the biggest reverse for a government on a whipped vote since James Callaghan's administration, Mr Blair was defeated comprehensively by 322 to 291, with 49 Labour backbenchers, including 11 former ministers, defying a three-line whip. Thirteen others abstained.
» As the impact on the prime minister's authority sunk in, MPs then voted by 323 to 290 to support detention without charge for only 28 days, the position advocated by the Liberal Democrats and the Tories. The scale of the defeat rocked Labour whips, raising questions about Mr Blair's political judgment of late and suggesting that he now has a permanent cadre of irreconcilable backbenchers who neither listen to nor respect his views, leaving him in charge of an effective minority administration on controversial issues. »
Tony Blair est diminué d’une façon décisive. Avec sa “formidable majorité” sortie des urnes début mai, et qui fit l’admiration des commentateurs continentaux, il conduit désormais un gouvernement minoritaire « on controversial issues ». Bien entendu, et malgré les appels dans ce sens, il n’est pas question qu’il démissionne ; Blair est même plus que jamais sûr d’avoir raison contre les Communes, contre les critiques, contre les affaires irakiennes, etc., — antienne courante du Premier ministre le plus sûr de lui qu’ait jamais connu le Royaume-Uni. Par ailleurs, comme le note le Times de ce matin, il s’agit d’une défaite paradoxale et bien dans l’esprit du temps : « Friends of the Prime Minister said that it was one of the most extraordinary votes in parliamentary history. One said: “Here you have a Labour Prime Minister being beaten because he supports the police and is in tune with public opinion and the Conservatives winning while being against the police and out of touch with public opinion. Is the world going mad?” It was noticeable that the Conservatives refrained from triumphalism after the votes were announced. One Conservative MP, Sir Peter Tapsell, voted with the Government and half a dozen others abstained, uncomfortable about being seen to be against the police. »
• En France, où la révolte des banlieues s’affaiblit jusqu’à faire penser qu’elle pourrait aller vers son terme, la critique contre le gouvernement a repris, tandis que le comportement du président est mis en question : « But in the face of the most serious social crisis of his 10-year presidency, the 72-year-old French leader seems like the invisible man. […] The absence from the political scene of a man who seizes — even creates — opportunities to plunge into crowds, kiss babies and caress cows has exposed him to criticism that he has no plan to ease the unrest that has gripped the country's slums for the past 13 days. »
On pourrait rajouter d’autres noms de pays, — l’Allemagne, la Pologne, l’Italie, — à cette litanie des crises ouvertes et/ou larvées, ou “semi-larvées” si l’on veut, contre lesquelles les dirigeants des principales démocraties occidentales ne peuvent strictement rien. Nos démocraties se trouvent plongées dans une crise générale qui a l’allure d’une paralysie sans espoir, sans qu’aucune alternative ne puisse se dégager. Dans tous les cas, l’opposition n’a rien de sérieux à présenter et la crise reste confinée à une suite sans fin de revers qui érodent la légitimité des gouvernements en place, n’importe lesquels, c’est-à-dire la légitimité des régimes en place et, au bout du compte, la légitimité du système dans son ensemble. Comme nous vivons de facto dans des régimes démocratiques “de parti unique” sans dissidence révolutionnaire sérieuse possible, il n’existe même pas de possibilités d’alternative radicale par rupture révolutionnaire.
Il n’est jusqu’à l’Ennemi extérieur qui ne se signale par son inexistence par rapport au grand cas qui est fait de lui et à l’opportunité des situations. Malgré les efforts tardifs des “neocons” américains, la révolte des banlieues en France reste plus que jamais un événement sans signification, — une sorte de “révolte sans révolution”, plutôt pour “le fun” que pour le pouvoir. Le pouvoir est à ramasser mais personne ne s’en avise vraiment, comme si on ignorait de plus en plus ce que signifie le concept de “pouvoir”.
On le répétera encore : une telle paralysie politique, réellement “globalisée”, est évidemment sans précédent. Elle est aussi le fondement, la caractéristique et la “couleur” de notre crise. C’est un remake à front renversé de la parabole de l’histoire-locomotive lancée comme une folle (“au secours, je veux descendre”, dit la petite fille). Aujourd’hui, notre histoire-locomotive, l’histoire que nous croyions faire, est immobile, encalminée, et l’on a beau crier (“au secours, je veux descendre”), — impossible de descendre, certes. Pour autant, l’Histoire profonde, elle, l’Histoire qui se fait sans les hommes, continue à progresser, et à une vitesse considérable puisque plus aucune entrave humaine ne se manifeste.
A l’époque (années 1975-83), dans les cocktails moscovites où l’on savait rire de la décadence express du marxisme-léninisme, courait cette histoire sur la locomotive marxiste-léniniste tombée en panne: sous Staline, on fusillait le conducteur et on en mettait un nouveau, qu’on fusillait à son tour et ainsi de suite ; sous Brejnev, on tirait les rideaux du wagon pour masquer le paysage qui ne bougeait pas et on était invité à faire, tous en chœur : “tchouc, tchouc, tchouc”. Même cela, malgré le virtualisme, ne marche plus.
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