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4 novembre 2005 — Difficile de ne pas réagir, difficile de réagir, — mais faut-il vraiment réagir? Pourquoi ne pas penser à autre chose? Pourquoi ne pas faire plutôt un beau discours sur nos valeurs communes transatlantiques dont l’Européen standard de type Blair-Barroso a le secret?
(Mais non, il ne faut pas désespérer: il semble bien qu’il faudra s’intéresser à la chose, nous dit la Commission européenne: « “We have to find out what is happening,” said Frisco Roscam Abbing, a Commission spokesman. »)
Donc, nous avons un problème. Un clou chassant l’autre et la CIA le KGB, nous aurions la surprise, non plutôt la fausse surprise de voir les “petits nouveaux” de l’Est, déjà parmi nous ou à nous promis, introduire dans l’Union européenne la pratique américaniste des interrogatoires musclés qu’on nomme dans la langue populaire “torture”. La surprise serait d’autant moins fausse, après tout, que la CIA utiliserait pour ce faire les anciens baraquements du Pacte de Varsovie. On n’est pas dépaysé.
D’abord, les nouvelles, suivant une spéculation en Europe sur l’identité des pays concernés. (La spéculation déclenchée par un article du Washington Post sur les pratiques de torture à la CIA. Sur l’information elle-même, voir aussi The Financial Times du 3 novembre.):
« Speculation is mounting on the possible location of camps where the CIA interrogates al Qaeda suspects in eastern Europe, with Poland and Romania being earmarked as the most likely spots. The question on the exact location of the CIA facilities comes after a Washington Post report on Wednesday (2 November), which revealed that the US intelligence branch has detained top al Qaeda suspects somewhere in eastern Europe.
» US officials advised the Washington Post against publication of the names of the host countries for fear of terrorist reprisals against these states. But Human Rights Watch, a leading US-based NGO, has identified Poland and Romania as likely locations for the camps, according to press reports. “We have a high degree of confidence that such facilities exist in at least Poland and Romania”, said Tom Malinowski, Washington advocacy director of the NGO, according to the FT. Human Rights Watch referred to the flight records of CIA aircraft transporting prisoners out of Afghanistan as one piece of strong evidence.
» Polish daily Gazeta Wyborcza also refers to “sources” earmarking Poland and Romania as the camp locations. According to the paper, a CIA prison plane, the Boeing 737 N313P, landed in Poland in the north-eastern regional airport of Szymany in August 2003. Both Poland and Romania are seen as staunch allies of the Americans, having offered full support for Washington’s military operations in Afghanistan and Iraq.
» However, Polish military analyst and general Stanislaw Koziej said that Poland is an unlikely location, according to Polish paper Rzeczpospolita. “Polish intelligence would not take such a risk. It would be impossible to hide”, he indicated. Mr Koziej, as well as security expert Andrzej Wik told Rzeczpospolita that a more probable site for CIA interrogation centres would be central Asia, where the US has military bases.
» Meanwhile, Czech interior minister Frantiszek Bublan told aktualne.cz news agency the US approached Prague to build a camp, but this request was rejected by the Czechs. Hungary, Slovakia and Bulgaria have denied involvement, according to UK newspaper The Times.
» For its part, the US administration has refused to deny the existence of CIA camps in Europe. President Bush’s national security adviser Stephen Hadley stated “The fact they are secret — assuming there are such sites — some people say that the test of your principles are what you do when no one’s looking. The president has insisted that whether it is in the public or in private, the same principles will apply”. »
Les informations sont assez précises pour qu'on considère cette affaire comme solidement fondée; l’expérience autant que l’intuition, autant que la référence aux pratiques US et aux liens entre les Américains et les anciens pays de l’Europe communiste, renforcent l’appréciation. Les dénégations opposées à la nouvelle sont en général assez faiblardes, à côté de la quasi-confirmation officielle a contrario que représente la déclaration du ministre tchèque de l’Intérieur Frantiszek Bublan que la demande de l’établissement de tels camps lui a été faite par les USA, et qu’il l’a rejetée. Dire, comme le fait l’expert-général Koziej polonais que la nouvelle est improbable pour la Pologne parce que « [the] Polish intelligence would not take such a risk. It would be impossible to hide », — cela n’a guère de sens: la CIA, qui est comme chez elle dans ces pays, n’avertirait pas nécessairement les services de renseignement sur ses intentions et les placerait devant le fait accompli en passant outre sur les récriminations, avec quelques bonnes pressions à la clef; d’autre part, le « It would be impossible to hide » est aussi bien un argument en faveur de la véracité de la nouvelle, — comme on le sait désormais, la chose aurait effectivement été “impossible à cacher”…
(Le démenti officiel et catégorique du ministère de la défense polonais peut avoir belle et fière allure: « Leszek Laszczak, spokesman for the Polish defence ministry, said: “No people suspected of terrorist activities were held in military bases on the territory of the Republic of Poland, either as a result of an agreement with the US government or with any other institutions of the US.” » En attendant, il ne concerne que les “bases militaires” en Pologne, ce qui laisse un vaste champ à l’investigation tout en permettant aux militaires polonais de se laver les mains de l’affaire. Par contre, le “no comment” de la porte-parole de la présidence roumaine rappelle d'une manière fâcheuse le “no comment” officiel de Washington sur ces questions.)
Il s’agit donc d’un cas qui, à cause de sa très possible réalité, a toutes les chances de prendre une dimension politique. Nous ne disons pas qu’il prendrait nécessairement une dimension spectaculaire en Europe parce que la “presse officielle” européenne ne devrait pas trop insister, parce que la vertu des anciens pays communistes d’Europe est une des consignes et un des tabous majeurs de la ligne de conduite de la presse libre occidentale (européenne). Aux USA, ce sera sans doute différent, parce que le système US, et notamment la presse, se fout du tiers comme du quart à part le cérémonial d’usage des préoccupations de la vertu européenne. D’autre part, ne négligeons pas l’enchaînement inéluctable du devoir de vertu: si les premières réactions se confirment (voir le porte-parole de la Commission) et trouvent des relais ailleurs, par exemple au Parlement européen, l’affaire pourrait devenir incontrôlable. Nous aurons sans doute d’autres “révélations” parce que, une fois ouvertes les vannes, ces choses-là s’alimentent les unes les autres. L’UE a donc un problème.
L’Union européenne a un problème parce qu’elle-même et la plupart de ses membres sont en général vertueux, pro-américains et promoteurs de la néo-vertu libérale et démocratique des anciens pays communistes d’Europe, ceux qui sont dans l’UE et ceux qui sont sur le point de l’être. L’installation de centres de torture ferait, dans le cadre de cette fable, un cas assez désordre et difficile à soutenir dans le débat moral et médiatique qui nous tient lieu de débat démocratique.
Question pratique et exemplaire du cas: le Danemark n’aura-t-il pas quelques difficultés à siéger sans broncher aux côtés d’une Pologne dans les instances de l’UE qui est dans la situation qu’on découvre, alors qu’il vient de signifier aux USA qu’il refusait l’autorisation de vol dans son espace aérien aux avions de la CIA en “missions clandestines” contrevenant aux lois internationales (lire: transport de détenus pour les centres de torture). La décision du gouvernement danois a été prise à la suite de pressions de son Parlement relayant des pressions associatives et populaires dans un pays où l’on ne badine pas avec la vertu type-droit de l’homme et avec la perspective des prochaines élections. (Voir Defense News du 3 octobre 2005: « In a change of policy, Denmark has asked the American government to cease all unauthorized “clandestine flights” by agencies controlled by the Central Intelligence Agency (CIA) through Danish airspace. Foreign Minister Per Stig Møller said he made the Danish government’s new position clear to both the U.S. Defense Department and Defense Secretary Donald Rumsfeld. “Flights conflicting with international conventions would no longer be tolerated through Danish airspace,” he said. »)
(Comme à l’UE, il y a le cas de l’OTAN, avec la même proximité exemplaire et hypothétique Danemark-Pologne, et le même problème général. Mais on peut espérer que, dans ce cas, le “grand frère” vous mette bien vite les réticents au pas. Après tout, tout le monde supporte sans broncher la politique de torture des USA, quasi-officielle elle.)
La question est désormais de savoir ce qui est le plus insupportable: Jacques Chirac qui admonestait il y a un peu plus d’un an la Pologne parce qu’elle a commandé des F-16 américains au lieu d’avions de combat européens, ou la Pologne avec ses éventuels camps de torture? Chirac a été vivement tancé pour son intervention, jugée proche de l’insupportable par certains.
Pendant ce temps, le Washington Post détaille les états d’âme qui parcourent aujourd’hui les couloirs et les bureaux de Langley, en Virginie, au siège de l’Agence. La question est posée, paraît-il: cela est-il bel et bon d’ainsi torturer les gens, — surtout, ajouterons-nous, quand cela se sait et que cela est présenté comme une politique officielle et systématique? « Meanwhile, the debate over the wisdom of the program continues among CIA officers, [...] “It's just a horrible burden,” said the intelligence official. » Nous compatissons. Et les détenus? Compatiront-ils également? Il semble qu’ils soient trop occupés à tenter de se suicider pour y songer. Cela ne plaide pas en leur faveur.