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1243Ce texte a une forme inhabituelle. C’est plutôt une sorte de bric-à-brac qu’une “Analyse” mais il a sans aucun doute un fil conducteur, peut-être mêmes plusieurs, – ce qui montre peut-être une ubiquité sympathique. Il est bien entendu relié à la grande crise qui remplit nos ondes depuis le 7 août d’une part, il est suscité ou inspiré dans certaines de ses parties par certaines réactions de nos lecteurs d’autre part.
Nous ne voulons pas être systématique, c’est-à-dire nous lier à une formule qui pourrait devenir une obligation ou une prison, ou bien une prison parce qu’une obligation. Aussi gardons-nous toute notre liberté dans notre façon de nous référer à nos lecteurs. Nous le faisons directement ou nous le faisons indirectement, ou nous ne nous référons à aucun message en particulier. Dans ce texte, il n’y a que deux références précises mais les autres thèmes abordés l’ont été par d’autres lecteurs, qui s’y reconnaîtront peut-être. Cette formule, qui est plutôt “absence de formule”, est une façon de nous laisser plus libres dans notre commentaire.
En effet, il s’agit bien d’un commentaire général, sur les prolongements, directs ou indirects, sur les arrière-plans, le cadre général, les connexions historiques de cette crise, sans nécessairement un souci de classement ou d’enchaînement logique. On espère que l’esprit y retrouvera les siens.
Un lecteur de notre rubrique F&C, le texte «Crise, troisième phase» du 2 septembre, nous interroge sur le Forum de ce texte, à la date du 3 septembre. Ce lecteur nous indique son jeune âge et semble le considérer comme un handicap, mais nous le rassurons, – avec le temps et sans autre médication ni explication, cette maladie-là s’estompe, plus vite qu’on ne peut croire. En un mot, ce n’est rien.
Sa question, par contre, mérite qu’on s’y attache. Elle est simple et, si nous l’avons souvent abordée, elle mérite que nous l’abordions à nouveau pour bien fixer les conditions de la crise selon notre point de vue.
La question est de Thibault Roch, et elle est présentée ainsi (nous restituons l’entièreté du message, – qui n’est pas long au demeurant): «Mon jeune âge ne me permet pas de comprendre véritablement la complexité de cette crise mais une question qui me titillait me pousse à m'inscrire: une Europe plus seule qu'on ne le croit; n'est-ce pas finalement une chance au milieu de l'affaiblissement qui semble se profiler? Une chance pour les Etats qui la composent de se regarder eux-mêmes (et avec la Russie) un instant et d'entrevoir un futur moins américaniste?»
Cette question nous permet de compléter notre appréciation de la situation européenne d’une façon plus générale, plus conceptuelle, dans les conditions nouvelles imposées par la crise (c’est-à-dire : que les événements nous imposent sans que personne ne l’ait voulu ni le veuille, y compris les Russes, qui ont d’autres chats à fouetter, y compris les USA qui font tout dans le monde et font n’importe quoi). Nous abordons aussi des questions structurelles de la politique américaniste qui sont souvent débattues par nos lecteurs. Nous présentons donc plusieurs points.
• Nous n’avons jamais caché, depuis plusieurs années, n’avoir aucun espoir de bouleversements européens vers une “Europe-puissance”, ou une affirmation de l’Europe selon le poids de certains grands Etats (la France), dans les circonstances institutionnelles normales ou en devenir. Nous croyons de plus en plus à des circonstances de rupture (non une “stratégie de rupture”, qui implique une direction et une conception humaines) qui imposeraient une situation de puissance de l’Europe. Nous pensons que des événements de plus en plus incontrôlés peuvent conduire à une situation de rupture sans que personne ne l’ait voulu. (Voyez notre texte du 7 avril 2005, «L’Europe puissance, – par inspiration». En long, en large et en travers, il ne dit pas autre chose.)
• Alors, naturellement, que l’Europe se retrouve dans la crise géorgienne “plus seule qu’elle ne le croit”, c’est-à-dire sans les USA, – bien sûr, vous avez raison, c’est la meilleure chose catastrophique qui peut lui arriver. (“Chose catastrophique” parce que cela semblerait être de la sorte à beaucoup; et que cela semblerait l’être objectivement puisqu’il s’agit stricto sensu d’un affaiblissement. Mais c’est raisonner en termes d’affrontement avec la Russie, ce que nous réfutons absolument selon la logique de l’Europe.) Aujourd’hui, seul le désordre frappant l’ordre transatlantique peut susciter en Europe des réactions de survie qui conduiraient à mettre en place, involontairement bien entendu et sans conscience de la finalité, des politiques à finalité anti-américaniste dans le sens qu’elles s’opposeraient à la dynamique de système de l’américanisme (laquelle dynamique, – cela pour rassurer les docteurs accourus au chevet de notre “anti-américanisme” évidemment et nécessairement primaire, – est mortelle aussi bien, et encore mieux, pour les Américains d’abord). Du moment que la démarche n’est pas construite dans la conception, dans le temps, etc., elle a des chances d’aboutir; ce pourquoi Sarko peut être très bon par moments, lorsqu’ils prend en marche une dynamique, en ignorant ce qu’elle donnera, et qu’il la conduit avec énergie dans une direction qui peut s’avérer dans ses conséquences anti-américanistes (ce qu’il ignore, par bonheur). C’est le cas avec les deux phases que nous avons signalées, la première, celle du 10-12 août, la seconde commencée lundi dernier au sommet de Bruxelles, chaque fois en établissant un dialogue avec la Russie. Car, bien entendu, une orientation anti-américaniste de l’Europe passe par un arrangement avec la Russie.
Un autre grand sujet abordé en marge de la crise géorgienne, c’est le dessein du système américaniste, la thèse du “Grand Jeu”. L’affaire du pétrole, notamment, a sa place dans toutes ces thèses.
• D’une façon générale, nous sommes absolument sceptiques à l’égard des théories de grands desseins et autres “Grand Jeux” divers (ou complots sans nombre et dans toutes les directions) du système américaniste, qui tiendrait l’Europe en “prisonnière rationnelle” d’un système américaniste menant froidement depuis trois-quarts de siècle une entreprise d’investissement. L’Amérique tient l’Europe à 100% par tout ce que vous pouvez imaginer depuis 1948, avec préparation intensive depuis 1919; elle n’a pas besoin de l’investir; si elle lance constamment des opérations d’investissement, c’est parce qu’elle est prisonnière de la dynamique dévorante, sans cesse en cours de radicalisation, paroxystique, avec “montée aux extrêmes” permanente, du système qui l’emporte, et qui ne cesse de relancer ses opérations déstructurantes d’affirmation aveugle de puissance. La seule progression de la chose fait que cette succession de tensions paroxystiques épuise le système lui-même et le conduit à des fautes et à des erreurs de plus en plus épuisantes. Ce système est destiné à périr, non de l’action d’un “chevalier blanc” qui le terrasserait, mais de ses propres œuvres, de ses propres monstrueux excès; c’est d’ailleurs la seule issue car ce système, c’est nous tous (hier, l’URSS en était une des parties), nous en faisons tous partie, en même temps que nous en sommes tous ses victimes et ses ennemis potentiels; simplement, certains en sont plus ses victimes et ses ennemis potentiels que d’autres.
• Si la Géorgie est le relais repéré depuis des décennies par des pétroliers qui, par don de quadruple vue, avaient prévu l’effondrement de l’URSS, pour leurs visées sur le pétrole du Caucase, et si la Géorgie est investie et tenue bien en main par les USA depuis 2002-2004 (2004 avec Saakachvili), dans une situation acceptable de stabilité, pourquoi lancer cette opération d’intégration de la Géorgie dans l’OTAN qui met la Russie en fureur au lieu de laisser tranquille la Russie? Pourquoi mettre tout en place pour que la Russie en vienne à vouloir liquider la Géorgie de Saakachvili? Pour provoquer et investir la Russie? Jusqu’ici, joli résultat, avec les Russes qui tiennent plus que jamais sous leurs canons les oléoducs si chers aux pétroliers et ont réaffirmé l’importance de la force (de leur force) dans cette affaire, c’est-à-dire réintroduit en Europe la notion d’équilibre des forces (où ils ont, c’est le cas de le dire, une position de force aujourd’hui). Nous, nous avons une autre réponse. Saakachvili, qui est comme tous les politiciens de son espèce et ne songe qu’à consolider son pouvoir, a vu, conseillé par les lobbies washingtoniens qui vont bien et veulent justifier leurs émoluments, une bonne opération de consolidation de ce pouvoir avec l’entrée de son pays dans l’OTAN, parce qu’il tient à sa propre sécurité; et Saakachvili a un excellent réseau de soutien à Washington, qui s’insère bien dans la dynamique du système.
• Par fondement, par substance, par définition, le système américaniste est totalement incapable de prévoir un dessein au-delà du plus court terme, particulièrement depuis l’évolution des années 1970, la montée en puissance du secteur privé et l’éclatement du pouvoir qui s’ensuit; cette “libération” d’une orientation politique contrôlée a pris tous ses effets avec la fin de la Guerre froide qui écartait théoriquement le danger d’un affrontement nucléaire stratégique avec l’URSS (seul argument entre 1948 et 1990 pour maintenir une certaine autorité politique). Le système fonctionne selon une dynamique de puissance aveugle qui produit divers effets, et la fonction des chroniqueurs et des historiens, y compris nombre de “dissidents” anti-américanistes, est de récrire l’histoire en affublant a posteriori les conséquences enfantées par le système d’une rationalité si possible considérablement habile et machinatrice. Le seul résultat est d’affubler ce système, en prenant sa puissance pour de la clairvoyance et du calcul, d’une intelligence qu’il n’a pas. Cela conduit à anticiper des situations impossibles ou à analyser faussement des situations en cours.
• L’élargissement de l’OTAN est un cas d’épure. Nous qui avons vécu au jour le jour, littéralement, l’évolution de l’OTAN dans les années 1990-1995, période qui aboutit au lancement de l’élargissement, nous avons pu voir le caractère absolument improvisé de la chose, avec les variations extraordinaires de consignes stratégiques venues de la Maison-Blanche seule (NSC exclu), déterminées par des raisons absolument futiles et favorisées par les groupes de pression et lobbies, imposées d’abord non pas aux alliés de l’OTAN mais à l’appareil de sécurité nationale à Washington, stupéfait par certaines consignes. Par ailleurs, cet élargissement lancé selon des causes futiles ne l’a jamais été à l’origine contre la Russie, mais selon le principe absolu qu’il fallait à tout pris éviter l’isolement de la Russie. Bien sûr, on écrirait aujourd’hui que c’était une ruse, qu’on préparait le contraire, comme on pourrait proposer l’idée que la défaite du tsar Alexandre à Austerlitz était également une ruse du Russe pour donner confiance à Napoléon et l’attirer, huit ans plus tard, dans les glaces de la Bérézina. Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué… (Nous avons publié le 5 septembre un texte sur cette question, qui l’explicite en grands détails.)
• Aujourd’hui, nous sommes au bout de ce processus entamé dans les années 1970 et la politique extérieure US n’est pas un formidable dessein machiavélique, c’est une chose “à vendre”, rien de moins, et celui qui a le meilleur lobby saura instiller dans le système quelques consignes accessoires qui le feront rentrer dans ses frais au centuple. L’essentiel est que cette opération d’achat se fasse dans le champ de la dynamique du système et selon une logique de “montée aux extrêmes” (de radicalisation). A part cette condition, la politique étrangère est on sale, comme tout dans le champ “politique” aux USA; Justin Raimundo a une excellente chronique là-dessus, le 27 août, sous les titre et sous-titre: «Foreign Lobbyists and the Making of US Policy – American politicians are for sale – and so is our foreign Policy»
• Cette situation rend la politique extérieure des USA totalement imprévisible et absolument déterminée par le hasard de la résultante de forces qu’on ne peut identifier, “politique extérieure” à la fois insaisissable et incroyablement évidente, extraordinairement puissante et totalement anémique. La politique extérieure américaniste répond à des impulsions qui n’ont rien à voir avec la situation à laquelle elle prétend remédier mais tout avec les groupes d’intérêts, lobbies et groupes de pression (qui peuvent être privées ou publics, selon les circonstances) qui la gouvernent, à tour de rôle selon les circonstances et les zones envisagées, avec des intermèdes ou des interstices occupés par des illuminés en général sinistres et sans humour, type Cheney (Sarah Palin est tout de même plus plaisante à observer que l’épouvantable Cheney). Cette situation est devenue telle que la cohésion et la logique structurelle de la politique extérieure sont complètement perdues au profit de l’affirmation constante de puissance répondant à des intérêts et à des illuminations, avec évidemment une absence totale de perspective.
• Comme nous le disions plus haut, le système est épuisé par les exigences de son fonctionnement, les résultats catastrophiques obtenus et l'impossibilité de se réformer. La tension entre cette situation et les exigences de la réalité est telle qu’on peut dire que la politique extérieure américaniste est, comme à peu près toutes les facettes de la puissance US en crise aujourd'hui, comme ces conduites d’eau délabrées de l’Etat de New York que la voirie n’ose pas inspecter parce qu’il faudrait arrêter l’eau et que les conduites risqueraient de se désintégrer parce qu’elles ne tiennent peut-être plus que par la pression de l’eau. (Dans
Nous ajouterons une autre note pour compléter notre pensée sur l’Europe et à propos de l’Europe. Nous l’avons déjà abordée
• Effectivement, l’“esprit de l’Europe”, celui que définirent les “Père Fondateurs” de 1956 et avant, a été trahi par l’élargissement. L’“idée européenne”, qu’on l’apprécie ou pas, est un dessein très haut. Ce n’est pas une formule de cuisine, ce n’est pas une “alliance” (on a l’OTAN pour cela, réussite inespérée comme chacun sait), ni un modus vivendi en commun pour nations diverses et variées, ni rien de cette sorte. De notre point de vue, ce projet résumé par la formule l’“esprit de l’Europe” est utopique et sans guère espoir d’être réalisé, pour employer une formulation bienveillante; ce n’est pas pour autant que nous lui dénions ses ambitions et ce n’est pas un argument pour le châtrer de ce qui fait son originalité, – son “esprit” justement.
• Contrairement à certaines objections de lecteur, nous jugeons plus que jamais que l’élargissement est une trahison de cet “esprit”. Au contraire de l’exemple qui nous a été cité en faveur de l’élargissement, le cas des relations entre la Pologne et l’Allemagne est significatif du contraire. Ces relations se sont fortement dégradées à la suite de l’entrée de la Pologne dans l’UE, et la tension entre la Pologne et l’Allemagne au moins n’a, à certains moments de ces dernières années, jamais été aussi forte depuis le début de l’Ostpolitik de Brandt en 1969 (y compris durant les années de répression de Solidarnosc, à partir de décembre 1981). Cela en dit long sur le caractère pacificateur de l’élargissement.
• L’“esprit de l’Europe” est trahi parce que ces circonstances mettent en péril les grands axes stratégiques de la sécurité européenne. Le problème de l’élargissement, par l’entrée de pays intrinsèquement hostiles à la Russie, est qu’il a rouvert le dossier central de la sécurité en Europe en en faisant une crise grave. La crise de Géorgie, qui est évidemment un rejeton de l’élargissement en général (UE + OTAN), et le blocage ces deux dernières années du dossier fondamental du “partenariat stratégique” (à cause des nouveaux membres de l’UE, Pologne et Lituanie successivement), en sont évidemment les signes pressants. Si l’Europe veut mettre en place une nouvelle “architecture de la sécurité” nécessaire après la crise géorgienne, elle ne peut éviter de poser la question de l’élargissement de ce point de vue : la question de la loyauté des pays de l’Est à l’égard d’un arrangement de sécurité européenne.
• Mais l’on dira pour terminer ces notes, puisqu’un bien peut toujours se dissimuler derrière un mal, que cette déstabilisation de la sécurité européenne due à l’élargissement déstabilise une situation certes apaisée, mais qui l’était selon un modus vivendi établi symboliquement avec l’accord INF de 1987, qui implique une complète “servilité volontaire” de l’Europe, – on sait en faveur de qui. Alors, merci à l’élargissement…
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