Notes sur BHO et ses généraux (et ses amiraux)

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Notes sur BHO et ses généraux (et ses amiraux)

Parmi les nombreux chemins de l’imbroglio général où se débat Barack Obama, il y a celui de l’Afghanistan auquel nous avons très récemment consacré un F&C (le 25 septembre 2009). Cet imbroglio commence à ressembler à un blocage, qui pourrait mener à une confrontation, qui concerne précisément les rapports d’Obama et des militaires, dans la perspective de la poursuite ou non, et avec quelle intensité, du conflit en Afghanistan. Sur ce point central de l’Afghanistan se greffe l’appendice de la montée de la tension avec l’Iran, pour la nième fois certes – mais chaque fois on vous assure que le “cette fois” est décisif.

Pour l’instant, comme nous l’identifiions dans notre texte du 25 septembre, il s’agit d’une sorte de “cabale”, formée principalement du général McChrystal, qui commande en Afghanistan, et de son supérieur direct, le général Petraeus, le chef de Central Command. La tension en cours de formation entre ce groupe et le président ne concerne pas le seul terrain de la guerre en Afghanistan. On y trouve également des ambitions politiques, lesquelles sont résumées par la référence à MacArthur du temps de la Corée; c’est-à-dire, le MacArthur en conflit avec le président Truman, avec des ambitions politiques supposées (celle d’être candidat républicain à la présidence en 1952) qui furent finalement abandonnées par l’intéressé, plutôt par maladresse et désintérêt. Tom Engelhardt, qui développe l’hypothèse, note que Petraeus – c’est de ses ambitions “à la MacArthur” qu’il s’agit – est beaucoup plus habile politique que MacArthur et sans doute ses ambitions politiques sont-elles plus fermes que celles de l’ancien commandant en chef en Corée.

D’une façon plus générale, ce conflit latent entre Obama et la “cabale” Petraeus-McChrystal (dans ce sens, puisqu’il semble évident que Petraeus est l’inspirateur du duo) recouvre une situation nouvelle dans les rapports entre les militaires et le pouvoir civil. Mais nous parlons aussi, d’une façon plus générale, des rapports entre le complexe militaro-industriel (CMI) et le nouveau président, qui sont sous-jacents au cas que nous examinons.

L’arrivée de Barack Obama a montré un changement appréciable de ces rapports, si on les compare avec ce qu’ils étaient sous l’administration GW Bush dans sa première période (2001-2006). Ce changement a maturé pendant une phase intermédiaire qui fut celle de la plus complète impotence de l’administration Bush, entre la victoire électorale démocrate de novembre 2006 et l’élection d’Obama. Dans cette intervalle, les militaires sont passés d’une position d'opposition à la politique belliciste du pouvoir (Bush) à une position éventuelle de plus grande affirmation de leur statut, jusqu'à des positions de concurrence vis-à-vis du pouvoir civile (Petraeus-Obama). Mais on n'en a pas moins vu se créer un nouveau désordre dans la situation générale où il apparaît qu'une position comme celle de Petraeus-McChrystal est loin, voire très loin de refléter la position générale des chefs militaires. L'équation “Obama et ses généraux (et ses amiraux)” est beaucoup plus complexe qu'elle ne paraît à la première évaluation.

Des militaires qui apaisent par la pression

@PAYANT La position des militaires durant la première période Bush, avec des nuances dans les positions selon les armes, a évolué jusqu’à une position d’apaisement à l’égard des situation opérationnelles, qui revenait à une confrontation larvée avec une administration toujours caractérisée par une politique maximaliste. Pendant les années 2005-2007 au moins, les militaires bloquèrent impitoyablement toute tentative de confrontation avec l’Iran, sous la ferme direction de l’U.S. Navy (amiraux Fallon et Mullen).

La résistance fut très efficace, réalisée avec finesse mais parfois fermeté (confrontation violente entre Fallon, chef de Central Command, et son subordonné Petraeus, l’homme de Bush-Cheney). A certains moments, sur la fin de la période, l’on fut pratiquement dans une situation soft d’insubordination. L’U.S. Navy manipula la position et le déploiement de ses porte-avions, indispensables en un certain nombre (3-4 minimum) à une attaque contre l’Iran, de façon à ce qu’il n’y ait, durant cette période cruciale que deux porte-avions au plus, voire un seul en station au large de l’Iran.

Cela correspondait à la position sinon apaisante, dans tous les cas très arrangeante de l’U.S. Navy, absolument opposée à un conflit avec l’Iran, parce que toute son attention stratégique se concentrait sur la zone Afghanistan-Pakistan. La Navy considère, dans tous les cas, qu’on on ne peut à la fois conduire une guerre d’envergure en zone AfPak et affronter l’Iran. (La chose devrait être à l’esprit aujourd’hui où les chefs d’Etat et de gouvernement – BHO, Brown et Sarko –, sortis d’un G-20 pas vraiment exaltant, jouent aux chefs de guerre contre l’Iran et laissent évoquer des actions militaires. Avec quoi? Réponses confuses.)

Un round de reclassement

De novembre 2006 à l’élection d’Obama, tout au long de la dissolution de l’administration Bush acharnée à présenter le surge en Irak, qui n’intéressait plus grand’monde, comme une victoire sans précédent, les militaires commencèrent à se reclasser. Avec Gates, nouveau secrétaire à la défense qui tentait de faire le ménage au Pentagone, ils assuraient leur nouvelle influence, essentiellement par le biais de l’U.S. Navy et de l’amiral Mullen, et d’autres amiraux qui accédèrent à des postes importants.

Au cœur de la puissance américaniste en pleine déroute, la hiérarchie militaire tenait une position paradoxalement sereine (sauf l’Air Force, poursuivie par la vindicte de Gates). L’U.S. Army pansait ses plaies et tout le monde la couvrait de lauriers d’avoir soutenu et de continuer à soutenir des batailles si improbables, imposées par un pouvoir civil complètement discrédité. En un sens, les généraux (et surtout les amiraux) régnaient, dans un pays sans tête, sans ordre, avec un secrétaire à la défense qui s’arrangeait de cette situation, par ailleurs manifestée discrètement, parce qu’il devait trouver des appuis pour le ménage intérieur.

Un round d’observation

Les militaires ont observé l’ascension de BHO sans trop de préoccupations. Pour eux, le schéma du candidat leur allait à la perfection, aussi bien l’Army que la Navy: liquidation de l’Irak quand cela serait possible (la bureaucratie faisant le reste: cela prendrait du temps, les troupes US ne seraient plus exposées, on conserverait bien une poignée de bases); d’un autre côté, relance de l’Afghanistan.

C’est l’essentiel, sous une forme de deal. On échange l’Irak contre l’Afghanistan. L’engagement en Afghanistan satisfait l’U.S. Army, plus que l’engagement en Irak. C’est une guerre qui engage l’OTAN, sur laquelle l’U.S. Army croit pouvoir renforcer son emprise. Le pays tient des positions stratégiques et permet de tenir la Russie à l’œil. L’U.S. Navy également, n’est pas mécontente. Le sous-continent indien est fondamental pour les voies de communication qu’elle a pour mission de contrôler, y compris les voies de passage des pays d’Asie vers leurs sources d’approvisionnement en énergie.

Il y eut ainsi comme une sorte d’accord tacite entre militaires et Obama. Cela explique notamment que McCain obtint très peu de soutien des généraux, parce que ces derniers le considéraient tout de même comme une sorte de nouveau Bush, intempérant, incontrôlable, capable de lancer des aventures inconsidérées. Le caractère d’Obama, son calme, sa mesure, furent un atout incontestable dans cette situation. Il y eut, au début de l’automne 2008, alors que la crise financière venait d’éclater et que McCain voyait sa côte s’effondrer, une rencontre secrète entre Obama et l’amiral Mullen. Le président du JCS, très satisfait de la rencontre, assura Obama de sa parfaite loyauté en cas d’élection.

Prémisses d’un affrontement

Le candidat est devenu président. Il doit tenir des engagements qu’il a lui-même, non seulement consentis mais proposés comme une partie de la stratégie qu’il a lui-même déterminée. C’est en cela que la guerre en Afghanistan est un piège dangereux pour lui, parce qu’on ne lui a pas imposé cette guerre, qu’il a fait lui-même le choix de la désigner comme un conflit fondamental.

Obama devenu président reçut un soutien ferme des militaires, un soutien discret mais substantiel. L’amiral Mullen réitéra à plusieurs reprises, en soutenant publiquement des positions qui sont explicitement celles de l’administration Obama, hors du strict domaine militaire. De ce point de vue, les militaires jouent le jeu, ils sont fair play, ils n’empiètent en rien sur le pouvoir civil. Si l’Afghanistan semble être devenu un piège pour Obama, les militaires n’en ont pas vraiment de responsabilité ontologique et Obama l’a monté de toutes pièces en annonçant lui-même son engagement dans cette guerre.

Mais l’affrontement est compliqué

Nous en sommes donc à la situation que nous avons décrite dans notre F&C du 25 septembre 2009, où les militaires demandent les moyens de mener la guerre à leur idée. Mais, comme on l’a vu, il n’est pas assuré qu’on puisse simplement écrire “BHO versus les généraux (et les amiraux)” simplement parce que BHO hésiterait à tenir ses engagements en hésitant à libérer les moyens demandés. La situation est bien plus complexe, pour deux raisons principalement.

• D’abord, “les généraux” font monter les enchères (40.000-45.000 hommes demandés par McChrystal), peut-être, voire sans doute d’une façon un peu forcée. L’idée (celle de Tom Engelhardt) selon laquelle “ces généraux” veulent mettre BHO “dans les cordes” n’est pas dénuée de fondement. Peut-être certains autres chefs militaires peuvent avoir des doutes. Mullen a rencontrés secrètement McChrystal la semaine dernière sur la base de Ramstein, en Allemagne, pour lui demander des explications sur ses demandes de troupes. Il n’est pas assuré que Mullen soutienne McChrystal aussi nettement que Petraeus l’a affirmé en public.

• Ensuite, il y a Petraeus, qui apparaît comme une sorte d’imperator ex machina, d’homme qui tire les ficelles, le général qui voudrait être président et qui voit en 2012 une bonne opportunité, pourvu qu’auparavant le président Obama se soit saigné à blanc dans le conflit afghan. C’est l’idée (à nouveau Engelhardt) d’un Patraeus-MacArthur, en politiquement plus habile que le vice-roi du Japon devenu le grand ordonnateur de la guerre de Corée.

Or Petraeus, avec son “homme de main” McChrystal, n’est pas précisément aimé de ses pairs. On a déjà rappelé cet entretien orageux avec l’amiral Fallon, son supérieur d’alors (printemps 2007) à Central Command, au cours duquel Petraeus fut copieusement insulté selon des témoignages qui on filtré. Petraeus est vu comme un opportuniste, passant d’une position neocon prêt à prôner l’attaque de l’Iran, à un partisan d’une entente avec l’Iran, pour faciliter la tâche des forces US en Afghanistan. La Navy, qui tient le haut du pavé dans les grands commandements aujourd’hui, n’aime pas cette sorte d’intrigant. Vieille arme traditionnelle de l’américanisme, elle a ses traditions et son sens du devoir. Même si elle “tient le haut du pavé”, la Navy est, de loin, le moins politisé des services des forces armées et le plus sensible au respect des positions traditionnelles dans l’équilibre des pouvoirs dans le système.

Le facteur iranien

Justement, on vient de parler de l’Iran à propos de Petraeus, au moment où l’Iran fait à nouveau parler de lui, où une nouvelle tension apparaît alors que des échéances se profilent pour dans très vite. A nouveau, des langues imprudentes parlent de l’“option militaire”. Contrairement à ce qu’un esprit court conclurait aussitôt, la perspective n’est pas faite pour enchanter les généraux, et surtout pas les amiraux.

D’une façon plus générale encore que celle qu’on a décrite pour la période 2005-2008, la direction militaire US n’aime pas du tout la perspective d’une attaque contre l’Iran. Elle la juge potentiellement explosive quand on l’apprécie en elle-même, pour toutes les raisons du monde. Elle juge qu’une telle attaque risquerait de déstabiliser toute la région et attiserait des rancœurs terribles entre nombre de pays et les USA. (Et, lorsqu’on parle d’une attaque, on n’est pas loin d’employer la même logique pour une attaque israélienne ou une attaque US, tant les deux pays restent confondus dans l’esprit de tant de pays musulmans.)

Cela vaut pour l’aspect, disons structurel de l’attaque hypothétique. Mais que dire de l’aspect conjoncturel? Y a-t-il un moment plus mal choisi? Les troupes US sont en pleine opération de regroupement en Irak, c’est-à-dire plus exposées qu’elles n’ont jamais été au spectre que ne cesse d’agiter William S. Lind: une coupure des lignes de communication des forces US en Irak par telle ou telle activité offensive en Irak, notamment de l’Iran si ce pays était attaqué. Et qui sait quel camp choisirait le gouvernement irakien, chiite, proche de Téhéran? De l’autre côté, géographiquement, on sait qu’il y a, pour les militaires US, un lien contradictoire explosif entre la guerre en Afghanistan et un affrontement avec l’Iran. Si l’Iran décide de prendre une attitude antagoniste, la situation empirera pour les forces US (et de l’OTAN) en Afghanistan.

Ainsi la question de la guerre en Afghanistan ne peut plus être, aujourd’hui, avec le regain de tension avec Téhéran, envisagée pour elle-même, dans tous les cas du point de vue de la situation des chefs militaires US. On peut envisager qu’une partie de la direction, notamment la Navy, pour soutenir Obama si le président cherche à tout faire pour éviter une attaque contre l’Iran, soutienne ce même Obama contre les pressions de la cabale Petraeus-McChrystal pour l’Afghanistan. Comme les amiraux n’aiment pas Petraeus, cela tomberait assez bien...

Une crise, mais quelle crise ?

Y a-t-il une crise entre BHO et les militaires? Oui, d’une certaine façon, mais cette crise se complique d’une autre crise entre les militaires eux-mêmes, souterraine certes, mais qui pèserait de tout son poids si la situation se tendait entre Obama et Petraeus-McChrystal. Y a-t-il une crise en Afghanistan et à propos de l’Afghanistan? Oui, d’une façon certaine, mais cette crise se complique de l’agitation du côté de l’Iran. Et ainsi de suite…

Encore pourrait-on ajouter des facteurs plus extérieurs au théâtre ainsi décrit. Le sort du BMDE, par exemple, transféré des bases de Pologne et de Tchéquie aux navires de l’U.S. Navy, croiseurs et destroyers équipés du système AEGIS… Actuellement dix-huit ont les capacités anti-missiles balistiques (BMD) requises, d’autres sont en cours ou en projet de modernisation dans ce sens. Les projets d’Obama impliquent que la Navy aura un surcroît de travail (seuls deux croiseurs à capacité AEGIS/BMD sont affectés à la Flotte de l’Atlantique actuellement, donc disponibles pour la Méditerranée, le reste étant dans le Pacifique). La Navy aura peut-être besoin d’un surcroît de budget, sinon d’un surcroît d’unités AEGIS/BMD – que l’administration Obama ne lui refuserait sans doute pas. Le rôle de la Navy, dans un domaine fondamental, est formidablement affirmé aux dépens de celui de l’U.S. Army et de l’USAF. La Navy n’en aime que plus le président Obama, et elle s’en souviendrait sans aucun doute en cas de tension entre Obama et Petraeus/McChrystal. De ce strict point de vue des équilibres internes, l’opération BMDE est une excellente affaire pour Obama: en conservant le BMDE initial, il ne s’attirait aucune considération particulière; en le modifiant comme il le fait, il renforce sa popularité auprès d’un service qui tient aujourd’hui nombre des leviers de commande dans la structure des forces armées.

On aura noté qu’on ne parle guère de Gates. D’abord, parce qu’il est éventuellement en instance de départ, en 2010; ensuite parce qu’il est un fameux combattant bureaucratique, qui, dans cette circonstance, préfère sentir d’où vient le vent avant de s’engager. Enfin et surtout, Gates reste proche des chefs de la Navy et de Mullen, avec lesquels il a joué un jeu délicat pour détourner les fous type-Cheney de l’idée d’une attaque de l’Iran en 2006-2008; on ne voit pas ce qui le pousserait, dans les circonstances hypothétiques qu’on décrit, à se risquer dans un autre camp, et cela le met objectivement du côté d’Obama.

Désordre, plutôt que crise

Il est certes bien difficile de trancher sur le cas d’une crise entre Obama et “les militaires” – sauf que nous serions bien plus inclinés à parler d’une éventuelle prospective de désordre que de celle d’une crise si l’une ou l’autre ambition (Petraeus) se manifestait d’une façon trop voyante. Personne ne s’en étonnera, tant il s’agit bien, avec le désordre, de la tendance dominante de l’époque et des mœurs.

Une fois de plus, on est confirmé dans l’observation que le pouvoir à Washington est une mosaïque d’intérêts divers et d’influences différentes. Il est certain que le pouvoir législatif, le président, est ce “Gulliver enchaîné” dont parle l’historien Gary Wills; mais les autres pouvoirs et centres d’influence le sont aussi, chacun à sa façon, chacun avec des chaînes différentes, mais tous subissant ce même sort de l’enchaînement. Le système monstrueux enchaîne tout le monde, et à l’intérieur du champ clos les affrontements se déroulent, plus ou moins à fleurets mouchetés pour ne pas faire de vagues trop voyantes…

Alors, rien, contrairement à l’hypothèse envisagée? Pas si vite. Il y a les événements qui, aujourd’hui, dominent le monde sans souci des querelles et des ambitions de ce bas-monde qu’est l’élite générale de notre système. Dans cette atmosphère délétère, étrange par le contraste entre les agitations, les ambitions, les projets et les théories d’une part, l’enchaînement et l’impuissance d’autre part, les événements de l’Histoire en train de se faire, comme libérée des exigences du “dernier homme”(modèle nietzschéen), règlent la marche du monde. Par conséquent, rien n’est prévisible et tout est possible… Par conséquent, dans le dossier “Obama et ses généraux (et ses amiraux)”, il faut tout de même s’attendre à de très probables surprises dans cette situation de désordre contrôlée où la tension est partout, qu’un événement brutal et inattendu peut brusquement faire sortir de son cadre. Là aussi, comme dans toutes les situation, nous marchons sur le fil du rasoir.

Que nos lecteurs nous pardonnent s’ils retrouvent encore dans la conclusion de cette analyse et de son raisonnement quelque inspiration maistrienne…