Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.
52201eroctobre 2019 – Si l’on a beaucoup parlé des positions de Chirac sur la guerre en Irak (“Chirac & l’Irak”), avec de grandes satisfactions et envolées sur l’indépendance de la politique française à cet égard, d’ailleurs amplement justifiées ; par contre, on a dit peu dit sinon rien, – du moins, pour ce que nous avons lu et entendu, – à propos d’un autre problème beaucoup plus brûlant aujourd’hui, qui est “Chirac & l’Iran”, notamment sur la question-réponse qu’il nous a légués, qui paraitrait incroyable aujourd’hui jusqu’à paraître un sacrilège bordant la trahison et l’infamie : “l’Iran doit-il avoir la bombe nucléaire ?” et y répondant : “Oui bien sûr, pourquoi non ?”
Ce rapide résumé d’une question plus encore à la fois étouffée et polémique, et étouffée parce que polémique, explique le silence assez assourdissant qui a entouré cet aspect de la conception politique de Chirac, durant les célébrations de ces funérailles où les enthousiasmes n’ont pourtant pas manqué.
En 2003 et alentour, les principaux pays européens (Allemagne, France & UK), mais surtout Schroeder et Chirac très fortement soutenus par un Poutine qui s’entendait parfaitement avec les deux hommes, eurent une politique iranienne de pacification extrêmement audacieuse. (Voir notamment le 22 octobre 2003, puis le 5 décembre 2007 quand on rappela cette affaire de 2003 que les USA firent bien entendu échouer avec l’aide de Blair, trahissant conformément au spasme pavlovien des dirigeants britanniques.)
Malgré une politique du Quai d’Orsay de plus en plus influencée par la faction neocon du Quai, Chirac, à cette époque considéré comme diminué, n’en restait pas moins accroché à cette idée d’une entente avec l’Iran. Dans ses derniers mois de pouvoir, il agit en franc-tireur et laissa libre cours à ses conceptions profondes. C’est dans cette atmosphère et dans cette psychologie du président déclinant qu’il faut placer son intervention tonitruante qui avait tout du bon sens, et la possibilité potentielle de boucler enfin cette crise iranienne en comprenant parfaitement la justesse de la politique de l’Iran. D’où son intervention explosive qu’il fit, fin janvier 2007, à quelques mois de la fin de son mandat, lorsqu’il n’avait plus rien à perdre, et qu’il confia ses conceptions iconoclastes sur l’Iran et la Bombe à des journalistes US du New York Times et de l’International Herald Tribune. Il y eut un grand mais bref tintamarre … On s’empressa d’étouffer benoîtement l’affaire en s’inquiétant de la fatigue mentale du président français tant les déclarations de Chirac soulignaient par contraste la brutalité aveugle et la pure stupidité de la politique voulue par les USA.
Chirac se plaçait du point de vue fondamental de la dissuasion nucléaire. Il énonçait droitement le tabou que tout le monde s’employait à ignorer : que la puissance nucléaire écrasante d’Israël (autour de 200-300 bombes) protégeait complètement d’un éventuel Iran nucléaire, tandis que cet Iran devenu nucléaire établirait justement cet équilibre pacificateur de la dissuasion de la dissuasion. (« Le danger n'est pas dans la bombe[que l’Iran va avoir], et qui ne lui servira à rien[sinon à établir un équilibre]... Il va l'envoyer où, cette bombe ? Sur Israël ? Elle n'aura pas fait 200 mètres dans l'atmosphère que Téhéran sera rasée. »)
Nous publions ci-dessous deux textes publiés à l’époque des confidences de Chirac (2 février 2007et 5 février 2007, avec un complément de confirmation, non repris dans ce qui suit, du 13 février 2007.). L’affaire fut enterrée rapidement ensuite par la communication de propagande habituelle, notamment en déformantcertaines déclarations du président iranien Ahmadinejad pour le faire passer comme un fou irrationnel voulant une bombe pour anéantir Israël sans s’attarder une seconde aux conséquences pour l’Iran d’une telle folie transformée en simulacre de l’irrationalité criminelle et bien entendu nazie prêtée à tout dirigeant ne faisant pas partie de la sublime clique des suprémacistes anglo-saxons.
... Il n’empêche que cette idée d’un Iran avec la Bombe n’était pas tant un anathème que cela, ni un tabou indicible réservé aux présidents quasiment gâteux. On en veut pour preuve une occasion, quelques mois après Chirac, où deux hommes, l’ancien général US commandant CENTCOM Abizaid et le ministre des AE français de la nouvelle présidence Sarkozy, Bernard Kouchner, discutèrent chacun de leur côté de ce sujet sans connaître de malaise : voir le 20 septembre 2007et le 23 septembre 2007, où Abizaid admet clairement la possibilité de “vivre avec un Iran nucléaire”.
Les deux textes sur Chirac ont été réunis en un seul, avec des emplacements différents pour certaines parties, de façon à donner une nouvelle cohérence à l’ensemble. On doit donc lire ce qui suit en comprenant bien que cela fut écrit en 2007, dans un contexte complètement différent de celui d’aujourd’hui, – ne serait-ce que celui d’un Chirac toujours président. Au moins, ce que l’ensemble nous dit de Chirac reste par contre une vérité-de-situationindiscutable. Il y est question également et largement du conformisme devenu depuis narrative, simulacre, déterminisme-narrativiste, etc., dominés par un Politiquement-Correct qui est la marque de fabrique de notre liberté-chérie. A cette époque, les consignes du Système étaient déjà clairement et largement affichées.
Notre sensation, étayée sur rien d’autre que sur une éventuelle conviction, nous suggère que l’extrême tiédeur, à la limite de la politesse ou de la grossièreté c’est selon, de l’attitude US vis-à-vis du défunt Chirac, tient plus à ses positions sur l’Iran qu’à son opposition à la guerre en Irak, bien que les deux entrent en ligne de règlement de compte.
Le cas Chirac est un “cas”. Jusqu’au bout, l’homme devenu personnage ou vice-versa demeurera un mystère par rapport à ce qu’il semble paraître, par rapport à son époque… Est-il vide de sens, machiavélique, confus, corrompu, voire gâteux désormais, – ou bien, est-il un peu comme l’idiot du village des anciens temps et nous dit-il parfois des vérités révélatrices sans avoir l’air d’y toucher et sans avoir l’air de le réaliser ?
Le problème est que nous posons ces questions et que nous n’avons pas de réponses. Le problème est que nous n’avons pas d’avis ni d’information sur les circonstances de l’interview faite et refaite, puis largement commentée, du président français sur l’Iran. Le problème est que la “gaffe” de Chirac nous dit des choses qui sont moins éloignées de la sagesse que l’argument “boum, boum, boum !” des généraux de l’USAF, recyclés GW-Cheney.
Nos lecteurs, qui sont bien informés, connaissent le dossier. En consultant les textes de base, ils verront qu’on n’a pas chômé, entre président et journalistes, — entre la première interview du 29 janvier 2007, la seconde du 30 janvier 2007, avec “clarifications” du côté de l’Élysée, tout cela avec le texte du 31 janvier 2007 de commentaire des journalistes américaines (New York Times et International Herald Tribune), Elaine Sciolino et Katrin Bennhold.
Poursuivant leurs investigations, nos lecteurs seront également au courant des réactions en France… Les références en la matière peuvent, par exemple, aller au Monde. D’abord parce que ce journal signale les réactions de divers “acteurs” de la vie politique française, — assez curieusement qualifiées, ou bien qualifiées de manière significative par les mots “étonnement et prudence”.
Ensuite parce que son éditorial (1erfévrier 2007) est un monument de conformisme qui nous indique bien comment les esprits comme il faut doivent réagir. Il apparaît évident que, pour ce commentaire, le plus grand vice de l’intervention chiraquienne, — que le journal prend pour du comptant malgré les rectifications, ce qui est une indication, — est dans le fait qu’elle va “dérouter les partenaires de la France…” et qu’elle “contredit la ligne officielle de la diplomatie française…” ; qu’elle va faire une mauvaise réputation à la France, parce qu’elle ne suit pas la “ligne officielle” de la “communauté internationale” ; qu’elle va obliger éventuellement à confirmer cette “ligne officielle”, ce qui pourrait passer par le douloureux exercice de savoir ce qu’elle vaut ; et ainsi de suite.
Citation, pour confirmation:
« Jacques Chirac va encore, avec ses commentaires estimant qu'il n'est “pas tellement dangereux (que l'Iran ait) une bombe nucléaire, et peut-être une deuxième un peu plus tard”, dérouter les partenaires de la France sur la scène internationale. “Le danger n'est pas dans la bombe qu'il va avoir, et qui ne lui servira à rien’', a estimé le chef de l'État. “Il va l'envoyer où, cette bombe ? Sur Israël ? Elle n'aura pas fait 200 mètres dans l'atmosphère que Téhéran sera rasée.”
» Le propos, outre qu'il contredit la ligne officielle de la diplomatie française, incite à poser diverses questions…
[…]
» Ce second signal — l'idée que l'Iran va posséder l'arme nucléaire et que ce ne sera pas un danger immédiat — est un tournant plus radical encore, et qui intervient au mauvais moment. Lorsque la communauté internationale va se réunir à New York et de nouveau menacer l'Iran, on se demande quelle crédibilité la position de la France aura encore. »
Il y a également les réactions internationales. Parlons-en puisqu’elles ne sont pas inintéressantes. Il y a celle de l’âge du capitaine, qui ne rajoutera pas à la gloire du Guardian, — l’argument de l’interrogation soupçonneuse sur la santé mentale pour toute personne émettant une opinion opposée à l’opinion conforme, ou “l’opposition comme maladie mentale”, création dans son instutionalité de l’Union Soviétique ; curieux argument d’ailleurs, les imbéciles, les gâteux et les vrais fous étant en général très prompts à embrasser les causes conformistes, mais en les habillant d’un vernis d’originalité par la conviction sans filets, la pompe de la fausse sagesse ou le bruit et la fureur. Au reste, la chute de l’argument fait se demander qui est le plus gâteux d’entre nous : «The French president's comments to journalists prompted speculation as to whether, aged 74 and in the waning months of his second — and probably his last term — he was losing his political touch or even his mental vigour. Some also questioned whether Mr Chirac had simply voiced a fear that a nuclear-armed Iran would be a foregone conclusion.»
D’autres réactions, tirées d’un florilège rassemblé par AP et reprises par l’International Herald Tribune, nous paraissent plus roboratives:
• De Jesus Nunez Villaverde, co-directeur de l’Institut des Etudes sur les Conflits et l’Action Humanitaire de Madrid : «It would be great if more people could think like this and stop treating Iran as if it were the only proliferator. ... It knows the rules of the game very well and those rules are that nuclear arms are important to have but not to use.»
• De Alireza Nourizadeh, chef des recherches à l’Arab-Iranbian Studies de Londres : «Chirac gave us a moment of honesty. His comment was basically what I believe to be the position of Britain, the United States and much of the West: If Israel is attacked, there will be no hesitation to bring retaliation and destruction on Iran.»
Pour avoir les réactions de fond sur la “performance” de Chirac, une fois passés quelques jours qui est le délai-standard des plumes avisées tenons nous-en aux Anglo-Saxons, qui connaissent la musique.
• L’article du Financial Time du 2 février 2007 est un classique “pour rappel”. C’est l’habituel monument d’hypocrisie pateline, tenant pour acquise la responsabilité de la nature des choses dans ce qui est implicitement constaté comme une “sottise” monumentale, qui est l’affirmation chiraquienne qu’“on peut bien vivre avec un Iran nucléaire”, laquelle affirmation n’est d’ailleurs absolument pas pesée ni débattue. C’est de la belle ouvrage : le propos est à mettre au compte de son mauvais état de santé et de son âge, ce qui suppose qu’il est absurde ; alors on discute de son mauvais état de santé et de son âge, ce qui évite d’avoir à démontrer l’absurdité du propos.
De ce fait, certains passages sont surprenants. Un exemple est celui où Hubert Védrines est cité, et la présentation laisse ouvert le choix de savoir si Chirac a cédé à un dérangement mental ou au besoin (accidentel ?) de dire la vérité. Comme nous avons le choix entre l’une et l’autre explication pour la même démarche, il vient très vite à l’esprit que dire la vérité est aujourd’hui l’équivalent du dérangement mental. Voici le passage : «Yet most experts said Mr Chirac’s gaffe sounded less like a mental aberration and more like an unguarded moment of honesty. “Jacques Chirac said what many experts in the world are saying, even in the US,” said Hubert Védrine, former Socialist foreign minister.»
Bref, l’article dans la grande tradition de la prestigieuse presse anglo-saxonne, n’a qu’un seul but : démolir un homme dès lors qu’il est président français. C’est de bonne guerre mais cela nous en dit long sur ce canard de référence, plus que jamais “canard”. On ajoutera ce qu’il faut au jugement en précisant que certaines appréciations dans l’article renvoient à une inspiration, — ou disons une collaboration de l’équipe sarkozyste à Paris.
• La même intervention de Védrines est reprise par un article publié par l’International Herald Tribune, le 3 février 2007, qui présente des avis d’experts divers :
«“Jacques Chirac said things that many experts are saying around the world, even in the United States; that is to say, that a country that possesses the bomb does not use it and automatically enters the system of deterrence and doesn't take absurd risks,” Hubert Vedrine, the French foreign minister from 1997 to 2002, said Friday on LCI television.
[…]
» “There is a growing realization that the international community is failing to stop Iran from acquiring a uranium enrichment capability,” said Mark Fitzpatrick, a senior fellow at the International Institute for Strategic Studies. “The U.S. government wouldn't accept it, but it's becoming a fait accompli. Can the next step — a nuclear weapon — be prevented? Chirac skipped over that question and cut to the chase in saying that, ‘We can live with a nuclear- armed Iran.’”»
D’une façon générale, cet article est très laudateur pour le président français. Il ne cherche plus précisément à distinguer ce qui a été dit d’abord, puis la “rectification”, mais amalgame les deux pour en faire un ensemble qui présente le cas d’une déclaration (celle de Chirac) venant préciser le problème iranien sous une lumière beaucoup plus mesurée, pragmatique, que l’anathème primaire qui sert de politique officielle.
« The Bush administration rejects the idea of an Iranian bomb and has made stopping it the object of an increasingly aggressive policy. Among the Europeans, however, there is an overwhelming consensus that the American-led war in Iraq has been an unmitigated failure and that Washington's Iran strategy could end in an even more destabilizing military confrontation.
» It was Chirac who led Europe's opposition to the invasion of Iraq, and in a told-you-so speech last month he said that his predictions that the war would spread more chaos, regional instability and terrorism had come true.
» In his remarks this week, he could have been speaking for most of Europe when he said that what he called ''the Iraq affair'' has “shifted red lines.”
» Even inside the Bush administration, some officials have acknowledged over the past year that Iran eventually may have a nuclear weapon or at least the technology and components to assemble one quickly. Outside of government, the view that the world might have to coexist with a nuclear Iran was laid out in a study by two U.S.-government-financed scholars at the National Defense University in 2005.
» “Can the United States live with a nuclear-armed Iran?” the report asked. “Despite its rhetoric, it may have no choice.” The report added that the costs of rolling back Tehran's nuclear program “may be higher than the costs of deterring and containing a nuclear Iran.”
» In a sense, Chirac was trying to make just that point when he said in interviews to three publications, including the International Herald Tribune, that a bomb would do Iran little good because it would never be able to use it without facing swift retaliation.
»He also made clear that Tehran must not be completely humiliated and isolated, but encouraged to become a positive regional player. “How can we impose sufficiently strong constraints on Iran?” he asked in the Monday interview. Calling the Islamic Republic “a bit fragile,” he said, “One has to know what Iran can withstand or not.”
» The following day, he stressed the importance of having a “dialogue” with Tehran, which he said had an important role to play to stabilize the region.
» What was lost in the furor over Chirac's remarks was his clear statement that Iran was secretly trying to become a nuclear power. ''Iran wants, through the enrichment of uranium, to make a bomb,'' he said. In the past several years, Chirac has tried to navigate between the United States on one side and Iran on the other. It was France, in the months after the invasion of Iraq in 2003, that conceived a diplomatic initiative joined by Britain and Germany in which Iran would freeze its uranium enrichment activities in exchange for political, economic and technological incentives.»
Rapprochons l’exercice de Chirac de celui de Zbigniew Brzezinski. C’est dire qu’il n’est pas de notre intention, une fois de plus, de parler du fond du problème. Les arguments de Chirac et des experts sont évidents par contraste à la fausseté grossière et pesante de la position occidentale officielle.
Les arguments de la volonté de livrer une pensée plus conforme à la réalité, une pensée plus sincère, sont acceptables pour expliquer l’intervention de Chirac. Le constat est que les réactions ont été beaucoup plus diverses qu’on aurait pu craindre. Il y a eu beaucoup plus de réactions d’approbation qu’attendu et le torrent de réactions défavorables et ricanant a été maigrelet. Les officiels américains ont été particulièrement discrets comme si, en fait, la question abordée par Chirac ne concernait pas les USA.
(C’est un peu le cas d’ailleurs : les USA ayant décidé leur politique sur quelques principes intangibles, dont l’un est que l’Iran n’aura pas d’arme nucléaire point final, toute discussion concernant ces principes est inutile. Il n’est même pas nécessaire de s’exclamer à propos de Chirac. On s’en tient aux mises au point officielles françaises selon lesquelles rien n’est changé dans la politique des Occidentaux et l’affaire est entendue. De ce côté, comme par bien d’autres aspects, l’administration GW est du type autiste.)
L’effet des déclarations de Chirac doit être évalué au niveau des psychologies, par rapport au conformisme de fer qui est généralement observé. Ces déclarations constituent une brèche considérable, non parce qu’elles apporteraient une nouveauté (l’article ci-dessus, de l’IHT, montre que l’appréciation de Chirac est sans doute majoritaire) mais parce qu’elles devraient susciter une certaine audace dans les attitudes privées et semi-publiques, mais sans doute pas dans les déclarations publiques, — on veut dire : audace d’exprimer à voix haute ou clairement écrit sur le papier ce qui est ainsi en général accepté.
Il n’y a rien de révolutionnaire dans les déclarations de Chirac. On hésiterait même à qualifier de révolutionnaire cette démarche de les avoir faites ; tout juste y aurait-il une certaine ingénuité et un certain goût de la provocation (à l’encontre des Anglo-Saxons et de Sarkozy, dans le désordre) de la part de Chirac.
(Par ailleurs, et justement s’il s’agit de gêner Sarkozy, — le domaine de la politique extérieure est idéal pour cela, — il faut s’attendre à d’autres “sorties”, bons mots, soi-disant “gaffes”, etc., de Chirac dans les prochaines semaines.)
Mais l’époque est si complètement sclérosée, “rigidifiée” à l’image d’un conformisme qui peut être comparé à une névrose selon notre appréciation, que la simple démarche de la sincérité, même avec des arrière-pensées, est explosive. Ce qui est intéressant, et rassurant, c’est la maigre résistance opposée à cette sincérité. C’est comme si, un bref instant, il y avait une libération avec l’autorisation un instant volée de pouvoir dire ce qu’on pense et d’honorer la vérité.
Nous croyons que cette sorte de coups de boutoir ne reste pas sans effet. Ils font évoluer l’attitude psychologique, d’une façon éventuellement insensible mais certaine.
Revenons-en au début du propos. Nous n’avons pas la réponse à la question : la soi-disant “gaffe” était-elle délibérée, pour dire quelque chose sans le dire? (Par exemple, ce qui part d'un bon sentiment qui n'est pas dépourvu de sagesse, pour tenter de freiner la folie belliciste de nos alliés et amis américanistes, avec lesquels nous partageons tant de valeurs communes.)
Nous n’avons pas de réponse non plus à propos du “cas” Chirac, ce qu’il est, ce qu’il pense, etc. Nous avons aussi le sentiment que cela n’a pas grande importance, ou une importance anecdotique. Reste ce qu’il a dit et les leçons à tirer des effets que cela a provoqués ; cette formulation nous dicte notre commentaire, — en deux parties.
• Ce qu’il a dit. Il va sans dire, pour notre compte, que le président français n’a fait que rappeler quelques vérités premières sur la dissuasion et, par conséquent, qu’il a puissamment alimenté le débat sur la question de savoir si l’Iran a “le droit” d’avoir des armes nucléaires quand quelques autres en possèdent “illégalement”, au su et au vu très hypocrites de tout le monde. On connaît la chanson et l’argument. On sait qu’à part les lubies, les préjugés et les sottises incroyables des thèses américanistes alimentées par les obsessions courantes du domaine, l’affaire est prestement entendue. (On sait également que, depuis 1999 au moins, les Israéliens se préparent à la possibilité de l’installation d’une situation de dissuasion réciproque avec les Iraniens sans y voir une seconde une perspective apocalyptique.)
Que l’évolution de l’Iran vers la puissance nucléaire soit un problème, nous n’en disconvenons pas ; mais l’Iran voulant devenir nucléaire n’est pas la cause du problème, il en est la conséquence. La fermeture sclérosée (voir plus loin) de l’esprit occidental nous rend coutumiers de ce sophisme du raisonnement consistant à confondre cause et conséquence. A moins de demander aux généraux de l’USAF de changer la forme de la raison humaine et le fonctionnement de la logique à coups de “boum, boum, boum !”, nous ne sommes pas à l’aise dans le cas iranien.
Par conséquent, la “gaffe” de Chirac dérange bon nombre d’esprits éclairés qui sont à la barre pour nous indiquer l’avenir du monde. S’il pouvait être vrai, l’argument de l’âge du capitaine arrangerait tout ce beau monde. Rien que pour cela, il nous paraît si suspect que les déclarations chiraquiennes nous procurent, par réaction et par esprit de contradiction, comme un bain de Jouvence de l’esprit.
• Les leçons à tirer des effets que cela a provoqués. En fait et somme toute, il n’y en a qu’une, — une seule leçon si l’on veut aller au fond des choses. La voici : la vraie crise du monde et de notre civilisation, c’est le conformisme. La plupart des réactions à l’intervention de Chirac, c’est “l’étonnement et la prudence” ; étonnement pour ceux qui découvrent qu’il y a la possibilité d’une autre vérité que celle à laquelle ils sacrifient sans s’interroger ; la prudence pour ceux qui se doutent de quelque chose mais qui craignent l’aventure (celle de la liberté de jugement) et regardent avec une sorte d’effroi contenu l’iconoclaste, le relaps ou l’idiot du village c’est selon, qui a soulevé un coin du voile, — volontairement ou par inadvertance qu’importe.
Confirmons : la vraie crise du monde et de notre civilisation, c’est le conformisme ; et un conformisme si profond qu’il ne concerne plus le jugement (je me conforme parce que c’est plus facile, plus avantageux, plus confortable, etc., — définition du conformisme social, par hypocrisie) ; un conformisme si profond qu’il concerne la psychologie (le processus de formation du jugement, processus inconscient pour beaucoup, est réalisé à l’aide d’un “matériel” de perceptions et d’expériences lui-même soumis au conformisme, — ce qui nous suggère une définition d’un “conformisme individuel”, par corruption de la psychologie, un peu comme une pathologie).
(Bien entendu, nous ne décrivons pas un processus absolu. Comme dans le cas du conformisme social, contre lequel certains jugements résistent, certaines psychologies résistent à la perception et à l’expérience selon le seul conformisme, et leur jugement formé notamment à partir des “outils” que leur fournit leur psychologie échappe au conformisme individuel.)
• Extrait du Volume 22, n°10 du 10 février 2007, “de defensa & eurostratégie”. Pour illustrer ce propos, nous proposons ci-dessous un extrait de notre chronique Journal de notre Lettre d’Analyse dd&e du 10 février. L’extrait concerne effectivement le constat de la puissance du conformisme ; la chose est considérée à partir de l’exemple de Davos, et du triomphe du conformisme (voir notre F&C du 25 janvier 2007) avec l’acceptation de deux propositions fondamentales, — la réalité de la crise climatique et l’effondrement de l’influence de l’américanisme. Il va sans dire que le processus qui intéresse notre analyse critique est bien le processus psychologique, puisque sur le fond de la chose (la crise climatique et l’effondrement de l’influence américaniste), nous serions plutôt approbateurs de cette évolution. (Nos lecteurs auront reconnu ou reconnaîtront en se référant à notre autre F&Cdu 25 janvier 2007 le rôle tenu par Garton-Ash et Gardels dans notre démonstration.)
« La puissance bouleversante du conformisme dans la formation du sentiment et de la perception des élites internationales: un facteur dépendant de la communication et marquant la réalité de l'“ère psychopolitique”
»…Le Forum de cette année à Davos a été un formidable exercice en conformisme; voilà le constat qui nous importe, qui est un constat différent de celui qu'on peut faire sur la réalité ou pas des deux événements concernés. Le conformisme est aujourd'hui une attitude intellectuelle qui s'exerce dans tous les sens, sans tenir compte de l'orientation idéologique des événements sur lesquels elle porte, de la justesse de l'analyse, etc. On peut donc parler d'un phénomène psychologique et, éventuellement, d'un phénomène psychologique s'apparentant à une pathologie. Analysant les travaux du psychothérapeute américain Milton Erikson, le médecin psychiatre Marc L. Bourgeois rapporte la conception qu'avait Erikson de la névrose. Bourgeois la définit comme une “rigidification de la personnalité”, fermant cette personnalité aux réalités extérieures d'une façon aussi dure que la dureté du ‘bois de fer’, “propre à certaines régions désertiques américaines, [...] si dur qu'il a la consistance du métal”. On observera combien on peut transposer cette définition à l'attitude du conformisme dans la mesure où cette attitude revient effectivement à une fermeture de l'esprit, et combien on est justifié de le faire si l'on considère que le conformisme est plus désormais un produit de la psychologie que du jugement plus ou moins conscient quoique influencé. Ce qui s'est passé à Davos est assez caractéristique à cet égard. Il n'y a, chez Gardels ou chez Garton-Ash, aucune précaution explicatoire, aucune gêne éventuelle, dans le constat qui est fait de l'effondrement de l'influence américaniste et dans l'acceptation presque consentante de ce constat; alors que ces deux auteurs célébraient la puissance américaniste, deux ou trois ans plus tôt, comme un fait indubitable, fondamental et complètement heureux [et quasiment promis à l’éternité]. Il semble y avoir une démission du jugement, un refus de l'engagement analytique au profit d'un constat qui est la conséquence d'un entraînement conformiste de la perception. C'est à ce point qu'on comprend que le conformisme n'est plus ce phénomène social qui influait sur le jugement, — surtout, conformément à l'hypocrisie du sujet; il est devenu un phénomène psychologique qui influe d'une façon automatique sur le jugement. Il n'y a plus d'hypocrisie sinon inconsciente, — et, certes, une hypocrisie inconsciente n’est plus de l’hypocrisie au sens habituel mais un processus mécanique incontrôlé.»