Notes sur des humeurs transatlantiques

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Notes sur des humeurs transatlantiques

23 février 2015 – Comme d’habitude et même plus que jamais, Washington est prisonnier de sa narrative en même temps qu’apparaissent ici et là des signes que certains entrevoient épisodiquement les risques encourus à suivre cette narrative jusqu’à son terme. Bien entendu, il s’agit de l’Ukraine et, d’abord, de l’irrépressible irritation US devant l’accord Minsk-2, l’initiative prise par les Européens (Allemagne-France) sans consulter les USA, et le résultat d’un accord qu’il semble bien difficile de faire capoter.

Une décade s’est maintenant écoulée depuis cet accord Minsk-2, assez pour constater qu’effectivement il tient d’une façon acceptable, – mais surtout qu’il a installé une situation nouvelle et qu’il reste à déterminer de quelle situation nouvelle il s’agit exactement. Le point essentiel à cet égard, et qui doit nécessiter une enquête, est la détermination de la véritable position américaniste vis-à-vis de l’accord Minsk-2. C’est par ce point que nous allons commencer ces Notes d’analyse, pour constater d’une part que cette nouvelle position demande effectivement une réelle recherche qui écarte les observations convenues avant de parvenir à une définition acceptable ; d’autre part que le résultat ne ménage pas une réelle surprise pour qui garde dans sa perception de la situation une vision générale de la position américaniste essentiellement déterminée par rapport à l’activisme de surpuissance du Système, et par conséquent un pessimisme de bon aloi car tout désaccord US avec les “amis européens”, – qui serait l’objet de cette vision pessimiste, – va dans le bon sens qui est celui du désarroi au sein du bloc BAO.

Psaki monte au front

Le sentiment dominant, non substantivé mais perceptible dans une certaine mauvaise humeur washingtonienne, est celui de l’irritation vis-à-vis de Minsk-2 et, surtout, de ceux qui, du côté du bloc BAO, ont participé à l’élaboration de Minsk-2. On verra un signe symbolique, comme par inadvertance, de cette irritation manifestée dans le domaine central de la communication, dans l’annonce du retour à la Maison-Blanche (le 1er avril), avec une promotion puisqu’elle y devient directrice de la communication, de Jennifer Psaki, porte-parole du département d’État. Cette promotion n’est pas due à la position US vis-à-vis de Minsk-2 mais tout se passe comme si cela tombait bien pour présager de l’avenir. Psaki a déjà montré son art extraordinaire de dénégation de toutes les vérités de situation possible, et son affirmation péremptoire, sans l’embarras de la moindre preuve, de toutes les variations de la narrative autour de l’incontestable culpabilité russe préexistante au forfait lui-même, et par conséquent du traquenard (au profit des Russes) que constitue Minsk-2 tel qu’il a été élaboré. Psaki fera donc merveille à la Maison-Blanche et le fait que BHO se réapproprie cette perle rare qui fut l’organisatrice de la communication de sa campagne présidentielle de 2008 sera tenu comme symboliquement révélateur. Psaki prend donc sa place au premier rang, aux côtés des amazones de l’administration Obama, les va-t-en-guerre Rice, Powers, Nuland...

C’est sur Psaki que débute l’interview que l’excellent Daniel McAdams, du Ron Paul Institute for Peace, donne à RT ce 21 février 2015. Toujours avisé et clairvoyant dans son commentaire, McAdams développe l’argument selon lequel la course en “indépendant” du couple Hollande-Merkel dans le cadre de Minsk-2 est une occurrence impossible à accepter telle quelle par Washington, et la cause de l’irritation washingtonienne dont nous parlions plus haut.

McAdams explique fort justement qu’un front UK-USA est en train de se verrouiller, contre les traîtres Allemagne-France, avec comme premier travail prioritaire d’envisager de nouvelles sanctions contre la Russie. (Voir John Kerry arrivant à Londres, le 21 février 2015, dénonçant le comportement russe, – sans préciser de quoi il parle, – et annonçant que «nous ne suivrons pas ce comportement extraordinairement apeuré», désignant sans doute par là le comportement de Hollande-Merkel vis-à-vis de Poutine depuis Minsk-2.) Voilà donc confirmées les remarques du même John Kerry annonçant tranquillement, le 13 février 2015, que les sanctions contre la Russie allaient être allégées, ou adoucies c’est selon, pour saluer la signature de l’accord Minsk-2.

Cette tranquille incohérence est l’une des techniques les mieux éprouvées de la stratégie des USA, cette politique nihiliste qui parvient à faire prendre le “rien” pour du beurre, qui est élaborée avec soin par une équipe pléthorique, qui ne cesse d’accumuler des revers dissimulant toutes autant de victoires de la dite-stratégie dont nombre de commentaires-Système continuent à la créditer. Il s’agit donc de se comprendre : le véritable argument pour le changement de Kerry entre les 13 et 21 février et pour le passage d’un adoucissement au durcissement des sanctions antirusses, c’est qu’une réunion des ministres des affaires étrangères des quatre de Minsk-2/“format Normandie” s’est tenue à Paris, sans lui, – lui, le secrétaire d’État des États-Unis. Irritant, évidemment, et ainsi argument majeur de la politique étrangère US et moteur de son “tournant stratégique”.

Les USA ne peuvent pas reculer

On s’attardera donc à l’interview de McAdams qui vaut à peu près tous les articles de la presse-Système française sur Minsk-2 depuis la signature de l’accord. Il nous résume le tout, c’est-à-dire qu’il met clairement en évidence le fait principal résultant de Minsk-2, qui n’est pas la situation nouvelle installée en Ukraine mais bien la mise à jour d’un antagonisme latent au sein du bloc BAO.

Russia Today : «Jen Psaki has once again accused Russia of stirring up trouble in Ukraine. What is the US dissatisfied with now?»

Daniel McAdams : «Well it’s funny, Jen Psaki starting to sound like the ‘Baghdad Bob’ of the US government. She is somehow blaming the Russians for all the shelling that took place in east Ukraine, when anyone with a brain knows that it was the government in Kiev that was shelling these places.

»So I think what is irritating Psaki and most importantly her bosses in the US government is that the Germans and the [French] took the initiative. They went to Moscow, they went to Kiev. They negotiated an agreement, and they did it without US participation. Der Bild newspaper reported on Jen Psaki apparently complaining at the Munich Security Council to the American delegation, making fun of the Germans’ efforts in trying to find peace. So it is clear that the US can’t simply back down. They can’t turn their back on this operation they’ve launched. They can’t admit that they have done something that has not resulted in what was promised.»

Russia Today : «In recent days Debaltsevo in eastern Ukraine has seen peace and a withdrawal of heavy weaponry taking place. Why is the US ignoring the success of the ceasefire and continuing to pressure Russia?»

Daniel McAdams : «Well, this is when you have an agreement that can be interpreted in many different ways. The whole situation in Debaltsevo, the reason why it was not discussed in the context of the February 12 agreement is that Poroshenko did not want to discuss it and refused to admit that there was indeed a cauldron there where some 5,000 or more of his soldiers were trapped. They were left out there, to be killed or trying to escape on their own. The reason why the fighting continued there is directly the result of Poroshenko’s behavior in discussions with the Germans and the French.»

Russia Today : «Angela Merkel said that new sanctions on Russia have not resolved anything. Is there now a clash of opinions between the US and the EU?»

Daniel McAdams : «Well I think there is a bigger rift than that. I think it’s the Anglo-American [team] on one side versus the Germano-French on the other. The British defense secretary said recently that he believes that Russia is more dangerous for Europe than ISIS. He said that Russia is poised to attack the Baltics at any moment. And even the most Russophobic Baltic leaders, the defense secretaries of both Latvia and Estonia said “hold on a little, you're pushing this a little bit too far.”

»So there is a split. There is the UK and the US on one side who can’t back down from this disaster they’ve created, and there is the French and the Germans, who see it as a possibility of a serious problem in their back yard, trying to find some diplomatic solution to the problem.»

Le cas UK

On voit que McAdams précise clairement son évaluation selon laquelle le Royaume-Uni (UK) est désormais engagé pour former, – non, pour reformer l’équipe gagnante et extrémiste des temps bienheureux du couple Blair-Bush. Le maximalisme des Lords-somnambules n’est pas un accident isolé, comme on l’entend avec les déclarations du ministre actuel de la défense britannique que rappelle McAdams, comme on l’entend encore avec celles de l’ancien ministre (également de la défense) Liam Fox (le 22 février 2015, sur Sputnik.News).

Il s’agit d’un cas remarquable dans le désordre du monde. Il s’agit d’une complète débauche d’extrémisme hystérique de guerrier conscient de l’enjeu planétaire, une hystérie sans répit et dont on dirait que sur elle “le soleil ne se couche jamais”, sans le moindre rapport avec les événements vrais, avec les situations du monde. La dialectique extrémiste de l’anglosphère se vomit aujourd’hui jusqu’à la nausée ou selon le rythme d’une diarrhée, selon la dynamique de crise qu’on préfère... «Les forces de l'Otan doivent “offrir aux Ukrainiens les capacités nécessaires pour se défendre” face aux insurgés du Donbass, car l'éventuelle solution pacifique du conflit suscite de plus en plus de doutes. Les Européens doivent en outre renforcer leurs dépenses militaires, estime l'ancien ministre britannique. “Les pays occidentaux ont peur de redistribuer les fonds pour les dépenser non [pour] la population, qui est habituée au bien-être, mais sur la sécurité nationale, et la Russie en est consciente...”»

L’entité UK est engagée dans une “course en avant” où elle pulvérise tous les records encore en place. Rien ne vaut ce rythme pour s’étourdir, et éviter la moindre réflexion sur les infortunes du nihilisme de Café du Commerce qui leur sert aujourd’hui de politique, – une sorte de détritus intellectuel de bas-empire, hérité des antiques conceptions churchilliennes de la Deuxième Guerre mondiale. On ne fait pas plus postmoderne, opinent de concert le Financial Times et The Economist.

L’illusion de la proxy war

En parallèle avec cette évaluation de la situation à l’intérieur du bloc BAO, avec cet antagonisme UK-USA versus Allemagne-France, on doit présenter les prises de position d’experts US lors d’un séminaire à la fondation Carnegie, à Washington, le 18 février. Quelques détails sont rapportés par Sputnik.News, le 20 février 2015.

Il s’agit de l’avertissement que la livraison d’armes US à l’Ukraine constitue un très grave risque de conflit direct entre les USA et la Russie, selon l’idée que cette implication en apparence indirecte des USA sera nécessairement perçue comme une implication directe. Les circonstances si intenses et si graves font que la fiction d’une “guerre par procuration” (proxy war) ne tiendra pas une seconde, et que les Russes considéreront qu’il s’agit d’une intervention ouverte, déclarée et officielle des USA ; la direction russe l’a laissé clairement entendre, et l’argument pèse d’autant plus que cette intervention ouverte des USA serait considérée comme le stade ultime d’une intervention plus ou moins dissimulée et dans tous les cas non affichée d’ores et déjà active et ancienne des USA aux côtés des Ukrainiens de Kiev. Les observations des experts signalées par Sputnik.News vont clairement dans le sens du risque d’un enchaînement dont on ne peut exclure que le terme puisse être l’affrontement nucléaire.

«“Let’s make no mistake, what you’re arguing for is a proxy war against Russia,” the Carnegie Endowment’s Russia and Eurasia Program Director and former National Intelligence Council officer Eugene Rumer said. During a debate over whether the US should provide weapons to Kiev, Rumer argued that those who advocate sending US arms have not considered the potential consequences, including how Russia could retaliate. For the US to provide weapons to the Kiev government “is essentially to fight the Russian military with the hands of Ukrainian soldiers with us [the United States] in a sort of remote-control situation,” Rumer expalined.

»Brookings Institution Fellow Jeremy Shapiro said that US arms shipments would be “portrayed as a war of the West against Russia… and at a certain level it will be.” Shapiro commented that the potentially catastrophic consequences of delivering US arms have not been fully considered by those who advocate arming Kiev. “Are we [the United States] ready to go to war against a nuclear power for the sake of Ukraine?” Shapiro asked, referring to a potential conflict with Russia.»

L’ego nucléaire de BHO

Le fait est ainsi qu’à Washington, en complet contraste avec la ligne Paris-Berlin-Moscou où règne une ambiance constructive de travail, l’option du pire, si longtemps ignorée, est aujourd’hui considérée d’une façon assez régulière. Après les experts-Système de Carnegie et de Brookings qui viennent d’être cités, mentionnons ce passage d’une très longue analyse de l’historien Eric Zuesse, une plume dissidente US qui commence à s’imposer comme un commentateur majeur de la politique d’hyper-expansionnisme des USA. Zuesse fait, à l’occasion du premier anniversaire du putsch d’Obama à Kiev, une très longue analyse de la “politique de guerre” d’Obama considérée d’un point de vue schématique, comme une sorte d’attitude-réflexe qui serait comme une répétition pavlovienne des mêmes manœuvres pour chaque crise.

Dans l’extrait cité d’une analyse extrêmement longue et fournie, Zuesse explicite le cas de la politique antirusse d’Obama, conduite par le slogan de regime change, qui envisageait comme première étape de forcer Poutine à intervenir en Ukraine de l’Est, et qui constate l’échec de cette manœuvre, qui est aujourd’hui un fait avéré... (Texte dans le Washington’s blog du 22 février 2015.)

«Obama’s fallback position has perhaps been for Russian nationalists to win the support of Russia’s own population if Putin lets the people in Donbass be exterminated and he thus becomes replaced via a Russian civil war, which would provide a U.S. pretext to invade Russia, and to establish “order” there. But that too isn’t happening. On the contrary: this past December 18th, the AP headlined “Poll: 81 percent back Putin even as ruble falls.” This AP poll confirmed previous polls, such as Gallup’s having bannered on July 18th, “Russian Approval of Putin Soars to Highest Level in Years: Ratings of U.S., European Union leadership sink to record lows, in single digits.”

»If Obama cannot find a solution to this problem, then the possibility of a nuclear war, which would destroy the entire planet, is very real, and then the outcome of Obama’s anti-Russia war will end up depending upon whether or not Obama can accept what would inevitably be a very embarrassing public defeat for him, and for his aristocratic backers — America’s aristocracy (including not just his backers but the ones who had stood with Mitt Romney when he asserted that Russia “is without question our No. 1 geopolitical foe”) — a defeat which would prove to the world that the nation that Obama leads, which he has repeatedly called by the supremacist nationalist phrase, “the one indispensable nation,” isn’t so unique, after all. By his calling his country that, he is implicitly asserting that every other nation is “dispensable.” Hitler, too, felt that way about his nation, Germany (“Deutschland über alles” was his phrase for it). But Hitler didn’t possess nuclear weapons; Obama does, and Obama might soon have to either give up his extreme nationalism, or else use these weapons to enforce it.

»Such a defeat would be a huge come-down for Obama’s ego. So, maybe he will stick with his plan, even if it means destroying the world. But, no one today can yet say which is more important to him: Is it destroying Russia? Or is it instead avoiding a nuclear war?

»Within a few years, we (or at least the survivors) will know which of these two priorities was the higher for him...»

Communication contre technologisme

A ce point du propos, on observera combien la description, non limitative d’ailleurs, qu’on fait des diverses péripéties washingtoniennes se schématise en une sorte d’affrontement pour déterminer la gravité de la crise, et l’orientation que doivent prendre les USA à cet égard. D’une part, – Psaki, la narrative, l’irritation et John Kerry poursuivant sa valse de sanctionneur, – c’est le système de la communication ; d’autre part, – les préoccupations plus ou moins justifiées du risque du pire, – c’est le système du technologisme. Ainsi va Washington, au gré des hoquets et des ébrouements du Système...

Mais l’affrontement est compris d’avance. Le président Obama, dont la plus extrême de ses vertus est sans aucun doute, selon le mot d’un commentateur parisien d’une grande lucidité (Antoine de Caunes, du Grand Journal), son extrême cooltitude, ne peut que pencher vers ce qui l’anime irrésistiblement. Dans ces temps reconstruits à la mesure d’une perspective que chacun peut interpréter selon son sens du simulacre, le grand gagnant ne peut être que le système de la communication. C’est donc vers de nouvelles péripéties du genre, vers un nouvel acte de la pièce washingtonienne que l’on se dirige, dans laquelle les clowns de Kiev continuent à avoir une place. Cela pour dire que le champ, à Washington, est ouvert pour de nouvelles aggravations de la situation, au nom des plus extrêmes futilités, selon les interprétations les plus rocambolesques et dans le respect du Grand Livre de notre époque qu’est la narrative.

Une leçon de civilisation effondrée

Ces diverses appréciations montrent par conséquent l’installation d’un climat général d’aggravation et d’une affirmation de fermeté renouvelée de la situation à Washington, après un rapide intermède où il a bien fallu approuver du bout des lèvres la signature de Minsk-2. Outre les hypothèses apocalyptiques dont on a vu la limite et le peu d’intérêt où on les tient en haut lieu, toujours à Washington, ce climat aggravé est caractérisé par deux faits majeurs :

• L’installation d’une situation de mésentente sinon de confrontation entre ce que Rumsfeld désignait début 2003 avec un mépris railleur comme “la vieille Europe” (l’Allemagne de Schroeder et la France de Chirac) et le front de plus en plus affirmé UK-US, ce front ayant avec lui la Pologne et les pays baltes, et aussi l’entité bureaucratique des institutions européennes emmenées par le Polonais Tusk. Mais la “vieille Europe” de 2003 a pris de la bouteille et se trouve sans aucun doute notablement renforcée par nombre d’autres pays européens, ceux qui se sont déjà déclarés hostile à l’antagonisme avec la Russie (Autriche, Hongrie, Tchéquie, Slovaquie) et ceux qui en sont proches (Espagne, Grèce, Italie, Luxembourg, Belgique, etc.) ; d’autre part, la Russie qui est aussi européenne n’est pas l’Irak, tant s’en faut ; d’autre part, enfin et surtout, la situation internationale de 2015 avec les USA en décadence accélérée est vraiment complètement différente jusqu’à l’inversion complète (et vertueuse), par rapport à celle de 2003 avec les USA triomphants.

• Le deuxième fait est le constat que, Minsk-2 ou pas, la question de la livraison “officielle” d’une aide militaire US à Kiev reste, à Washington, posée, ouverte et pressante. Les termes du débat, on le voit ci-dessus, impliquent la conscience de plus en plus affirmée que l’affrontement en Ukraine se transformerait quasi-nécessairement en affrontement avec la Russie si les USA s’y impliquaient ouvertement, avec le risque suprême que l’on sait. Certains, guidés par la raison, y verraient un argument de poids contre l’engagement US, et il n’est nullement assuré qu’ils aient raison.

... “Il n’est nullement assuré qu’ils aient raison” parce que, justement, le débat en cours à Washington, n’est pas un débat de raison, un débat rationnel, ne serait-ce que parce que la raison dont il est fait effectivement grand usage est ce que nous jugeons être la raison-subvertie et que les caractères exposés par elle sont ceux de l’hystérie à peine dissimulée, de la schizophrénie due à la narrative, de l'affectivisme, de l’ignorance complète des vérité des situations extérieures aggravée de l’indifférence congénitale des USA pour tout ce qui n’est pas eux. Il y a une curieuse tendance à prendre l’apparence et la pompe washingtonienne pour un signe de vertu intellectuelle, et d’en déduire que les dirigeants US ne sont pas des idiots ; au mieux ce sont des robots indifférents, et plus certainement des individus d’une extrême pauvreté intellectuelle qui n’écartent absolument pas la liberté suprême de la Grande République qui est, selon Kerry lui-même, maître de la pratique, le “droit d’être stupide”. Il y a une façon washingtonienne d’user de toute l’intelligence disponible pour agir d’une façon absolument stupide, c’est-à-dire absurde et incohérente tout ensemble, qui est en soi une leçon de civilisation effondrée, avec la raison-subvertie (dans le sens de l’inversion) et la psychologie malade qui va avec.

Les chars volants de Marioupol

L’usage extrême de toutes ses initiatives US sans le moindre égard pour les coutumes fait désormais des dégâts. La presse allemande a été pleine, ces quinze derniers jours, des excès de Victoria Nuland, notamment en marge de la conférence de la Wehrkunde à Munich, avec des exploitations diverses sur l’internet qui renforcent notablement le climat et finissent par susciter un malaise préoccupant ... (Voir RI, le 20 février 2015, qui retranscrit un article du Spiegel sur l’intervention de Nuland lors de cette réunion “secrète” dans un hôtel de Munich dont le contenu est parvenu très opportunément, et avec tous les détails nécessaires à la presse allemande.)

Le site FrontRus, qui figure parmi les sources prorusses les plus intéressantes sur les mystères de la crise ukrainienne, publie (le 19 février 2015) une traduction d’un autre article, paru dans le Bild, concernant cette fameuse “réunion secrète” initiée par Victoria Nuland le 6 février. Nuland rassemblait les divers officiels et participants US à la conférence, en présence notamment du général Breedlove, pour les mettre au courant des derniers secrets des plans américanistes concernant l’Ukraine et son alentour. Il y fut surtout question de l’Allemagne, qui fut donc l’objet d’insultes et de sarcasmes divers.

Pour situer l’atmosphère, qu’on retrouve d’ailleurs à peine sous-jacente lors de la conférence de la Wehrkunde elle-même, on citera la conclusion de l’article du Bild : «Il n’y a pas eu une telle tension entre les Européens et les Américains depuis l’édition de 2003 de cette même conférence de Munich, quelques semaines avant le début de la guerre contre l’Irak» (Occurrence la plus extrême de la tension entre les USA et la “vieille Europe“ citée plus haut, avec à cette époque, comme l’on s’en souvient, les Français de Chirac et les Allemands de Schroeder unis contre l’idée de l’attaque contre l’Irak. La Wehrkunde-2003 de Munich s’était fortement ressentie de cette opposition, avec un discours de la ministre française de la défense Alliot-Marie resté fameux [voir le 9 février 2003].)

L’audace de la “vieille Europe” va jusqu’à contredire publiquement l’un des innombrables canards lancés par Kiev et qui avait été aussitôt repris en chœur par les manchettes-Système de la presse-Système française en train de signer l’exploit d’un asservissement à la narrative et aux délires débiles des clowns de Kiev, à nul autre pareil dans le bloc BAO. Voici donc Hollande dans un exercice nouveau pour lui, de déni patelin et prudent des nouvelles venues de Kiev, – et d’ailleurs aussitôt envolées, les nouvelles et les manchettes-Système, tout comme les chars russes autour de Marioupol dont plus personne ne parle (RT-France, le 20 février 2015).

«Le président français François Hollande a dit lors de sa conférence de presse conjointe avec Angela Merkel qu’il ne pouvait pas confirmer la présence de chars russes en Ukraine. Avant la conférence de presse, des allégations ukrainiennes prétendant que les chars russes se trouvaient près de Marioupol ont fait les grands titres des médias français en dépit des multiples démentis de la Russie.»

Une crise toujours plus digne d'intérêt

Cela pour dire, évidemment, que la crise ukrainienne est loin d’être bouclée, qu’au contraire elle est passée dans sa phase la plus intéressante qui est celle du conflit désormais quasiment ouvert au sein du bloc BAO. On sait qu’il s’agit, selon notre appréciation fondée sur la reconnaissance de la crise ukrainienne comme probable crise ultime de l’époque de rupture crisique que nous vivons, de l’option la plus prometteuse : un processus crisique d’une grande intensité d’effondrement interne du bloc BAO entravant décisivement la marche vers l’affrontement direct, avec le risque nucléaire, entre les USA et la Russie. (C’est ce que nous désignons régulièrement comme notre “pari pascalien” extrêmement terrestre, à partir de l’idée émise le 3 mars 2014 : «La crise ukrainienne, et la réalisation que les pressions du Système [...] [qui] peuvent conduire à l’extrême catastrophique des affaires du monde [la guerre nucléaire], peuvent aussi bien, grâce au “formidable choc psychologique” dont nous parlons et à l’immense crainte qu’il recèle, déclencher une autre dynamique d’une puissance inouïe...», – cette dynamique, bien sûr celle de l’effondrement du Système, passant évidemment et nécessairement par la division meurtrière et fratricide du bloc BAO qui nous semble ici sur la voie de se poursuivre et de s’accélérer.)

Le désordre des antagonismes va dans ce sens, car l’on peut sans aucun doute parler de désordre bien plus que de l’opposition classique entre les USA et l’Europe (un mythe, pourrait-on dire plutôt qu’une perspective politique, attendu depuis des décennies, comme l’on attend Godot). L’exercice est d’autant plus intéressant que l’Europe est divisée, et qu’elle est divisée d’une façon très originale, – qu’on en juge...

• L’Europe est divisée, mais sans avantage pour les USA, qui se confirment chaque jour davantage comme un formidable producteur de désordre totalement impuissant à en tirer le moindre avantage. Ce sont eux, les USA, qui ont sans cesse poussé les extrémistes d’Europe de l’Est contre la Russie, sinon intrigué pour faire donner la présidence de l’UE à Tusk qu’ils prétendent manipuler comme une marionnette, – alors que Tusk, dans son activisme, n’a certes besoin d’aucune manipulation, puisque lui-même marionnette de son affectivisme exacerbé. En y ajoutant leurs intrigues annexes et diverses (Nuland, NSA, etc.), le résultat ainsi obtenu par les USA c’est de forcer les deux grands pays européens (Allemagne-France) à faire “cavalier seul” avec la Russie, avec le secret soutien hors-UE, de nombreux autres pays européens ... Les USA ont réussi à faire en sorte que s’organise une fronde majeure dans une Europe qu’on croyait absolument verrouillée dans un alignement impeccable, ils ont réussi à donner à Merkel un peu d’audace pour se dégager des rets américanistes, et à Hollande un peu d’imagination pour se rendre compte que la France pouvait encore jouer un rôle.

• L’Europe est divisée, mais sans avantage pour l’édifice européen construit selon les consignes-Système, et même contre lui... Effectivement, d’habitude les divisions européennes entre États-membres se concluent par une réconciliation et un rassemblement autour du “centre” qui semble trôner à la fois comme juge et père nourricier, et donc l’on conclut que ces division qui rappellent les pires périodes de l’“Europe des nations” finissent par profiter à l’idée de l’intégration supranationale, donc à l’Europe-Système que les USA ne peuvent qu’applaudir conformément à leur feuille de route. Cette fois, c’est tout le contraire ! L’Europe institutionnelle, le “centre”, le juge et le père nourricier, s’est bien imprudemment engagé dans la crise ukrainienne, partie prenante et même partie provocante. Là-dessus, la cerise polonaise sur le gâteau : Tusk devenu président-putschiste de l’UE. On soupçonne que Tusk, qui continue sa montée vers l’extrême alors que son pays commence à rétropédaler et que certains (non des moindres : le président de la république polonais) commencent à juger dangereux ce jeu d’aller continuellement provoquer la Russie au nom d’un danger fabriqué en simulacre, est un personnage à la psychologie faiblarde saisi par la “folie des grandeurs” que lui inspire la pompe de sa fonction, et qui se croit véritablement président-dictateur de l’Europe.

• Le parcours de Tusk sera intéressant à suivre : s’il demeure dans cette cavalcade pour sans cesse dérouler et accentuer cette ligne extrémiste, avec des initiatives qui bousculent les procédures européennes, des incidents significatifs pourraient s’ensuivre qui ébranleraient l’édifice européen lui-même. Les Washingtoniens-Système seront derrière lui, lui téléphonant, l’encourageant à faire toujours pire, et ainsi aggravant autant la possibilité d’événements majeurs et fâcheux, et le foutoir européen par conséquent... Ainsi, arrivée au faite de sa puissance, l’institution européenne révèle-t-elle toutes ses faiblesses et ouvre-t-elle la porte aux réformistes-liquidateurs de tout poil. «Fuck the EU !» pourra alors s’exclamer, à nouveau, la gracieuse Victoria Nuland en se préparant à devenir la secrétaire d’État de la future présidente Clinton. (Pour ceux qui croient qu'Obama parti, les USA redeviendront fréquentables.) Mais il faut savoir espoir garder, bien serré dans son raisonnement. D’ici là, les USA réussiront sans guère de doute à alimenter cette crise interne au bloc BAO jusque dans ses conséquences catastrophiques ; on les voit si bien partis pour le faire.

Certes, il est bien possible que, toute entière sous l’empire du Système, l’Amérique ait, dans sa politique, quelque chose de satanique qui fasse de son nihilisme quelque chose d’éminemment original, – mais pas moins stupide pour autant, bien au contraire, comme on l’a vu ... Pour s’en convaincre et s’en expliquer, il suffit de redire notre citation favorite de Guénon, qui serait paraît-il la favorite de Kerry également : «On dit même que le diable, quand il veut, est fort bon théologien; il est vrai, pourtant, qu’il ne peut s'empêcher de laisser échapper toujours quelque sottise, qui est comme sa signature…»