Notes sur la civilisation d’après

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Notes sur la civilisation d’après

• A propos de l’affaire Dreyfus, Péguy écrivit : « Tout commence en mystique et finit en politique » ; notre situation est telle, les événements sont si pressants et autonome que l’on pourrait inverser la formule : “Tout commence en politique et finit en mystique”. • Autre citation pour conduire cette analyse d’une civilisation effondrée, en attente de ce qui suivra : « Les événements spirituels capitaux ont récusé toute prévision » (Malraux). • La situation générale a fait de la Grande Crise notre environnement naturel, à une très grande vitesse, en nous prenant systématiquement à contrepied. • Aujourd’hui, on se trouve dans un “entre-deux”, entre une civilisation effondrée et celle qui nous attend. • Quelques avis et réflexions (Maffesoli, Onfray, Finkielkraut, Kunstler) pour admettre que, malgré tous les efforts de notre raison et les attraits de sa logique, il s’avère impossible de sortir quelque vision de ce phénomène : une civilisation s’effondrant sous nos yeux. • « Notre époque ressemble à celle de saint Augustin qui voit s’effondrer la civilisation gréco-romaine et ignore que se prépare, avec lui notamment, celle qui va la remplacer : la civilisation judéo-chrétienne. »

11 juillet 2021 – Dans son livre “Le pays des hommes sans Dieu” (éditions Bouquins, mai 2021), Jean-Marie Rouart met en exergue pour son chapitre 9 “Loi de 1905, victoire de la mystique laïcarde”, cette phrase de Charles Péguy définissant l’affaire Dreyfus où il avait pris le parti de l’officier condamné par acte d’injustice. Rouart la reprend dans le texte en l’explicitant :
« Eh-dehors de quelques courageux idéalistes comme Péguy, Anatole France, André Suarès, Proust, Blum, Bernard Lazare, les autres [‘Dreyfusards’ célèbres], les politiques, tablent sur Dreyfus pour remporter la mise des élections et se substituer au gouvernement Méline en chassant les modérés. C’est la parfaite illustration de la phrase de Péguy : “Tout commence en mystique et finit en politique” »

Notre très fort sentiment est que nous sommes dans une telle époque de complète inversion dans tous les domaines, y compris l’inversion vers le plus vertueux, qu’il paraît être temps venu d’inverser la citation du grand penseur de la politique mystique, et d’écrire pour les événements de la Grande Crise :
“Tout commence en politique et finit en mystique”.
Nous voulons dire par là que la politique du jour le jour, très-médiocre jusqu’au vide complet, précède tout mais se transmue très-très-vite (c’est là le caractère spécial du temps) en métaphysique, jusqu’à pouvoir être distinguée en pure métaphysique....

(Et cela, bien que nous soyons dans un “temps philosophique” où différentes courants, au long du XXe siècle et jusqu’à nous, débordés par le rationalisme-consumériste, ont constaté la mort de la métaphysique. Mais nous tenons là notre hypothèse explicative : notre époque rupturielle est celle où les événements eux-mêmes imposent, contre le gré des courants de pensée, la métaphysique comme seule processus pour tenter de sortir de l’incohérence et de l’insensé.)

Bien entendu, cette transmutation métaphysique concerne certains aspects de “la politique du jour”, les plus féconds selon une sélection appropriée ; en même temps, les cloportes qui nous dirigent accouchent sans trop d’efforts ni de douleur, mais avec moult errements que l’on interprète avec délice en autant de complots, leurs “politiques très-médiocres jusqu’au vide complet”, caractérisée par une dialectique développée pour nous séduire qu’on nomme bien trop-rarement “la sodomie des diptères”.

(Par “sodomie des diptères”, que les salons traduisent dans leur légèreté de langage et leur inculture par “enculage de mouches” et nous-mêmes dans une envolée parallèle mais plus générale par “non-métamorphose des cloportes” signifiant que les cloportes restent cloportes, nous entendons désigner assez-élégamment mais lestement également car le sujet le réclame, les thèmes développés avec zèle et talent par cette sorte de personnages [les cloportes] figurant les élites ; savoir, – “globalisation”, “république”, “démocratie”, “droits de l’homme”, “globalisation”, “droit à la différence”, “laïcité”, “port du voile”, “privilège blanc”, “globalisation”, “gestes-barrières”, “frontières ouvertes”, “vigilance et bienpensance”, “islamogauchisme ou créolisation du bobo”, “complotisme, complots et dissidents complotistes”, “globalisation”. Il s’agit de tout ce vomi d’après-boire, ce prurit encombrant les caniveaux de l’esprit débordé, – et pourtant nimbé d’un statut d’« événements spirituels capital » [voir Malraux ci-après], constituant le plus grossier simulacre représenté par la presseSystème, alliée puissant des cloportes “sodomistes des diptères”.)

C’est à cette lumière de l’encombrement par la médiocrité des cloportes que nous considérons, par hypothèse chaleureuse et comme prémonitoire, qu’il faut considérer la réflexion ci-dessous comme une façon de penser peut-être féconde.

Indifférence pour le crash

Comme justement Malraux nous avertissait avec justesse, « [l]es événements spirituels capitaux ont récusé toute prévision » ; et ce constat doit être complété par l’évidence que ces « événements spirituels capitaux », s’ils ne sont jamais prévisibles ni prévus, sont en fait « prédits » par des « signes » qu’il faut savoir entendre et voir sans prétendre une seule seconde en dégager un sens rationnel, par exemple en en faisant un complot, – et plus encore, un complot des “cloportes qui nous dirigent”. Pour cette raison exactement, nous n’avons rien vu venir (sauf les chroniqueurs des complots de l’après-coup) de ces événements en apparence dispersés et en apparence de peu de substance métahistorique (notamment Covid et George Floyd avec le wokenisme). Aujourd’hui où cette substance est apparue au travers des éléments qui comptent et ont été extraits de la politique du jour-le-jour, cette séquence événementielle nous conduit à affirmer l’importance du Moment, et la validité de l’inversion de la phrase de Péguy (“Tout commence en politique et finit en mystique”).

Il nous semble possible, c’est une hypothèse d’intuition que nous faisons pour conduire notre propos,  de considérer que l’on gardera dans l’esprit historique, – esprit “métahistorique” pour les “âmes poétiques”, – le jugement que le groupe chronologique 2020-2021 et la suite restant à fixer constitue un moment de charnière métahistorique, donc charnière essentielle. C’est alors que nous vient à l’esprit le constat correspondant qu’un nouveau courant de pensée générale se révèle à nous comme tel, remplaçant celui des ci-devant déclinistes transmutés en catastrophistes-survivalistes formant la première génération d’interprétation de la Grande Crise. Cette population intello-ésotérique (la première génération) avait effectivement été, dans ses vaticinations prévisionnistes, très marquée par l’hypothèse d’un effondrement brutal dont l’origine et la manifestation essentielle aurait renvoyé aux spasmes de type crash boursier (référence 1929, revue-2008) ; mais avez-vous vu combien aujourd’hui l’on se fiche des écarts de la Bourse, de Wall Street & Cie, des envolées soudaines et des chutes comme des mouvements d’humeur, entre caprice et folie ?

On comprend désormais qu’il s’agit d’une référence trompeuse parce que ces spasmes boursiers des crashs s’inscrivent dans les cycles capitalistes de renouvellement, dont on réalise évidemment qu’ils contredisent l’idée d’une fin décisive. La doxa capitaliste, sa philosophie-simulacre, présente au contraire ces spasmes-effondrement non comme sa fin mais la régénération répétitive : crash après crash comme l’on dirait “purge après purge”, le capitalisme se refait une santé et envoie dinguer les espérances des catastrophistes-survivalistes.

Le “nouveau courant de pensée” que nous identifions n’est plus de type catastrophiste, c’est-à-dire ne prenant aucune position quant à la probabilité ou à l’inanité d’une catastrophe d’effondrement ; effondrement sans aucun doute il y a, sinon déjà  accompli, mais sa forme et ses caractères ne sont pas investigués parce qu’ils restent essentiellement énigmatiques et rationnellement hors de « toute prévision ». Ce “nouveau courant de pensée” est de type civilisationnel, selon l’idée que nous vivons non pas la fin d’une civilisation mais l’espace suivant une civilisation finie (en-cours de la fin de l’effondrement). Ce n’est pas une école de pensée théorique ou hypothétique mais une école de pensée du constat, qui a donc largement gagné en réalisme par rapport aux précédents catastrophistes-survivalistes.

(Le Covid, événement formidable... Le Covid a largement aidé à “faire sérieux” pour camoufler l’événement formidable et lui permettre de se produire, pour faciliter le passage à la crise civilisationnelle en bonne et due forme. Grâce à son caractère symbolique autant que par l’affolement piteux et le désordre extraordinaire et prétentieux de la science institutionnalisée face à l’événement aussi bien que de ceux qui l’ont critiquée en l’habillant de la lourde capuche [ou masque] du complotisme, le Covid nous a démontré que notre puissant et extraordinaire savoir, s’il est effectivement puissant et extraordinaire, est bien un savoir de civilisation engloutie, vieillie, toussotant, emprisonnée dans sa langue de bois de soumission mise au goût du jour, crasseuse malgré ses bling-bling technologiques... Le Covid ou “le dernier tire la chasse”, dit le bateleur-saltimbanque... Ou encore : preuve mise à jour et confirmée que « [l]es événements spirituels capitaux [récusent] toute prévision [rationnelle] »)

L’idée est qu’il y a bien effondrement (de la civilisation), non pas à prévoir parce qu’on ne prévoit pas un tel “événement spirituel capital”, mais en cours sinon en cours d’achèvement, et prenant des formes inédites hors de tout schéma théorique classique. Ce courant parle au présent, comme l’on fait une chronique de l’événement en-cours, quasiment au jour le jour. C’est un Journal intime de l’effondrement de la civilisation, voire “de la civilisation effondrée”.

Quelques exemples “du jour”

On cite quelques exemples “du jour”, d’intellectuels de haut vol qui n’ont rien à voir avec la basse-cour en folie du wokenisme, ni avec la langue de bois macroniste, ni avec les aventures extraordinaires dans le FantasyLand des complotistes. On leur extorque aisément cette conception qui vient naturellement, instruite sinon imposée par les événements immédiats (c’est là la nouveauté sans précédent) ; c’est-à-dire les événements immédiatement perçus (consciemment ou pas) comme métahistorique, et qui font qu’on peut effectivement user de la phrase superbe de Péguy en mode inversé et caractérisé par l’immédiateté : “Tout commence en politique et finit [aussitôt] en mystique”.

• Le philosophe Michel Maffesoli, avec son parler doux, ses yeux pétillants et son légendaire nœud de cravate, ses déclarations élégamment sarcastiques, indique précisément que nous sommes dans un “entre-deux” dont on doit penser qu’il ne nous indique en rien l’orientation de l’avenir conçu “rationnellement”. Il s’en remet aux “signes” des choses fondamentales à venir  :

« Maffesoli pense que nous sommes dans un “entre-deux” : l’époque de la modernité s’effondre et, en même temps que le spectacle de la gouvernance du spectacle divertit nos soirées, une nouvelle époque s’approche dont nul encore ne sait rien. Pour caractériser la situation présente dite d’“entre-deux”, avec son sourire ironique et son nœud papillon, Maffesoli évoque l’“anomie” selon l’identification qu’en donne Durkheim :

» “... [U]ne situation sociale caractérisée par la perte ou l’effacement des valeurs (morales, religieuses, civiques…) et le sentiment associé d'aliénation et d’irrésolution. Un tel recul des valeurs conduirait à la destruction de l'ordre social : les lois et les règles ne pourraient plus garantir la régulation sociale. L’anomie est caractérisée par le manque de régulation de la société sur l’individu.” »

(De son livre “L’ère des soulèvements”) :  « In fine, comme tout changement est essentiellement spirituel, l’incendie de Notre-Dame de Paris peut être considéré comme un signe, on ne peut plus éloquent, de la mutation en cours. Dans un monde qui est dans un état d’enfantement, on peut souligner, comme le rappelle Joseph de Maistre, que “jamais il n’y eut dans le monde de grands événements qui n’aient été prédit de quelque manière”.

» L’esprit prophétique, à l’encontre de ce qu’on croit souvent, ne consiste pas à dire “avant”, mais (‘pro-phemi’) “dire devant”. »

• Le philosophe Michel Onfray, formidable producteur de livres, avec toujours quatre ou cinq manuscrits sous le coude, chroniqueur intempestif et hyper-médiatisé de l’effondrement ; dans “Figaro-Vox” du 16 juin 2021, il indique une prévision  courante mais on voit plus loin que cette prévision est contredite par une observation générale de sa part :

« ...De sorte que la France est un feuilletage civilisationnel qui mélange l’idéalisme platonicien pour la théologie, l’esprit pratique romain pour le droit, le monothéisme juif pour la religion, le catholicisme pour le césaro-papisme.

» Ensuite, la Renaissance infléchit la courbe civilisationnelle via l’effacement du sacré incarné par les Lumières, dont le bras armé est la Révolution française. La fin du sacré tuile avec la prochaine civilisation qui sera probablement post-humaniste. Rien ne pourra moralement interdire son avènement qui s’effectue avec d’actuelles transgressions qu’aucune éthique, aucune morale, ne saurait arrêter. L’intelligence artificielle qui crée des chimères faites d’humain et d’animaux, la marchandisation du vivant, l’abolition de la nature naturelle au profit de l’artifice culturel, constituent une barbarie, qui, un jour, sera nommée civilisation, car toute civilisation nouvelle est dite un jour barbare par les témoins de ceux qui voient la leur s’effondrer. Nous sommes dans le temps nihiliste du tuilage qui tuile la décomposition et le vivant. [...]

» ...Le Christophe Colomb de cette nouvelle civilisation a pour nom Elon Musk. Eu égard à ce qui nous attend, et en regard de l’idéologie “woke” qui travaille à l’avènement de ce nouveau paradigme civilisationnel, bien sûr que je regrette la civilisation judéo-chrétienne. Pour l’heure, je me bats pour elle. »

• Alain Finkielkraut , Académicien, décrypteur des descripteur du malaise français et de la chute générale qui l’accompagne, dans les ruines d’une langue laissée à des barbares incultes et hurlants. Ses déclarations récentes indiquent bien son intention du constat des événements courants comme indicateurs directs (“la métaphysique descend dans la rue”, comme nous l’interprétons), et donc admettant indirectement qu’il n’y aucune possibilité de prévoir les orientations de la Grande Crise sinon que le constat permanent :

« Alain Finkielkraut, chroniqueur sur le réseau LCI, dans l’émission dite-24 Heures de David Poujadas (une demi-heure chaque lundi à 19H00), déclara en guise d’introduction, et pour expliquer son acceptation d’être dans une émission régulière de commentaire de l’actualité :

» “Nous ne disposons plus aujourd’hui d’une philosophie de l’histoire pour accueilli les événements, les ranger et les ordonner. Le temps de l’hégéliano-marxisme est derrière nous. Il est donc nécessaire, inévitable de mettre la pensée à l’épreuve de l’événement et la tâche que je m’assigne, ce n’est plus la grande tâche métaphysique de répondre à la question ‘Qu’est-ce que ?’ mais de répondre à la question ‘Qu’est-ce qu’il se passe ?’... »

» Ce jugement, comme je l’ai entendu, ne m’a pas du tout paru être, pas une seule seconde, un abaissement du philosophe, descendant de la “grande question”.  Tout au contraire, il s’agit d’une chose qui m’est chère, qui est un constat, qui est celui de la reconnaissance de l’essence métaphysique des événements de l’en-cours. En quelque sorte, dirait le chroniqueur cynique des salons parisiens, “la métaphysique descend dans la rue” ; ce à quoi je lui répondrais aussitôt et sans faiblir : “Par les événements qui s’y déroulent, la rue se hausse au rang de la métaphysique”. C’est donc bien le devoir du philosophe de prendre son poste de sentinelle à l’affut de l’intuition qui l’éclairera sur la signification et par conséquent sur le sens de ces événements. »

• Le sociologue et chroniqueur indépendant Homard James Kunstler, qui ne cesse depuis des années de chroniquer de ses observations moqueuses et d’une ironie dévastatrices  tous les signes qui nous ouvrent au néant, servi en cela par une scène américaine d’une médiocrité , d’une vulgarité, d’une impuissance sans doute sans exemple ; sa prédiction se limite volontairement au constat du chaos et de l’effondrement qui est aussi un “signe spirituel” :

« L’une des principales prémisses de mon livre de 2005, “The Long Emergency”, était que le gouvernement au plus haut niveau deviendrait de plus en plus inefficace et impuissant à mesure que le mélodrame de l’effondrement national se déroulerait. Ce n’est donc pas sans ironie que les élites politiques en perdition ont choisi la figure pathétique de “Joe Biden” pour diriger symboliquement un gouvernement en perdition. Ils ont choisi l’incarnation même de l’effondrement pour inaugurer l’effondrement, et c’est pourquoi “Joe Biden” semble n’être rien de plus qu’un huissier, quelqu’un dont le seul devoir, disons lors d’un enterrement, est de montrer aux participants les plus importants leur place devant le sinistre cercueil.

» Personne ne croit qu’il est responsable de l’exécutif, ni même qu’il est responsable de lui-même, alors qu’il se traîne raide jusqu’à l’estrade, les yeux tout fendus, pour faire la seule chose que ses mentors lui ont appris à faire : lire un téléprompteur. Les dirigeants européens ont certainement été déconcertés par sa récente apparition parmi eux, comme si les États-Unis avaient envoyé un fantôme du XXe siècle révolu pour effrayer nos alliés et leur faire prendre conscience de l’importance de l’auto-préservation – message : la grande puissance qui vous a sauvés lors des deux guerres mondiales est partie, et vous êtes seuls maintenant.

» L’effondrement est universel, cependant, et se joue à l’échelle mondiale dans différentes saveurs de la culture et de l’économie, mais il est bien engagé, pour l’Europe aussi, et finalement même pour la Chine. C’est l’effondrement de la modernité et du cheval techno-industriel qu’elle a enfourché. Les narcissistes politiques extrêmes du moment, enivrés de fantasmes messianiques, voudraient vendre au détail un ‘Great Reset’ dans un effort désespéré pour empêcher la modernité de devenir le demain d’hier. Mais cela ne semble se résumer qu’à un désir obsessionnel-compulsif de bousculer tout le monde et de rassembler les populations dans des corrals contrôlables qui, selon certains, ne sont que le prélude à un Auschwitz mondial pas si lointain.“ Vous ne posséderez rien et vous serez heureux” est à peu près aussi rassurant que “le travail vous rendra libre”.

» Les États-Unis, dont l’éthique est plus anarchique, ne peuvent offrir que des justifications risibles pour leurs échecs sur le chemin désordonné de la faillite et de l’effondrement. Naturellement, les responsables sont terrifiés par toute contestation de leurs règles peu convaincantes... »

Ces diverses observations, constats, changements de perception pour arriver à un jugement nouveau sur les événements, – littéralement forcé à cela par le rythme, la rapidité, la lisibilité formidable de ces événements, – conduisent effectivement à acter le phénomène du “en-cours”. Il s’agit du constat de l’immédiateté de la chose qui fait absolument, selon nous, le caractère unique, sans précédent, de cette Grande crise, de cet “effondrement”, de ce changement civilisationnel. Nous sommes irrésistiblement entraînés dans ce courant, essayant d’en comprendre les caractères et le sens.

Sous nos yeux, la colère du monde

Cette idée du “en-cours” venue du constat souvent fait de l’« effondrement en-cours » nous est particulièrement proche. C’est une idée constante sur notre site depuis une bonne décennie, puisque nous remontions, dans deux articles assez récent sur le sujet en 2017 (ici, du 19 octobre 2017), à un texte d’août 2010, justement nommé « Anatomie de l’effondrement en-cours ». Il s’agit d’une affirmation structurée sur ce caractère extraordinaire de l’“en-cours” :

« Pour toutes ces raisons, parce qu’il n’y a pas de démarche plus importante que d’identifier et de reconnaître notre grande crise de la modernité, notre-GCES, j’ai pensé qu’il ne serait pas inutile de recommander de reprendre un article qui faisait le constat de la reconnaissance [de l’identification par nous] de “l’effondrement en cours”… C’est donc bien dans ce temps-là, en août 2010, que s’est imposée cette idée que la Grande Crise d’Effondrement du Système est en cours sous nos yeux et sous nos pieds [car elle est aussi tellurique,] alors que nous demandons désespérément “Mais quand donc cela se produira-t-il, et comment, par quelles terribles manifestations de la colère du monde ?”… Ne trouvez-vous pas que ce qui se passe aujourd’hui est une “terrible manifestation de la colère du monde” ? »

Nos lecteurs connaissent bien notre insistance, certains diraient notre “obsession”, pour ce caractère absolument extraordinaire de l’événement en train de se faire “sous nos yeux”, d’une façon consciente de notre part, parfaitement identifié, comme si vous pouviez dire : “Je suis en train de toucher du doigt et de mesurer, minute par minute, l’effondrement du monde où je me trouve”. On notera le caractère encore plus ancien de ce phénomène dans nos écrits et réflexions :

« D'abord, il y a ceci : en même temps que nous subissions cet événement d’une force et d’une ampleur extrêmes, nous observions cet événement en train de s’accomplir et, plus encore, nous nous observions les uns les autres en train d'observer cet événement. L’histoire se fait, soudain dans un déroulement explosif et brutal, nous la regardons se faire et nous nous regardons en train de la regarder se faire. On sait également que ceux qui ont décidé et réalisé cette attaque l’ont fait parce qu’ils savaient qu’existe cet énorme phénomène d’observation des choses en train de se faire, et de nous-mêmes en train d’observer. Le monde est comme une addition de poupées russes, une duplication de la réalité en plusieurs réalités emboîtées les unes sur les autres. » (Philippe Grasset, “Chroniques de l’ébranlement”, éditions Mols, Bruxelles 2003.)

Ces remarques nous conduisent à constater,
• que, d’une part, nous suivons le schéma qu’avait établi Arnold Toynbee sur la succession des civilisations : Toynbee est parmi nos références les plus constantes, depuis longtemps (voir ces deux textes de 2002 : le 19 juin 2002 et le 27 juillet 2002) ; il s’agit, sans référence à Toynbee pour son compte mais qui y renvoie indirectement, d’un schéma fort bien qualifié par Onfray avec son terme de “tuilage” ;
• que, d’autre part, nous suivons Toynbee mais selon une logique et une méthodologie, imposées par les caractères de notre civilisation, absolument différentes de celles qu’il avait identifiées en étudiant le passé ;

... Cette incomplétude des thèses de Toynbee, qui n’est évidemment pas du fait du philosophe de l’histoire mais que lui-même entrevoyait déjà à la fin des années 1940, illustre et explique tous nos désarrois terrestres et notre impuissance devant l’énigme. Assez paradoxalement, ou ingénument, le cas du plus matérialiste des auteurs cités, Michel Onfray, nous conduit à confirmer notre choix en faveur de l’intuition d’expérience pour se confronter à l’énigme.

Et Tu Quoque, Socrate ?

Dans la conclusion de son livre “L’art d’être français”, Onfray se contredit en apparence de façon significative, marquant ainsi bien mieux le désarroi de ceux qui sont conduits à tenter de prévoir les choses et qui, in fine, sans vraiment le réaliser, vous déclarent en passant qu’ils ne savent pas où l’on va avant de vous décrire précisément, comme quelque chose de déjà-fait, ce qu’ils croient être ce “vers où l’on va”... Et d’ailleurs, plutôt que “se contredire”, nous dirions alors qu’il développe deux observations parallèle :
• celle d’une prévision rationnelle dont Malraux nous dit in fine qu’il faut s’en défier, d’une part ;
• celle du constat dont nous parlons ici que l’effondrement est en cours et que nous n’en distinguons ni la signification ni le sens, d’autre part.

Pour la première observation, on consulte la conclusion de son livre et ces remarques, qui recoupent ce qui se trouve dans l’interview cité plus haut.

P. 386 : « L’avenir n’est pas à la négation de la technique, mais à la radicalisation de la technique. Aucune civilisation ne se fera malgré elle, contre elle et surtout malgré et contre celle d’aujourd’hui qui a impulsé le mouvement contre lequel rien ne sera désormais possible. L’avenir est aux maîtres de la technique contemporaine. »

P.387 : « Et la civilisation globale appelée à prendre la suite de la civilisation judéo-chrétienne après des répliques locales, comme on dit dans le vocabulaire de la tectonique des plaques, ce pourrait bien être la civilisation transhumaniste.
» Cette civilisation est déjà en marche : quelle force plus grande qu’elle pourrait l’en empêcher ?... »

On a vu ce que Onfray entend par cet avenir, cette technique, ces “maîtres de la technique contemporaine » (Elon Musk, notamment). Il nous semble qu’il s’avance un peu, autant sur la validité de cette technique telle qu’elle deviendra, autant sur la solidité des “maîtres de la technique”. Nous connaissons fort peu de choses sur les territoires explorées par le numérique nous annonçant la civilisation transhumaniste, mais avons quelque expérience dans un domaine qui utilise de façon systématique la technique, et même conduit, intègre, voire crée nombre de ses avancées. Cette expérience dans la matière de l’aéronautique de combat, précisément dans le cas du catastrophique JSF que nous décortiquons depuis trente ans, qui fait notamment grand usage de ce qu’il y a aujourd’hui d’intelligence artificielle dans le chef de l’hyper-technologisme, nous pousserait beaucoup plus au pessimisme. Nous parlons beaucoup plus volontiers d’“impasse du technologisme” dont on ne voit pas au nom de quoi elle épargnerait la “révolution transhumaniste”. Que devient alors la nouvelle “civilisation transhumaniste” ?

Quant aux “maîtres de la technique” type-Elon Musk, nous sommes bien plus que réservés, les tenant pour l’instant pour des maîtres de la communication, du simulacre et de l’empilement de $milliards qui peuvent demain disparaître en fumées et en dettes colossales. Il nous semble qu’il en faut un peu plus pour annoncer une “nouvelle civilisation”, qui ne serait d’ailleurs, si la chose s’accomplit, qu’une extension monstrueuse et caricaturale de l’actuelle civilisation. Musk n’est même pas désigné comme un barbare du type qui détruit une civilisation pour imposer “la sienne”, sinon par les lettrés passéistes. Au contraire, il passe comme l’idole bondissante de l’hyper-bêtise contemporaine, même s’il est lui-même un habile prestidigitateur pas si bête pour le confort et l’excitation de sa vie courante telle qu’il la conçoit..

Onfray croit-il vraiment à tout cela ? On pensera qu’il devrait mieux s’informer, non pas sur la philosophie des civilisations, mais sur la technique tout simplement.

D’ailleurs, il y ceci qui nous ramène au “constat dont nous parlons ici que l’effondrement est en cours et que nous n’en distinguons ni la signification ni le sens” ; ceci que Onfray place en tête de sa conclusion et qui, à la relecture, semble placer tout le reste sous le risque de la spéculation influencée par la communication du jour ; ceci qui nous apparaît finalement comme l’essentiel de la conclusion, et comme une marque simple et profonde de grande sagesse :

P.383, ouvrant sa conclusion sur « Le sublime de la catastrophe » (sur le titre, rien à redire) : « Notre époque ressemble à celle de saint Augustin qui voit s’effondrer la civilisation gréco-romaine et ignore que se prépare, avec lui notamment, celle qui va la remplacer : la civilisation judéo-chrétienne. »

Ainsi, si nous savons qu’il se passe quelque chose, nous savons également que nous n’en savons rien. Socrate ne nous démentirait pas.