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1024Depuis que nous avons publié, dans cette même rubrique, le 29 septembre 2009, une note sur “BHO et ses généraux (et ses amiraux)”, un gros mois s’est écoulé. Alors que nous écrivions cette note, se posait la question d’une décision du président Obama concernant la nouvelle stratégie en Afghanistan, dans la logique de la mise à jour du plan McChrystal pour un renforcement décisif en Afghanistan. Parallèlement, mais d’une façon extrêmement imbriquée, la situation au Pentagone apparaissait très complexe, avec des tensions diverses selon les intérêts divers, et un “bloc” formé des généraux Petraeus et McChrystal.
…En un mois, aucune décision n’a été prise concernant cette fameuse stratégie, et la situation à Washington a notablement évolué. Les positions se sont durcies, cette fois selon un clivage très net entre civils et militaires. En un mois, c’est une situation nouvelle qui est apparue, finalement assez inattendue par rapport à la complexité du commencement de l’automne.
Les événements, eux aussi, se sont durcis, en ce sens qu’ils sont devenus beaucoup plus tranchés. La situation afghane s’est complètement transformée en une crise washingtonienne, représentant une évolution remarquable par rapport à ce qu’on pouvait en attendre lorsque Obama est arrivé au pouvoir et semblait vouloir établir une situation générale de coordination et de coopération complète entre militaires et civils. C’est à partir de cette vision plus large, à partir de l’inauguration du nouveau président, que nous évoquons l’évolution de la crise afghane à Washington, ou de l’aspect afghan de la crise washingtonienne.
@PAYANT Lorsqu’Obama a été installé à la Maison-Blanche, l’Afghanistan n’était pas une priorité. Nous étions en pleine crise financière, l’urgence était de ce côté. S’il y avait une guerre qui conservait la première place dans l’attention générale, c’était l’Irak, avec la promesse de retrait du nouveau président.
La question afghane recevait un nouveau nom (AfPak), pour nous annoncer que, désormais, c’était le théâtre Afghanistan-Pakistan qu’il fallait considérer, avec une alarme naissante considérable concernant le Pakistan et son arsenal nucléaire. Cette “panique nucléaire” persista au moins jusqu’à l’été, chez les plus acharnés parmi ceux qui s’intéressent à l’art de débusquer des menaces roboratives (voir notre “Notes d’analyse” du 1er septembre 2009).
D’autre part, l’administration entreprenait en mars une (première) revue de la situation stratégique où elle acceptait le point de vue des militaires. Un renforcement fut décidé (21.000 hommes, effectivement déployés). La politique militaire suivie semblait celle, classique, de l’escalade, celle qui est tant favorisée par les militaires, sans doute pour les résultats mirobolants qu’elle a donnés dans les décennies passées, notamment au Vietnam.
Dans ce contexte, il semblait y avoir une remarquable unité de vue entre les civils (la nouvelle administration, si l’on veut) et le Pentagone (les généraux). La nomination de McChrystal en mai semblait s’inscrire dans cette unité de vue, comme un moyen d’activer l’engagement en Afghanistan, toujours en fonction de la stratégie général du type-AfPak. Le président Obama semblait installer “sa” guerre à Washington, l’Afghanistan qui avait si peu intéressé l’administration Bush entièrement tournée vers l’Irak.
Puis vint le rapport McChrystal… Ou plutôt, la divulgation programmée du rapport McChrystal par la presse (opération Washington Post/Bob Woodward), ouvrant en quelque sorte des hostilités inattendues à Washington, – un véritable “nouveau front”, rapidement devenu le front central de la guerre. Sur le terrain, la situation AfPak se contracta et se concentra à nouveau sur l’Afghanistan; par une voie assez naturelle de la prééminence du “font central”, notamment en raison des manœuvres autour du rapport McChrystal, cet élément opérationnel devint un facteur essentiel de la situation washingtonienne. C’est la “situation compliquée” que nous décrivions le 29 septembre 2009, qui se concentrait autour du duo Petraeus-McChrystal, dont on ne savait si elle ouvrait une nouvelle phase spécifique de la crise – et quelle phase, d’ailleurs? – ou si elle constituait une simple phase intermédiaire…
Nous écrivions en conclusion : «Il est certes bien difficile de trancher sur le cas d’une crise entre Obama et “les militaires” – sauf que nous serions bien plus inclinés à parler d’une éventuelle prospective de désordre que de celle d’une crise si l’une ou l’autre ambition (Petraeus) se manifestait d’une façon trop voyante. Personne ne s’en étonnera, tant il s’agit bien, avec le désordre, de la tendance dominante de l’époque et des mœurs.[…] Alors, rien, contrairement à l’hypothèse envisagée? Pas si vite. Il y a les événements qui, aujourd’hui, dominent le monde sans souci des querelles et des ambitions de ce bas-monde qu’est l’élite générale de notre système. [..] Par conséquent, rien n’est prévisible et tout est possible… Par conséquent, dans le dossier “Obama et ses généraux (et ses amiraux)”, il faut tout de même s’attendre à de très probables surprises dans cette situation de désordre contrôlée où la tension est partout, qu’un événement brutal et inattendu peut brusquement faire sortir de son cadre. Là aussi, comme dans toutes les situation, nous marchons sur le fil du rasoir.»
La surprise – car il y a bien une surprise qui s’est peu à peu imposée en un mois – c’est que l’agitation ne s’est pas développée du côté des militaires alors que nous décrivions, le 29 septembre, une situation agitée plutôt du côté des militaires. La surprise est venue du côté des civils, du côté de l’administration Obama, avec, dans ce cas, une très faible résistance des républicains qui se montrent si agressifs contre Obama dans d’autres domaines. De ce côté des républicains, tout semble plutôt se passer comme si l’Afghanistan n’était certainement pas au centre de leurs préoccupations.
Les républicains se sont aperçus, d’abord qu’ils se trouvaient dans une position politique intérieure très difficile, dont il leur fallait sortir, ensuite qu’ils ne s’en sortiraient qu’en activant une opposition intense sur les questions intérieures – crise économique, soins de santé, malaises divers, etc. D’une certaine façon, tout se passe comme si l’Afghanistan n’était pas “leur” guerre, ce qui est un peu le cas d’ailleurs.
Du coup, le champ s’est trouvé libre pour une autre sorte d’affrontement, qui prend des dimensions inattendues. Nous quittons le seul domaine de “BHO et ses généraux (et ses amiraux)”, pour celui, plus large, d’un différend entre civils et militaires, voire entre establishment civil et establishment militaire.
Les indications de cette situation nouvelle n’ont pas manqué ces dernières semaines. Elles viennent pour l’essentiel des démocrates, sans opposition ni interférence notables des républicains.
• Au Congrès, un malaise déjà latent mais perceptible s’est concrétisé chez une part non négligeable des élus démocrates vis-à-vis de la perspective d’un engagement supplémentaire. D’abord perçue comme un handicap important pour Obama, cette évolution tend à devenir, à mesure qu’on croit percevoir la modification de la position d’Obama dans le même sens, un renforcement pour Obama. Cette opposition s’appuie notamment sur des considérations budgétaires, avec illustrations diverses, notamment un article du Washington Post du 26 octobre où il était aisément montré qu’un seul soldat US en Afghanistan coûtait, en entretien, équipement, etc., un $million par an au trésor US. Par ces temps de déficit surréaliste et de chômage massif, la nouvelle n’est pas réjouissante. Rajoutez les 45.000 soldats (au moins) que réclame McChrystal et faites le compte…
• Des “poids lourds” démocrates se sont prononcés, soit pour une position d’attente très critique, soit pour une hostilité nette au plan McChrystal et à l’engagement supplémentaire. C’est le cas du sénateur Carl Levin, qui préside la commission des forces armées, et du sénateur John Kerry, ancien candidat à la présidence, président de commission des affaires extérieures et envoyé spécial d’Obama auprès du président Karzaï. Kerry a jugé le plan McChrystal comme “too far, too soon”.
• A l’intérieur de l’administration, la proposition alternative Biden (s’en tenir à des actions par interventions aériennes par drones contre des groupes identifiés comme terroristes), à la place du plan McChrystal, a reçu une publicité inattendue et est considérée quasi-officiellement comme une option au moins équivalente à celle du plan McChrystal. L’attitude d’Holbrooke, envoyé spécial d’Obama pour AfPak, approuvant quasi-publiquement les causes de la démission du haut fonctionnaire Matthew Hoh, autant que l’attitude observée dans l’administration vis-à-vis de Hoh, sont un autre signe de cette situation.
Dans ce contexte, l’attitude du président Obama commence à avoir une autre signification. Ce qui était d’abord perçu comme un trait de caractère, une hésitation dommageable, une tendance à ne pas parvenir à se décider, semble pouvoir être interprété d’une façon différente, presque opposée. En fonction des divers développements ci-dessus, qui sont indubitablement autorisés, sinon favorisés par Obama, on peut concevoir qu’on se trouverait devant une sorte de “tactique d’attrition” tendant à miner, à décrédibiliser la proposition des militaires. C’est mettre le parti des militaires dans une position soudain intenable et extrêmement dommageable.
Effectivement, on peut aujourd’hui parler d’un “parti des militaires”. La variété des position constatée chez eux en septembre s’est transformée, sous les attaques du pouvoir civil, en une certaine unification par réflexe de caste, et parce que les militaires sentent un affaiblissement général de leur position générale.
Aujourd’hui, les commentateurs les plus proches des militaires, ou proches du complexe militaro-industriels, n’hésitent plus à sonner l’alarme. Soudain, pour eux, la situation prend l’allure d’un affrontement. Le 28 octobre 2009, Daniel Gouré écrit sur le Early Warning Blog du Lexington Institute, relais bien connu du complexe:
«By delaying his decision on Afghanistan for months while allowing his political minions to pick a public fight with the general chosen for the mission in that country, the White House is risking its relations with the military. As one observer, Peter Feaver, put it in Foreign Policy.com “President Obama is presiding over a slow-motion civil-military crash occasioned by his meandering Afghanistan strategy review.” By choosing the Biden-Kerry strategy over that put forth by his military advisors the president risks appearing as if he does not trust them.»
On notera le ton vraiment sarcastique et méprisant (“ his political minions”) et très pessimiste. On dirait que Gouré prend pour acquis que la “stratégie” Biden (ou Biden-Kerry) de non-renforcement terrestre sera adoptée par Obama, contre le plan McChrystal.
Le dernier élément à considérer est la réelle division de l’establishment washingtonien pour un engagement supplémentaire, voire pas loin d’une opposition majoritaire. Il est remarquable de lire chez le même Daniel Gouré, sur le même site que précédemment cité, mais le lendemain, le 29 octobre 2009, une dramatisation extrême de l’intervention de Thomas Friedman du même jour, aussitôt présentée comme le signe assuré que l’establishment washingtonien ne veut plus de cette guerre: «It is over in Afghanistan. Tom Friedman has weighed in on the U.S. strategy for Afghanistan. […Kerry,] Biden and Friedman are telling DoD that they believe America has neither the will nor the means to conduct such a campaign. They have made it clear also that even if the troops and resources were available they think the chance of success in such operations would be slim, at best.»
Ce type d’analyse n’est pas sans signification, si l’on considère les liens d’un Gouré (du même institut que Loren B. Thompson) avec le complexe militaro-industriel. Elle tend à mettre en garde les militaires devant un courant qui serait soudain perçu comme irrésistible à Washington, s’appuyant sur le fait assez simple que les derniers événements, débats, etc., avec la situation fondamentale d’une Amérique en déclin accéléré, avec un budget croulant sous le déficit et la dette, et jugeant impossible de poursuivre des aventures type-Afghanistan, aurait conclu à la nécessité de stopper les frais en Afghanistan. Il ne s’agit pas d’une question de choix, d’option, d’orientation; il s’agit d’une nécessité. Le raisonnement, dans tous les cas dans son fondement, rencontre notre propre appréciation selon laquelle l’essentiel de la politique étrangère aux USA, aujourd’hui, doit être apprécié en fonction de la situation des USA après la crise 9/15 et tout ce qui s’en est suivi du point de vue de la puissance fondamentale de ce pays – c’est-à-dire de l’effondrement de cette puissance fondamentale.
Ce n’est pas une adaptation, ou un changement de politique, c’est une nécessité désormais indiscutable – en attendant des jours meilleurs, pour les plus optimistes. Friedman le précise bien in fine, disant en substance que l’Amérique est trop faible aujourd’hui, qu’il lui faut se refaire une santé avant de se relancer dans sa politique favorite d’expansionnisme belliciste (le mot code étant à cet égard “dealing with new threats”): «We simply don’t have the surplus we had when we started the war on terrorism after 9/11 — and we desperately need nation-building at home. We have to be smarter. […] Yes, shrinking down in Afghanistan will create new threats, but expanding there will, too. I’d rather deal with the new threats with a stronger America.»
La première morale, impérative, de cette affaire est qu’il importe de ne plus juger les actes de politique extérieure des USA en fonction des buts supposés de cette politique extérieure. (Ces buts sont multiples, divers et variés selon les sources, selon les analyses et selon les obsessions avec lesquelles on juge le système de l’américanisme.) Ce qui se passe à Washington aujourd’hui, mais aussi au Pentagone et dans toutes les aventures périphériques et globales lancées par l’administration GW Bush, dépend de ce qui se passe à Washington, en fonction de l’analyse qu’on y fait de la situation interne des USA. Le jugement géopolitique de la situation du monde en fonction de la politique US n’a plus cours aujourd’hui.
Quant à nous, nous doutons fortement que la géopolitique soit aujourd’hui un élément déterminant de toute politique, y compris de la politique US, même lorsqu’elle était soi-disant triomphante au début de l’administration GW Bush. Plus que jamais, pour nous, nous nous trouvons dans l’ère psychopolitique qui a remplacé l’ère géopolitique. Mais ce n’est, dans ce cas, qu’une remarque annexe. Il reste que la situation d’effondrement de la puissance US place de toutes les façons les intérêts géopolitiques dans une position annexe, par la force des choses.
La chose essentielle à prendre en compte est que l’Afghanistan n’est plus (s’il l’a jamais été, ce dont nous doutons très fortement) un affrontement géopolitique pour les USA. C’est une crise intérieure washingtonienne, et c’est bien plus grave. Les arguments géopolitiques sont marginaux et utilisés pour influer sur cette crise interne, pour orienter le débat interne selon les intérêts en présence. Juger de la crise afghane en fonction de ces arguments géopolitiques principalement conduit à se fourvoyer continuellement tout en suivant une logique qui semble équitable.
Pour autant, le débat n’est pas clos. Il ne tranche même pas le fait de savoir si Obama est sur le point d’abandonner définitivement la stratégie des militaires d’un engagement renforcé. Même si l’establishment le pense dans sa majorité, même si les militaires acquiesceront finalement (nous les croyons beaucoup trop fortement intégrés dans le système et beaucoup trop “bureaucratisés” pour qu’ils puissent songer un instant à un coup de force stricto sensu), est-il acquis, est-il possible, que Washington puisse se trouver sur la voie de dire “tant pis pour l’Afghanistan, nous laissons tomber par les moyens les plus appropriés”?
Rien n’est moins sûr. A côté des jugements, de leur évolution, de la prise en compte des impératifs du déclin accéléré, il y a des automatismes de communication d’une puissance extraordinaire, qui sont capables de ranimer aisément les fondements de la psychologie américaniste qui ne conçoit ni le recul, ni la défaite. Même le Vietnam fut une défaite actée sur trois ans, entre l’illusion d’un accord (janvier 1973) qui maintenait le Sud-Vietnam sous une direction pro-américaniste et son effondrement deux ans plus tard. Entretemps, l’indifférence, la mémoire courte, les préoccupations du jour (Watergate et le reste) avaient réorienté l’esprit et le Congrès ignora superbement l’effondrement de son allié-“marionnette” qui parachevait une défaite US majeure, sans la moindre préoccupation, comme si l’affaire vietnamienne n’avait pas existé. Sur le moment, la chute de Saïgon en 1975 ne fut nullement vécue comme une défaite US parce qu’on pensait à autre chose.
Par contre, aller directement du constat des difficultés US en Afghanistan à une décision ouvrant la voie au retrait, c’est une autre affaire, qui risque fortement de déboucher sur des troubles intérieurs (aux USA). Sur ce point, nous ne faisons toujours pas allusion à l’armée, mais bien aux forces politiques US, plus ou moins irrationnelles, à l’œuvre aujourd’hui. C’est la fameuse question de savoir si les USA peuvent accepter et accompagner leur déclin, s’ils peuvent d’eux-mêmes accepter de devenir une “nation normale”, ce qui passerait par des retraits prenant l’allure de défaites librement consenties. On connaît notre sentiment sur ce point, que nous ne cessons de répéter. La seule inconnue – toujours la même, malgré tout – est le rôle que pourrait éventuellement tenir Barack Obama.
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