Notes sur “la Fin de l’Histoire” (I)

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Notes sur “la Fin de l’Histoire” (I)

21 octobre 2014 — Nous allons faire un exercice d’analyse critique rétrospective, pour en tirer quelques avantages dans l’avancement de l’analyse présente de la situation, c’est-à-dire une explication fondamentale de la politique étrangère/de sécurité nationale du système de l’américanisme comme opérationnalisation principale de la politique-Système. Cet exercice sera réalisé en deux textes de Notes d’analyse, en prenant comme référence principale le fameux “La fin de l’histoire ?” de Francis Fukuyama, datant de 1989, – il y a donc un quart de siècle cette année.

Il y a dix ans, également cette année, nous publiions un texte d’analyse dans notre Lettre d’Analyse dedefensa & eurostratégie (dd&e) consacré au même Fukuyama, et surtout à sa thèse certes, pour déterminer ce qu’il en restait et comment nous l’interpréterions quinze ans plus tard. C’est à partir de ce texte, que nous publions pour faire l’essentiel de ces Notes d’analyse, que nous allons procéder. (Ce texte formait la rubrique Analyse, dd&e, Vol19, n°18 du 10 juin 2004.)

Nous ne nous intéressons pas précisément et spécifiquement au contenu de la thèse de Fukuyama, qui a d’ailleurs varié entre les différentes versions, qui est ouverte à l’interprétation de façon à ce qu’elle puisse toujours être sauvegardée, enfin qui ne constitue guère un apport original en ne faisant que condenser à un moment précis qui est devenu un moment-clef une thèse générale (l’exceptionnalisme) qui soutient l’américanisme depuis ses origines. Nous nous intéressons plutôt à la perception qu’on a eue de cette thèse à succès, c’est-à-dire une interprétation de communication qui en a fait un symbole, qui est devenu le vrai apport de Fukuyama à l’histoire de son temps. (C’est ce que nous désignons dans le texte comme ceci : «Aujourd'hui, le 10 juin 2004, l'histoire originelle de la thèse de Fukuyama est-elle toujours aussi satisfaisante ? (Nous ne parlons pas du contenu de cette thèse mais bien de son “histoire”.)»)

Le passé recomposé

Ce que nous relevons dans ce texte du 10 juin 2004 et avec quoi nous restons en complet accord concerne essentiellement des points/des interprétations historiques intéressés par rapport à ce qu’il en a été fait depuis son origine, selon les arrangements historiographiques intervenus pour justifier la politique du système de l’américanisme. On verra qu’ainsi nous contestons l’appréciation faite en général de cet événement (Fukuyama), mais aussi d’autres événements. Sur ce dernier cas, il s’agit essentiellement du document DPG (Defense Planning Guidance) de Wolfowitz de 1992, qui est en général décrit comme le maître-plan de la politique hégémonique US jusqu’à nous, et qui ne fut en aucune façon considéré dans ce sens, y compris par le Pentagone, lorsqu’il fut porté à la connaissance du public ; son appréciation était alors du type de celle portée par William Pfaff, le décrivant le 12 mars 1992 comme «A Burlesque of an Empire»...

Nous rangeons toutes ces déformations, non de perception mais d’interprétations (d’ailleurs changeantes) de la perception, à la lumière de l’événement fondamental survenu depuis la Renaissance et la naissance puis le développement de la modernité, où le passé, sorti de sa fonction traditionnelle et fondamentale de socle de notre pensée et de notre développement, est devenu la conséquence post-déterminée de l’avenir que la modernité annonçait. C’est ce que nous tentons de définir dans le Tome II de La Grâce de l’Histoire de cette façon :

«Nous passons de la structure objective de la perception de l’Histoire qui rend compte de l’essence sacrée du passé à l’instructure subjectivée, qui se passe de perception, de l’histoire-Système recréant un passé à l’image de l’avenir qu’elle organise. Parlant de cette classe nouvelle des élites qui deviendra un corps organisé et policé, et policier d’ailleurs, que nous désignerons plus tard comme l’élite-Système, nous dirions que “leur vérité” du passé dépend désormais de ce que l’histoire-Système entend faire de notre avenir.»

Fukuyama et les neocons en 2004

Voici donc les points de contestation et de révision de la perception de la thèse de “La fin de l’histoire ?”, tels que nous les relevions en juin 2004, et avec lesquels notre accord reste complet.

• Le premier point à relever est que Fukuyama n’a pas, à l’origine, voulu parler du monde post-communiste effectivement réalisé. La chronologie en témoigne : il exposa sa thèse pour la première fois en avril 1989, et à ce moment, personne n’envisageait sérieusement une perspective opérationnelle identifiable de la disparition du communisme et de l’URSS, encore moins cela va de soi comme un effondrement, une implosion extrêmement rapide et imminente. La thèse initiale de Fukuyama, qui était une démarche politique active soutenue par le département d’État, avait pour but essentiel sinon exclusif de soutenir le mouvement de globalisation propre au seul “Monde Libre” d’alors (alias-bloc BAO plus tard), qui s’apprêtait à des décisions économiques fondamentales (négociations du GATT, notamment).

• Le second point est que la thèse de Fukuyama est devenue opérationnelle pour l’establishment washingtonien après le basculement de 1996, concrétisé par les JO d’Atlanta dont l’importance symbolique et communicationnelle est, pour les USA, absolument considérable, – alors qu’elle est absolument ignorée par l’historiographie officielle. (Voir le 2 septembre 2005.) Auparavant, de 1986-1989 à 1995, – malgré la guerre du Golfe-I qui n’eut qu’un effet temporaire, – les USA avaient connu une période de doute et d’incertitude qui a peu de précédent, où toute idée d’expansion, d’hégémonie, etc., était complètement absente. A l’intérieur de cette séquence, le DPG de Wolfowitz de 1992 aujourd’hui présenté avec tant d’insistance comme un maître-plan pour une stratégie du XXIème siècle, fut effectivement perçu comme une complète plaisanterie, un wishful thinking d’hyper-“faucon” désoeuvré.

• En 1996, les USA basculèrent effectivement, selon un processus de communication d’une colossale puissance dont la cause reste à déterminer, dont les JO d’Atlanta sont le pivot. La politique US entra dans le virtualisme débridée, s’affichant comme la première et la seule influence du monde, comme le seul modèle concevable du monde, comme la seule puissance possible du monde (l’“hyperpuissance”, disait Hubert Védrine). C’est alors que la thèse de Fukuyama acquit sa véritable signification “utile“ pour l’américanisme... L’“histoire” dont la fin était annoncée était l’histoire classique, développée sur plusieurs siècles avec l’Europe comme centre, où les USA avaient tardé à prendre leur place et n’avaient pas la place à laquelle ils pouvaient prétendre. Désormais, en fait de “fin de histoire” qui valait pour cette histoire développée autour de l’Europe, s'installait en réalité une histoire nouvelle, qui plaçait les USA au centre de tout et comme seul centre possible, qui faisait des USA l’histoire elle-même as a whole : «D'où ce point par rapport à la thèse de Fukuyama transformée par l'évolution américaine qu'on a décrite : s’il s’agit de “la fin de l'Histoire”, cela est devenu “la fin de l'Histoire” que la civilisation occidentale, centrée sur l'Europe, avait développée. L'Histoire américaniste doit la remplacer, elle l'a d'ores et déjà remplacée.» (Dans le texte initial, nous employions “Histoire“ avec une majuscule, aujourd’hui nous mettrions “histoire“ avec une minuscule pour marquer son caractère trivial et la manipulation du concept par les perceptions humaines intéressées.)

• Désormais, après cette récriture de la perception de la thèse de Fukuyama, les neocons, avant même d’exister dans la célébrité qu’on sait, tenaient la thèse fondamentale qui allait justifier leur doctrine. Jusqu’aux revers catastrophiques de 2004-2006 en Irak, Fukuyama fut effectivement la référence intellectuelle et doctrinale des neocons. («At the end of the Cold War, the neoconservatives realized a rearrangement of the world was occurring and that our superior economic and military power offered them a perfect opportunity to control the process of remaking the Middle East. It was recognized that a new era was upon us, and the neocons welcomed Frances Fukuyama’s “end of history” declaration. To them, the debate was over. The West won; the Soviets lost. Old-fashioned communism was dead. Long live the new era of neoconservatism. The struggle may not be over, but the West won the intellectual fight, they reasoned.» [Ron Paul, le 12 juillet 2003, sur Antiwar.com»... «Francis Fukuyama, the boy wonder of the neocons who had famously pronounced the End of History...», écrivait Justin Raimondo le 26 août 2004.)

• Si nous développâmes ces appréciations en juin 2004, quinze ans après la première sortie de Fukuyama, c’est parce que nous estimions qu’un événement important venait de se produire, qui marquait sans doute l’échec de cette tentative des USA de s’approprier l’histoire. C’est ce à quoi nous faisons allusion dans le “chapeau” du texte originel, repris tel que dans notre propre chapeau pour ces Notes d’analyse : «L'échec colossal d'avril-mai 2004 bouleverse toutes les prévisions...» Nous faisions allusion à l’échec US à la première bataille de Faloujah, où les forces US échouèrent dans leur tentative d’investissement de la ville tenue par des rebelles. Cet événement marquait pour nous ce qui resterait dans l’histoire, quelle que soit l’issue concoctée par le système de la communication (y compris la prise de Faloujah dans la deuxième bataille pour cette ville, en novembre 2004), comme la défaite des USA en Irak.

Dans une suite prochaine à ces Notes d’analyse, nous allons examiner l’évolution de la politique générale des USA depuis 2004, à la lumière des références et des paramètres utilisés dans le texte ci-dessous, et avec ce complément l’évolution de cette politique de Fukuyama à aujourd’hui. La thèse de Fukuyama telle qu’elle a été manipulée pour correspondre à l’évolution américaniste constitue effectivement une référence adéquate sinon indispensable pour discuter de l’évolution de cette politique. L’actuelle évolution des neocons, illustrée notamment par ce qu’on a pu entendre de Robert Kagan (voir le 20 octobre 2014) est extrêmement significative pour nous et justifie pour que nous présentions ce rappel historique qui va servir de socle à notre réflexion.

Extrait de dd&e du 10 juin 2004 : « L’Histoire après tout »

« La livraison de l'été 1989 de la revue The National Interest contenait un article promis à un immense succès, du directeur-adjoint du Policy Planing Staff du département d'État, le Nippo-Américain Francis Fukuyama : The End of History ?. L'article reprenait le texte d'une conférence prononcée en avril 1989 par Fukuyama, et que l'éditeur de The National Interest, présent dans l'assistance, avait trouvé fort intéressant. Le 30 juillet, le Washington Post publiait un article de Fukuyama, résumant son intervention. Le succès démarrait, The End of History ? devenait une thèse.

» La thèse est connue, tant elle a été applaudie, discutée, détaillée depuis, notamment avec deux livres de Fukuyama, d'innombrables articles, etc. Elle nous dit que le libéralisme démocratique triomphe comme l'ultime régime politique concevable, que l'Histoire dans ce qu'elle a d'affrontements de forces antagonistes, s'arrête, littéralement faute de combattants. 1989-1990, avec la fin du communisme, sembla apporter à la thèse une confirmation éclatante, irréfutable jusqu'à couper le souffle : sur les ruines presque évanescentes du communisme ne restait que le libéralisme démocratique.

» La guerre du Golfe fournit à certains la matière d'une objection : certes, l'Histoire existe encore puisqu'on se bat toujours, qu'il existe toujours des adversaires. C'était mal voir les choses. Ces critiques parlaient de la forme des relations internationales (unipolaires, multipolaires, apaisées, antagonistes, etc) tandis que les Américains parlent de la substance, qui ne peut être qu'américaniste. Saddam ne pouvait prétendre offrir un modèle concurrent. C'était un de ces “détails” qu'il s'agissait d'éliminer, tout comme le Serbe Milosevic.

» Dans une superbe analyse (The Observer du 16 mai [2004]), William Pfaff note : «After the collapse of the Soviet Union, Americans produced several theories about their new position as sole superpower. The most popular one said that history had come to an end in the American political and economic system, all other possibilities exhausted or discredited. The US was history's culmination, the system the rest of the world had to adopt. The rest was detail.»

» La thèse de Fukuyama et la chute du communisme

» Aujourd'hui, le 10 juin 2004, l'histoire originelle de la thèse de Fukuyama est-elle toujours aussi satisfaisante ? (Nous ne parlons pas du contenu de cette thèse mais bien de son “histoire”.) Ce que nous voulons proposer comme hypothèse, c'est la contestation de l'idée que la chute précipitée du communisme fut une formidable confirmation de l'argument central de la thèse (le libéralisme démocratique a battu le communisme et se trouve seul désormais), donc une confirmation éclatante que la thèse était d'ores et déjà un concept politique pouvant servir de base à une politique pour la période post-Guerre froide.

» La rapidité de l'effondrement du communisme a tout changé. Lorsqu'il écrivit sa conférence d'avril 1989, Fukuyama ne l'annonçait évidemment pas si rapide. Personne ne se risquait à de telles prévisions. En septembre 1989, tous les analystes, chefs d'État, chefs de gouvernement, annonçaient la réunification de l'Allemagne (vue alors comme une étape majeure vers la fin du communisme) pour au moins autour de 2000. (A notre connaissance, une seule personnalité annonçait une réunification dans des délais beaucoup plus courts que ce qu'on prévoyait en général : le général Vernon A. Walters, ancien n°2 de la CIA, alors ambassadeur à Bonn.)

» Dans ce contexte, la perspective nous montre que la thèse Fukuyama, développée dans le cadre du département d'État et rendue publique avec l'accord du département d'État avant de devenir la thèse personnelle de Fukuyama et son instrument de célébrité et d'affirmation intellectuelle et sociale, avait été conçue pour une toute autre perspective que celle où elle fut utilisée. Il s'agissait d'abord d'une “arme” dans la Guerre froide finissante, une thèse qui devait rallier le maximum d'alliés et de sympathisants du côté US, contre l'URSS et le marxisme-léninisme en difficulté. C'était moins l'acte de décès du communisme qu'une arme destinée à hâter le décès du marxisme-léninisme. Elle n'indiquait nullement que les USA étaient prêts à cette nouvelle situation (la fin de l'URSS, l'époque post-Guerre froide), qu'ils n'envisageaient que pour au-delà de 2000. Sa seule dimension opérationnelle était nettement économique, pour appuyer et renforcer le mouvement de libéralisme économique, de renforcement du libre-échange dans le cadre du GATT notamment, et donc à l'intérieur de la sphère libérale. Effectivement, la thèse de Fukuyama appuie avec force sur cette dimension économique, dans un cadre très nettement multilatéraliste et internationaliste (ce qu'on nommera plus tard, l'expression datant de 1993, the Washington consensus, qui réunit les principales forces économico-politiques des pays occidentaux, les ministères des finances et de l'économie, les réunions des sommets économiques G-7, les grandes organisations économiques et financières internationales)

» La chute du communisme, c'est-à-dire du centre du communisme qu'était l'Union Soviétique, surprit tout le monde, dans la foulée, littéralement, de cette première énorme surprise qu'avait été la réunification de l'Allemagne. L'événement s'étend sur deux années (1990-91), à un rythme qui interdit toute réelle planification. Parallèlement a lieu la guerre du Golfe. Dans cette perspective, on devrait plutôt apprécier la guerre du Golfe dans un contexte régional, comme la suite d'une période d'activisme américain dans la région commencée avec l'époque Kissinger (1969-76), plutôt que dans un contexte global comme on l'a fait jusqu'ici, comme le début d'une nouvelle époque.

» La politique américaine développée à partir de 1989-91 montre effectivement une dualité révélatrice.

» • D'un côté, un activisme économique et financier considérable, déjà en cours sous les présidences Reagan et Bush, poursuivi et accentué sous Clinton. C'est ce qui est connu sous le nom de “globalisation”, avec les négociations GATT, la libéralisation globale, l'extension de la sphère financière, les restructurations économiques, etc. C'est essentiellement ce mouvement, déjà commencé quand il écrivit sa thèse, dont Fukuyama voulait nous entretenir. La “fin de l'Histoire” signifiait le basculement des activités opérationnelles de gouvernement du politico-militaire vers l'économique.

» • D'un autre côté, une paralysie dépressive de l'activité politique et militaire, s'accordant à ce qui précède mais avec une tournure paradoxalement inquiétante et dramatique à cause de l'effondrement du communisme. Ce dernier événement demandait de nouvelles orientations politiques et militaires à une direction qui ne prévoyait rien d'autre que la “gestion” de la disparition progressive du marxisme-léninisme sous les coups de la sphère économique libérale revivifiée.

» C'est dans ce vide politique que se développèrent, parallèlement, les premiers instruments d'une dimension purement militaire de la politique américaine. Au printemps 1992, une équipe du Pentagone, sous la direction de Paul Wolfowitz, présenta au secrétaire à la défense Dick Cheney, un document dit Defense Planing Guidance (DPG), qui envisageait pour les États-Unis un rôle similaire à celui qu'on leur voit jouer, ou tenter de jouer, depuis septembre 2001. On retrouve les mêmes acteurs qui sont en piste dans l'administration GW [Bush-II]. Le DPG représentait une tendance qu'on connaît bien aujourd'hui, un rassemblement de “faucons” de la Guerre froide, de la droite nationaliste ultra aux néo-conservateurs.

» Pour autant, le DPG fut clairement écarté, considéré comme une élucubration extrémiste du Pentagone, un document marginal. La politique américaine restait dans le désarroi et la confusion. Il fallut attendre l'été 1995 pour voir un changement significatif (engagement massif en Bosnie), et encore n'était-il dû qu'à une circonstance intérieure (Clinton, bloqué par un Congrès républicain, se tournait vers la politique extérieure). Un autre événement médiatique et public, les JO d'Atlanta de juillet 1996, avec des alertes terroristes fortement grossies, déclencha une fièvre nationaliste qui s'empara bientôt d'une politique US toujours incertaine pour lui donner cette forme d'affirmation extérieure hégémonique de “l'hyperpuissance”.

» Le basculement de 1996

» Nous tenons cet événement des JO de 1996 pour essentiel. Sa substance politique est quasiment nulle mais sa substance médiatique puis virtualiste est considérable, ce qui est significatif de notre époque. Autour des JO d'Atlanta, l'humeur des Américains passe du pessimisme à l'optimisme. Clinton est réélu. L'orientation inspirée par les excès d'Atlanta semble aller de soi : désormais, ce sera une exaltation considérable de la puissance américaine, une affirmation de puissance qui va aisément jusqu'à ce qu'on pourrait qualifier d'hystérique. Les plus raisonnables, ou de réputation dans tous les cas, y cèdent. [Il ne faut pas se lasser] de rappeler [qu’il] existait, dans les années 1997-2000, aux États-Unis, une école de pensée sérieuse, dans tous les cas sérieusement considérée, qui avançait l'idée que l'économie américaine (alors en pleine bulle spéculative) se trouvait désormais «beyond history ». (La phrase est de Alan Greenspan, le 10 juin 1998 au Congrès. Si Greenspan ne partageait pas cette analyse, — c'est le moins qu'on puisse en attendre, — dans tous les cas il la citait avec le plus grand sérieux.)

» C'est de cette façon que l'idée de Fukuyama, sans révision formelle, sans un grand ouvrage pour l'annoncer, acheva de changer de forme. The End of History?, — interrogation concernant le système économico-politique dans son aspect général et internationaliste (avec accent sur l'économie), — obtint comme réponse : “beyond history”, — avec l'accent mis sur l'aspect “américaniste”, américain nationaliste, de ce jugement sur l'économie américaine. C'est alors qu'on peut proposer, extraite du même texte déjà cité, cette définition raisonnable et précise que donne Pfaff de ce courant d'idée affirmant le concept de la fin de l'Histoire : “This was an American Marxism, a dialectical interpretation of history as having been a march from the Neolithic cave to US military and moral superpower — and inevitable hegemony.

» Ce que nous entendons proposer d'une façon générale comme première approche à ce point, c'est une combinaison de trois facteurs :

» • la “politique” d'expansion hégémonique que poursuit l'administration GW Bush n'est pas un accident, une aberration ou un enfant de la seule attaque du 11 septembre 2001 ;

» • cette “politique” n'en est pas une justement. Elle est le produit d'une fièvre née de l'activité des systèmes de communication, fièvre médiatique d'abord, avec le matériel brut de cette activité, fièvre virtualiste ensuite, quand la puissance combinée des systèmes de communication et des systèmes médiatiques débouche sur la notion de virtualisme qui implique la construction d'un univers complet à la place de l'univers réel, et univers complet dont les architectes sont les premiers à croire à la “réalité” ;

» • cette “politique” qui n'en est pas une s'avère plutôt une “vision” qui dit qu'à la question posée par Fukuyama qui concerne le système occidental économique, on apporte une réponse positive, mais qui concerne le système américaniste dans son ensemble (réponse réduite à l'Amérique mais élargie à tous les domaines de l'affirmation générale, de la culture à la politique).

» On comprend évidemment qu'il n'y a rien de gratuit dans tout cela, qu'on ne peut réduire le phénomène ainsi décrit comme étant, dès son origine, une sorte d'aberration capricieuse ou toute autre explication d'une psychologie malade qui aurait pour effet de permettre un rejet plus facile de la thèse générale. Au départ, il y a une crainte décrite très rationnellement. L'humeur épouvantable des Américains, le pessimisme entre 1991 et 1996, malgré une économie déjà très forte et triomphante dès 1993-94, constituait un élément extrêmement inquiétant pour la direction américaniste.

» Ce que nous proposons est l'idée que la réaction, qui fut plutôt dictée par les événements, d'une renaissance de l'optimisme par les moyens complètement artificiels du médiatisme et de la communication, déboucha effectivement sur une situation psychologique nouvelle avec ce que nous nommons le virtualisme ; et nous acceptons évidemment l'hypothèse que cette “situation psychologique nouvelle” peut être définie pour une grande part comme une pathologie de la psychologie.

» Cette évolution que nous avons décrite entraîne une autre évolution, tout aussi importante, par rapport à la thèse de Fukuyama, ou disons, une évolution de la thèse de Fukuyama elle-même. Cette évolution nous est suggérée par un autre aspect de l'analyse de Pfaff, que nous partageons complètement, qui est d'observer que l'Amérique a retrouvé une situation politique et psychologique qui renvoie à cette fameuse période d'isolationnisme, et nous dirions d'isolationnisme affirmé et triomphant, des années 1920-1941. Rapportant une observation de l'ancien ambassadeur US à Paris Felix Rohatyn à propos de ce qui serait une “nouvelle Amérique”, Pfaff observe : «but this “new” America amazingly resembles the isolationist and xenophobic America between 1920 and 1941. What is new is that it has become the most heavily-armed nation on Earth and believes it is, and should remain, number one.»

» Poursuivant, Pfaff observe combien cette résurgence de l'“esprit” des années 1920-1941 se marque notamment par un sentiment très fort de “populisme anti- européen”. Pfaff nous dit bien, et c'est complètement notre analyse, que l'Amérique continue à être fondamentalement marquée par l'Europe, ce qui renvoie au rayon des spéculations gratuites ces grandes thèses, répétées depuis le Viêt-nam et l'époque Nixon sans qu'elles s'accomplissent jamais, d'un tournant américain vers l'Asie. L'Amérique reste obsédée par l'Europe et, à notre sens, ce qu'on nomme l'isolationnisme est dans une part très importante défini par une attitude de méfiance et de rejet de l'Europe.

» D'où ce point par rapport à la thèse de Fukuyama transformée par l'évolution américaine qu'on a décrite : s'il s'agit de “la fin de l'Histoire”, cela est devenu “la fin de l'Histoire” que la civilisation occidentale, centrée sur l'Europe, avait développée. L'[h]istoire américaniste doit la remplacer, elle l'a d'ores et déjà remplacée. C'est le message de 9/11. Et c’est aussi un impératif psychologique : si l’on ne procède pas de la sorte, les nerfs de la Grande République vont lâcher. »