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983S’il est une règle à suivre dans cette époque de désordre et de confusion contre lesquels on tente de lutter avec des étiquettes, des classements et évaluations politiques, des hypothèses diverses sur les intentions, les manipulations, etc., c’est justement de n’en suivre aucune lorsqu’il s’agit des étiquettes, des classements et évaluations politiques, des hypothèses diverses sur les intentions, les manipulations, etc., des uns et des autres. Avec cette crise générale qui bouleverse les psychologies par ses évolutions brutales et inattendues, les rangements de la raison conduisent en général à l’erreur tout en témoignant de bien des obsessions.
Le cas de la “guerre des drones” qui s’est ouverte aux USA est un bon exemple de cette situation, un exemple in vivo et en plein développement. Lorsqu’on dit “guerre des drones”, on doit aussitôt préciser qu’il s’agit d’une “guerre de la communication” à propos de l’emploi des drones aux USA, et non une “guerre du technologisme” par l’emploi opérationnel de ces engins. La seconde viendra peut-être, mais force est de constater qu’avant même d’avoir commencé, elle a déclenché une “guerre de la communication”. On en tirera, une fois de plus, les conclusions qui importent sur l’importance de la communication aujourd’hui, par rapport et aux dépens du technologisme.
Depuis 2011, diverses agences de sécurité intérieure, ainsi que certains services au sein du Pentagone (USAF) et la CIA, ont annoncé leur intention d’utiliser aux USA même des drones, ou UVS (Unmanned Vehicle System, – anciennement UAV pour Unmanned Aerial System). L’idée est apparue à propos de la situation sur la frontière mexicaine, mais elle a très vite débordé vers d’autres tâches domestiques de surveillance (voir le 19 octobre 2011).
Les UVS sont célèbres pour l’usage en augmentation massive qu’en font les diverses forces US dans leurs divers et très nombreux engagements outremer, dans des missions de reconnaissance et de surveillance, et des missions de liquidation de personnes. (Actuellement, des évaluations situent à quelque part entre 7.000 et 10.000 le nombre d’UVS en service dans les différentes forces armées, agences, etc., des USA) Les UVS effectuent des missions de reconnaissance, de surveillance et d’espionnage, et aussi des missions offensives de guerre. Les UVS dans leurs versions armées (anciennement UCAV pour Unmanned Armed Aerial Vehicle) sont l’arme favorite du pouvoir US et du Système en général pour conduire la politique d’assassinat délibéré qui est maintenant un aspect important de la politique du Système dans ses interventions hors USA.
L’annonce de l’emploi des UVS aux USA même a soulevé des protestations aux USA, essentiellement d’abord de la part d’associations de gauche, antiguerres, de droits civiques, etc., mais aussi, et au moins avec autant de vigueur, de la faction antiguerre de la droite (libertariens, conservateurs antiguerres). Tout cela répond à l’opposition à la “militarisation” des USA eux-mêmes et à l’accroissement des mesures de répression policière, également en très forte augmentation ; dans le cas de certains groupes de la gauche dissidente et de la droite libertarienne et antiguerre, cette opposition prolonge une opposition également très affirmée contre l’emploi des drones-tueurs hors des USA.
Le fait nouveau et très intéressant est que certains conservateurs interventionnistes et neocons de poids sont entrés dans la polémique, dans le même sens que leurs adversaires de la gauche dissidente et de la droite antiguerre. Salon.com observait, le 17 mai 2012 :
«Opposition to the use of drones in domestic airspace is spreading from the Code Pink left to the Fox News right. While conservatives laud the use of drones against suspected militants overseas, the sudden and vehement criticism of domestic drones this week by three right-wing commentators suggests that Congress’s rush to open up U.S. airspace to unmanned aviation vehicles now faces an unusual left-right chorus of critics.
»Admitting that he was “going ACLU,” conservative columnist Charles Krauthammer called Monday for a total ban on the use of drones in U.S. airspace. As reported by RealClearPolitics, Dr. K said: “I don’t want regulations, I don’t want restrictions, I want a ban on this. Drones are instruments of war. The Founders had a great aversion to any instruments of war, the use of the military inside even the United States. It didn’t like standing armies, it has all kinds of statutes of using the army in the country.”
»“A drone is a high-tech version of an old army and a musket. It ought to be used in Somalia to hunt bad guys but not in America. I don’t want to see it hovering over anybody’s home. Yes, you can say we have satellites, we’ve got Google Street View and London has a camera on every street corner but that’s not an excuse to cave in on everything else and accept a society where you’re always under — being watched by the government. This is not what we want,” Krauthammer said on the panel portion of FOX News’ “Special Report.”
»In fact,Krauthammer has outdone the ACLU, which has invoked a “nightmare scenario” of drones without calling for an outright ban. Krauthammer even predicted that some Americans may try to shoot down a surveillance drone, while adding he did not want to encourage the idea. On Tuesday, Fox News contributor Anthony Napolitano seconded Krauthammer’s prediction, minus his scruples. “The first American patriot that shoots down one of these drones that comes too close to his children in his backyard will be an American hero,” Napolitano said, much to the consternation of anti-vigilantes at Media Matters. Conservative impresario Matt Drudge also wondered about the legality of shooting down drones, tweeting Tuesday, “Question for The New Age: If one shoots down a fed/police drone while it’s invading one’s privacy, does that make one a terrorist?”»
Hier, 22 mai 2012, Salon.com revenait sur le problème avec l’élément nouveau de l’intervention de l’industrie productrice d’UVS. Le fait est également présenté, dans le même sens critique, par le site Infowars.com, ce même 22 mai 2012 ; Salon.com et Infowars.com ne sont pas précisément de la même tendance politique.
Cette nouvelle intervention concerne donc une réaction extrêmement pressante et inquiète de l’association des constructeurs d’UVS, l’AUVSI, ou Association of Unmanned Vehicle Systems International. Il est remarquable que cette association prenne pour cible principale les récentes interventions de représentants de la droite interventionniste et des neocons, et particulièrement Krauthammer. L’AUVSI annonce, en attendant l’intervention des UVS dans les cieux américaniste qui est soumise à l’approbation de la FAA (Federal Aviation Agency), une offensive de relations publiques en règle pour rendre aimable aux citoyens des USA la perspective de la présence des UVS dans les cieux américains…. Salon.com :
«“We’re going to do a much better job of educating people about unmanned aviation, the good and the bad,” said Michael Toscano, president of the Association of Unmanned Vehicle Systems International, the industry’s trade group in Washington. “We’re working on drafting the right message and how to get it out there.” […]
»After issuing a statement denouncing Krauthammer’s remarks as “irresponsible” and “dangerous,” Toscano said the AUVSI would go on the offensive against critics. While the strategy is still being shaped, Toscano made it sound like something straight out of a crisis-management textbook — or Orwell. The AUVSI wants to bombard the American public with positive images and messages about drones in an effort to reverse the growing perception of the aircraft as a threat to privacy and safety. “You have to keep repeating the good words,” Toscano explained. “People who don’t know what they’re talking about say these are spy planes or killer drones. They’re not.” He criticized Salon and other news organizations for using the term “drones,” saying “remotely piloted vehicles” is more accurate.»
L’argumentation de Toscano, président de AUVSI, est intéressante. Elle englobe aussi bien l’emploi des UVS hors des USA que l’emploi envisagé des UVS aux USA même. D’une façon notablement vertueuse, elle s’inscrit dans une ligne très “progressiste” du point de vue technologique, et très “humaniste” du point de vue plus général de notre sauvegarde.
Le drone, est-il dit, est un progrès pour ses vertus de sauvegarde de ceux qui font la guerre (en fait, ceux qui tuent les autres en général) et ses capacités de sélectivité vertueuse dans le choix de ceux qui sont tués. La réaction négative aux USA vient de gens qui ont peur du progrès, de gens rétrogrades en un sens, dont l’état d’esprit renvoie à des temps obscurs d’ignorance et d’oppression. Le drone est donc “libérateur”, des actions offensives comme des mœurs… D’ailleurs, comme l’on imagine, il y a bien plus dangereux que les drones, – le téléphone cellulaire, par exemple.
«Toscano’s defense wasn’t limited, however, to domestic drone uses. He also stood behind the use of drones in foreign battlefields. ”If you want to say we shouldn’t be involved in those wars, that’s fine. But if our military has already been committed to do this and we are putting men and women in harm’s way, I want to do it with the least amount of risk to them. That means using unmanned vehicles. If you did it the old-fashioned way, you would have more risk to our people and more collateral damage.”
»Toscano attributed criticism of drones to fear. “Change scares people. There’s this natural reaction when you have revolutionary-type change, and that’s what these unmanned systems represent. But they’re not as scary as people say. They are an extension of the eyes, ears and hands of a person who knows how to do their job. If you can give them an unmanned system, they will do their job better.” […]
»Domestic drones do not pose a new threat to privacy, he said, insisting that existing laws provide sufficient protection. “We have so many more technologies that are eroding our ideas of privacy. If you have a cellphone and it’s on, somebody can follow you. If you send an email, somebody can read that email. The threat of unmanned vehicles is no different than that of helicopters,” he said. “If you use an unmanned vehicle to spy on someone and you don’t have a search warrant, it’s going to be thrown out [of court] or you’ll be prosecuted for violating the law.”»
Ces récentes interventions et, surtout, le mélange des genres et (surtout) des étiquettes qu’on observe sont très significatifs. Les personnalités impliquées sont d’habitude extrêmement opposées, parfois même d’une façon très violente.
Medea Benjamin, co-fondatrice du groupe activiste de gauche Code Pink, qui avait organisé à la fin avril 2012 un “sommet antidrones”, est très satisfaite, pour une fois, de l’interventionnisme dans la polémique d’une droite interventionniste qui est d’habitude son ennemie. Elle se propose d’établir des contacts avec ses ex-ennemis d’occasion contre un objectif commun : l’industrie des UVS, c’est-à-dire un segment en pleine efflorescence du complexe militaro-industriel…
«The industry is obviously extremely powerful. They’ve been able to write the legislation and get their lackeys in Congress to push it through and get the president to sign it. But they are going to have to work harder and harder as we ramp up our efforts to educate the public.»
Là-dessus, on s’attachera à une autre intervention, qui donne à cette affaire sa véritable dimension politique. Il s’agit de Missy Cummings, qui est professeur d’ingénieurerie aérospatiale au Massachusetts Institute of Technology. Pour elle, la controverse marque une nouvelle phase dans le sentiment du public… «We’ve just reached a tipping point and now people are starting to think about and talk about these issues. That’s a good thing.»
La question de l’emploi des UVS aux USA même acquiert ainsi une capacité d’élargissement qui peut déboucher sur une polémique politique du plus grand intérêt et de vastes dimensions. Il faut observer que, jusqu’ici, l’emploi éventuel des UVS aux USA a été présenté sous son jour le plus rassurant du point de vue du public US, notamment l’activité de surveillance du trafic de drogue sur la frontière mexicaine et autres activités criminelles, notamment l’intervention en cas de catastrophe naturelle, etc.
Il faut apprécier avec quelle rapidité on est passé au niveau singulièrement polémique et très toxique pour les partisans des UVS aux USA de la critique de l’emploi controversé possible de surveillance de la population US elle-même, c’est-à-dire de l’évolution vers une structure policière de surveillance et de répression, et la “militarisation” de la situation intérieure US. On peut accepter de considérer l’hypothèse de Cummings selon laquelle on se trouve peut-être dans une phase de changement remarquable vers une opinion défavorable de cette évolution.
Il faut apprécier surtout avec quelle rapidité la controverse a été adoptée, dans le sens de la critique du Système, notamment de la politique sécuritaire de l’administration comme moyen dissimulé de surveiller la population, par des commentateurs qui ont jusqu’ici été systématiquement du côté de tout effort d’affirmation et d’usage de la force. Le cas de Krauthammer est tout à fait remarquable, dans son aspect exemplatif.
De tous temps depuis que cette faction idéologique s’est installée en position d’influence, Krauthammer s’est imposé comme l’un des neocons les plus influents et, certes, l’un des plus habiles et l’un des plus intelligents dans sa promotion d’une politique de force systématique. Il a soutenu à 100% l’attaque contre l’Irak, il est partisan inconditionnel d’Israël, partisan de l’attaque contre l’Iran, etc. Il dénonce régulièrement le danger “islamo-fasciste” et n’a rien à redire à l’emploi inique, illégal et cruel des UVS-tueurs dans les terres extérieures. Un neocon, bel et bon…
Il ne s’agit donc pas d’une conversion idéologique mais bien de la prise de position dans un sens qu’on jugerait inattendu et imprévu de cette idéologie ; certes dans le chef de Krauthammer, mais aussi d’autres proches de ce même courant, comme Drudge et Napolitano. Les neocons restent neocons mais la situation elle-même, avec ses changements, ses évolutions, introduit des facteurs de surprise, de désordre et d’éclatement des rangements habituels.
Si l’on prend en compte l’influence dans l’establishment de cette sorte de personnalités, leur accès aux médias, etc., on peut mesurer l’importance de ces prises de position. Elles vont établir un courant d’interférences hautement dommageable pour la politique de “sécurisation” et de “militarisation” du “front intérieur” des USA qui ne cesse de prendre de l’importance.
Plus encore, ces prises de position mettent en évidence un conflit complètement inattendu. Depuis l’installation du mouvement néoconservateur en tête des mouvements idéologiques d’influence aux USA, il est acquis que le complexe militaro-industriel (CMI) soutient à fond cette position. Quelques personnalités du CMI font, ou ont fait partie intégrante du mouvement neocons, comme Bruce P. Jackson ou Tom Donnelly. Dans ce cas des UVS, surprise surprise, on retrouve le CMI en opposition frontale avec des néoconservateurs, et d’une façon qui est débarrassée de toute ambiguïté (l’attaque contre Krauthammer est remarquable de précision à cet égard).
A Washington, où les haines et les vanités sont également tenaces, – et Krauthammer n’est dépourvu ni de l’une, ni de l’autre, – cette sorte de passe d’armes peut difficilement être oubliée, et encore moins pardonnée. Par conséquent, on s’en souviendra et, plus encore, on n’est pas prêt de lâcher prise. (Et l’argument de la corruption par soutien et subsides est variable à l’infini, comme l’est le corporate power et le CMI lui-même ; l’offensive de l’AUVSI trouvera des partisans dans ces milieux, mais également des adversaires aux intérêts contraires, qui sauront soutenir les adversaires des “UVS aux USA” dans leur engagement actuel.)
Cette affaire est d’autant plus intéressante qu’un de ses aspects techniques permet d’envisager un passage de la querelle théorique à l’affrontement “opérationnel”. Krauthammer a donc laissé entendre, au cours de son intervention, qu’il se pourrait qu’un citoyen américain décide de se débarrasser d’un UVS qui le surveille d’un peu trop près. Les citoyens américains, surarmés, on les moyens de faire cette sorte d’intervention contre des drones relativement vulnérables.
Même si Krauthammer ne l’a pas ouvertement souhaité, il en a évoqué la possibilité. Napolitano, lui, a ouvertement apprécié qu’un Américain qui ferait cela serait “un héros américain”. Cela peut tomber dans des oreilles innocentes mais furieuses, et donner quelque idée à l’un ou l’autre… C’est ce qui enrage l’AUVSI.
L’affaire est d’autant plus corsée qu’elle présente un cas idéal : abattre un drone ne menace la vie d’aucun de ces chers et valeureux G.I.’s, mais représente par contre une intervention spectaculaire qui fera beaucoup, beaucoup de bruit… A partir de là, on peut être sûr qu’on partirait vers des débats houleux et tempétueux sur la situation intérieure US, les droits des citoyens contre la “sécurisation” et la “militarisation” des USA et ainsi de suite… Débat éminemment dangereux, explosif, dans une Amérique qui joue tant à être un baril de poudre qu’elle est en train de le devenir.
En même temps que cette polémique, qui pourrait devenir un “débat” spectaculaire et hollywoodien s’il y a “mort de drone”, avec l’entrée dans le jeu de tous les groupes bouillonnants, des partisans de Ron Paul aux gens d’Occupy, on distingue l’importance croissante du “front intérieur” US dans l’esprit des chroniqueurs comme dans celui des citoyens. C’est le résultat d’une maturation qui a démarré avec la crise de 2008 et tend de plus en plus à supplanter la rhétorique du terrorisme.
Une telle perspective n’est nullement prometteuse d’une situation éclaircie, même extrême contre extrême. Au contraire de la Grande Guerre contre la Terreur, le “front intérieur” nous promet un désordre et une confusion extrêmes dans les positions et les évolutions des uns et des autres. L’exemple de Krauthammer est à cet égard extrêmement intéressant, comme une signature de la confusion et du désordre à venir, sinon déjà là, déjà installés.
…Ce qui nous confirme dans notre conviction que l’avenir des USA est dans le désordre bien plus que dans l’“ordre fasciste” dont on nous menace tous les jours. D’un côté un durcissement policier et militarisé accéléré (système du technologisme) ; de l’autre, une polémique extrême qui s’étend et touche même des vedettes du Système (Krauthammer) à contre emploi… Krauthammer en antiSystème, il y a de quoi s’exclamer ! Par conséquent, nous nous exclamons.
Pour le reste et pour conclure, nous dirons le peu d’attention et le peu d’estime que nous portons aux étiquettes qui catégorisent les uns et les autres, et les enferment dans des catégories et des idéologies. S’il est question d’étiquettes, c’est et ce sera de plus en plus dans un mouvement de valse. Il faut être prêt à affronter le désordre, lequel est déjà parmi nous, – avec mesure, avec calme, et avec un brin d’ironie pour ces changements de cap et ces contrepieds divers, – comme autant de choses naturelles.
Certes, il reste toujours, pour les esprits féconds à la raison triomphante, l’imagination de quelques manœuvres concertées et de manipulation de main de maître ; ce n’est et ne sera ni la première, ni la dernière fois, et il importe de laisser faire sans plus s’en inquiéter. («Va jouer avec cette poussière», disait Montherlant.) Restent les faits publics, dont dépendent les statuts des uns et des autres, et l’écho dans le système de la communication de tout cela, et c’est ce qui importe. Le fait est, et le fait reste que des neocons affrontent le CMI sur une question particulièrement sensible, qui risque de faire de la question de la “sécurisatuion” et de la “militarisation” des USA une polémique “à la mode”. Rien, dans ce Système tel qu’il est devenu, avec la position prééminente du système de la communication, ne résiste à la pression de la mode...