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893Hier, 8 août 2011, nous avons développé une hypothèse d’analyse du “comportement” du Pentagone devant des menaces de réductions budgétaires, suite à l’accord sur la dette du gouvernement entre le Congrès et la Maison-Blanche. A côté de cette supputation, il existe un événement immédiat et pressant, qui entraîne une réaction très forte, facilitée par une psychologie exacerbée par le climat général de crise, et qui exerce une pression et une influence considérables. Nous nommerons ce phénomène “la panique autour du Pentagone”, tant il vient essentiellement des commentateurs et analystes gravitant autour du Pentagone. Cette panique reflète incontestablement une très forte réalité du climat régnant actuellement dans la direction et les services de planification du Pentagone, dont on a des échos incontestables dans le texte du 8 août 2011.
A la lumière des événements washingtoniens et compte tenu de l’extraordinaire sensibilité du Système aux activités de son sous-système, le système de la communication, cette panique a quelque fondement. Elle mérite donc une rapide description et une tentative d’analyse. Même si cette panique n’est pas nécessairement fondée d’un point de vue comptable, – c’est-à-dire le point de vue rationnel du phénomène budgétaire, – elle l’est complètement à la lumière des dysfonctionnements considérables existant au Pentagone, du désordre interne et de l’atmosphère de virtualisme dans lesquels évolue ce monstre. C’est à ce niveau que la psychologie joue un rôle immense, et que l’influence du système de la communication est considérable. Tout cela, avec l’enjeu d’une déstructuration, voire d’un effondrement du Pentagone qui est une hypothèse absolument acceptable, se joue aujourd’hui même, et disons dans l’année ou les deux années qui viennent. Aujourd’hui, toute appréciation du rôle et de la puissance du Pentagone ne peut être faite qu’en fonction du présent immédiat, et nullement des spéculations futures.
Enfin, tout cela se passe dans une capitale, Washington, où le pouvoir de l’américanisme est sur la voie d’une véritable dissolution. (Voir notamment nos articles des 3 août 2011 et du 8 août 2011.) Là aussi, l’enjeu est immédiat, – quasiment d’ici l’élection de 2012.
L’article le plus remarquable, dans cette atmosphère que nous décrivons, est, une fois n’est pas coutume, celui de Loren B. Thompson, du Lexington Institue, le 5 août 2011. Il a été repris sur plusieurs autres sites, dont, par exemple, DoDBuzz le 5 août 2011.
Nous avons toujours eu vis-à-vis de Loren B. une attitude double ; raillant souvent sans ménagement le consultant de Lockheed Martin (LM), défenseur jusqu’à l’extrême du JSF, à un point où l’on se rappellerait parfois que l’amour rend aveugle ; appréciant parfois le commentateur plus général, dégagé de ses liens avec LM, observant et jaugeant la situation américaniste. (Nous résumions tout cela, dans un F&C, le 12 avril 2010.)
Cette fois, occurrence remarquable alors qu’il parle même du JSF, Loren B. Thompson est intéressant. Il analyse la crise de l’équipement du Pentagone, à la lumière de la crise américaniste générale et, surtout, des derniers événements du début du mois (l’accord sur la dette et les réductions des dépenses publiques). Il est extrêmement pessimiste, notamment et essentiellement dans le domaine de l’acquisition de nouveaux équipements… Thompson juge que les conditions fiscales priveront le Pentagone d’une génération de nouveaux équipements, suscitant une situation catastrophique où les USA perdront leur supériorité technologique. Lorsqu’il dit un petit mot du JSF, on pourrait croire, à lire entre les lignes, que lui-même, Loren B. Thompson, est pessimiste sur le sort du programme.
«…Now critics are complaining about the replacement for its 50-year-old aerial refueling tankers, and assailing the F-35 Joint Strike Fighter program that is the only hope the service has for preserving global air dominance. Some of these programs were too expensive and others weren't well-matched to the emerging threat environment, but most of them will be sorely missed in the coming decades as U.S. warfighters march off to war without their traditional edge in military technology…»
Quelle est la nouvelle et immédiate réalité fiscale du Pentagone à la lumière des décisions prises dans le cadre de l’accord sur la dette ? Le Center for Strategic and Budget Assessment (CSBA), spécialisé dans ces questions a aussitôt fait une évaluation. C’est l’expert Todd Harrison qui s’en charge. Son rapport a été bouclé le 4 août 2011 et aussitôt mis en ligne.
Harrison a pris notamment comme hypothèse celle, très possible, d’une absence d’accord au sein du Congrès, déclenchant le fameux automatisme de réduction que nous évoquons dans notre F&C du 8 août 2011. Il a déterminé qu’une réduction majeure par rapport au “base budget” (c’est-à-dire le budget “officiel” du Pentagone, celui qui est impliqué dans l’acquisition d’équipements) aura surtout un effet dans les deux prochaines années budgétaires (FY2012 et FY2013), avant de se stabiliser au nouveau niveau dans les années d’après.
«The initial caps on discretionary spending included in the bill will likely result in the FY 2012 base defense budget falling to $525 billion. In comparison, the current level of funding for FY 2011 is $530 billion and the president’s request for FY 2012 is $553 billion.
»If the Joint Committee bill is not enacted, the trigger provision in the bill would automatically cut the FY 2013 base defense budget to approximately $472 billion. This compares to the CBO baseline of $549 billion and the president’s FYDP projection of $571 billion for FY 2013.»
Harrison conclut son rapport, au vu des résultats déterminés et de la brutalité des mesures attendues, par une note d’urgence. Pour lui, le Pentagone doit immédiatement commencer à se préparer à la nouvelle situation d’une capacité d’acquisition brutalement réduite. «Given the abruptness of the cuts imposed under the trigger and the real possibility that Congress may not be able to reach a deficit reduction compromise in time to avoid the trigger, DoD should immediately begin contingency planning for how to handle such a reduction.»
Hier, 8 août 2011, Bill Sweetman, de Aviation Week, a publié une a nalyse plus concentrée, concernant plus précisément l’USAF. La situation de l’USAF est très inquiétante, ce service est certainement le le plus menacé au sein des forces armées, avec une crise propre qui va être aggravée irrésistiblement par la nouvelle situation fiscale. (Nous-mêmes, nous suivons l’évolution de cette crise de l’USAF depuis plusieurs années. Voir, par exemple, le 11 novembre 2011, le 24 novembre 2008, le 12 décembre 2008, le 27 janvier 2010, etc.)
Sweetman analyse la situation de l’USAF et la juge extrêmement délicate, alors même que le service va être touché par les nouvelles réductions. Il explique notamment les deux principaux facteurs qui rendent la situation beaucoup plus difficile. Le constat est évidemment que les réductions à venir (très vite), qui constituent une crise en soi, vont peser de tout leur poids pour empêcher la résolution de la crise en cours de l’USAF, et la transformer en une nouvelle crise, beaucoup plus grave.
«Upcoming cuts to Pentagon budgets represent a serious threat to future equipment programs, everyone agrees. However, what many people don't see – or more likely prefer to ignore, if they're preparing to fight for their share from a suddenly barren table – is that it's worse than earlier downturns, in two respects.
»First, when the last big cutbacks, the post-Cold War "peace dividend", took effect, most US forces were well equipped with new equipment. The reverse is true in most places today.
»Second, the Pentagon, industry, lobbyists and friendly politicians are going to have to come to grips with an unpleasant truth: the White House and Congress are largely not to blame, aside from a failure to provide oversight and leadership. Procurement spending was abundant in the past decade. In all too many cases, it just has not delivered capability to the front lines.»
Sweetman termine par cette remarque concernant la situation des avions de combat F-22 et F-35 : «The so-called “fifth-generation” fighters have certainly revolutionized US airpower, if not quite in the way anyone had in mind.»
Effectivement, la situation des deux programmes est symptomatique de celle de l’USAF, et de celle du Pentagone : surpuissance dans le domaine du technologisme, affirmation d’une supériorité dominatrice, fragilité extrême tant technique que gestionnaire et budgétaire, position permanente au bord de l’effondrement. La nouvelle interdiction de vol du JSF, s’ajoutant à celle du F-22 d’une façon symbolique très caractéristique, est un sujet d’inquiétude reflétant cette position.
Sweetman a annoncé que cette interdiction de vol durerait sans doute “plusieurs semaines”. Stephen Trimble, de Flight International, commentateur pourtant très modéré d’opinion, laisse percer son inquiétude à propos du sort du JSF, le 5 août 2011, dans une analyse du système fautif de l’immobilisation du JSF. (Le système Honeywell IPP : «It has been described by Lockheed Martin as “revolutionary” and a “lofty technology challenge” so important.. […I]t is currently the reason why no F-35s are flying.»)
Trimble, concernant l’immobilisation du JSF : «We don't know how long the grounding order caused by an undisclosed IPP malfunction on 2 August will last. Since the announcement landed in our email inbox at 14:14 on 3 August, the programme has been in communications black-out mode. Even its normally chatty Twitter page has gone silent. That is not a good or a bad sign, although it is never re-assuring. It really means we still don't know anything about the incident or its consequences.»
Nous avons souligné, plus haut, quelques mots dans un passage du texte de Sweetman. («Procurement spending was abundant in the past decade. In all too many cases, it just has not delivered capability to the front lines.») Cela concerne le phénomène, remarquable au Pentagone bien qu’il soit de plus en plus une caractéristique générale du Système, d’inversion des processus d’efficacité et de rentabilité pour des causes complètement internes au processus, correspondant à la tendance autodestructrice générale du Système. Le flot d’argent incontrôlé dont a bénéficié le Pentagone depuis plusieurs années (au moins depuis 9/11) a eu pour effet de verrouiller le blocage des rouages du monstre dans le sens de cette dynamique d’inversion.
C’est ce que nous caractérisions, le 3 février 2010, de cette façon : «…le Pentagone, qui est en état de faillite alors qu’il reçoit le budget le plus monstrueux qu’on puisse imagine (autour de $1.000 milliards par ans, sinon plus) ; dont l’état de faillite se trouve dans la situation également monstrueuse d’être aggravée et accélérée par toute nouvelle subvention en centaines de $milliards qui lui est accordée.»
Cette situation absolument sans précédent, qui fait correspondre complètement la crise du Pentagone avec celle du Système en général, est parfois illustrée par des situations concrètes grossièrement surréalistes. C’est le cas au niveau de la situation de la gestion du Pentagone, illustrée par une récente audition au Congrès. Là aussi, on retrouve ce phénomène d’inversion.
Colin Clark, de Defense.AOL.com, avait fait rapport de cette audition le 28 juillet 2011. Il y apparut que le Pentagone ne sait pas, littéralement dans le sens d’une comptabilité normale, comment se répartit et à quoi sert l’argent qu’il reçoit avec son budget annuel. Cela conduit à ces situations fameuses où l’on vous annonce que le Pentagone ignore ce qu’il est advenu de telle ou telle somme manquante dans des comptes (Rumsfeld avait ainsi parlé de $10 milliards introuvables, en 2002, pour l’année fiscale en cours…) Le Contrôleur Général du Pentagone n’espère pas que cette situation puisse être redressée avant 2017, si un effort de réforme est poursuivi avec succès. (La même assurance prudente est régulièrement renouvelée de temps en temps, la date du rétablissement d’une situation permettant un audit du Pentagone étant chaque fois repoussée à mesure.)
«[The Pentagon] has very little idea where the hundreds of billions that it gets from Congress is going. “I'm cautiously optimistic [they can pass an audit by 2017] but I know we need to pick up the pace,” Pentagon Comptroller Bob Hale said at the end of a rare hearing on financial management by the Senate Armed Services subcommittee on readiness and management support. […] The hearing, chaired by Sen. Claire McCaskill, a former auditor and self-proclaimed good government guru, made it very clear just how tentative is the Pentagon's march forward to being able to tell where its money is going and when.
»“This hearing goes to the heart of the fiscal crisis we face as a nation,” Sen. Kelly Ayotte of New Hampshire said at the beginning of the hearing. “to distinguish between necessary defense budget cuts and cuts that would harm our troops and damage readiness, we must have reliable financial data and effective business processes and systems.”
»McCaskill put the problem simply, saying it's “impossible” for the military "to get answers to questions such as, how much money do we have and how many people do you have.” […] A member of the audience who deals with these issues made clear just how dysfunctional the system really is. Each service, eager to preserve its culture and its budget, tracks things differently. For example, the Marines track their pistol as the M-7. The Army lists is it as a pistol. “We don't use the same terms,” this source said. All this makes it almost impossible to accurately track what is in the field or in depots or is destroyed or lost, a failing of the Defense Department that has been regularly chronicled but never really addressed.»
Clark termine son texte en observant évidemment que les réductions de budget imposés au Pentagone vont devoir être planifiées dans la répartition générale des crédits du Pentagone, alors que le Pentagone ne saura pas, – « until 2017, maybe», – quelle est la répartition actuelle de tous les crédits qu’il reçoit…
Arrivé au bout de ces quelques indications sur la situation au Pentagone, – il y en a beaucoup d’autres du même genre, – on en arrive à comprendre la panique qui est née depuis quelques jours. Encore une fois, cette panique, qui est celle de l’urgence, porte non sur l’avenir, mais sur la situation immédiate du Pentagone. Cette urgence ressemble à celle qui assaille de nombreux autres centres de pouvoir, face à la crise générale du Système ; elle a les mêmes caractères, non pas d’une situation dégradée évoluant dans des normes classiques d’affrontement, mais d’une situation de déséquilibre interne entre une surpuissance établie et une dynamique de dissolution, avec la situation de surpuissance ayant perdu sa dynamique créatrice et ne subsistant que comme un poids énorme dont les effets négatifs paradoxaux grandissent.
On l’a vu, les chiffres des réductions sont assez relatifs (notamment par rapport au budget “réels” du Pentagone, qui est proche de $1.200 milliards). Mais le facteur psychologique exacerbé par l’urgence joue un rôle considérable en orientant ou en précipitant les décisions, dans une situation interne du Pentagone qui est celle d’un chaos indescriptible. La crise du Pentagone n’est plus “protégée” par une sorte d’“isolationnisme”, que le monstre avait su se créer au long de son statut intouchable durant la Guerre froide, puis conserver et relancer à l’occasion de 9/11, jusqu’à ces toutes dernières années (jusqu’en 2006, à peu près). Les décisions de l’accord sur la dette semblent être un facteur assez puissant pour achever de rompre décisivement cet “isolationnisme” qui n’a cessé de se dégrader depuis 2006. La crise du Pentagone est alors directement liée à la crise du Système par la question de la procédure budgétaire (automatisme des réductions). Il n’est pas rassurant, quand on est aussi gros, aussi puissant, aussi instable et aussi aveugle que le Pentagone, de voir (!) aujourd’hui sa propre situation directement dépendante de la crise du Système, qui est l’instabilité même.
Le scénario du “coming crash” du Pentagone est plus que jamais à envisager. En octobre 2008, David Morrison, directeur jusqu’en janvier 2008 du personnel de recherche et de documentation de la sous-commission de la défense, liée à la puissante commission des appropriations de la Chambre des Représentants, observait : «Hard times are coming for the U.S. military, and they'll be made even harder by a dysfunctional budget process in Congress and a Pentagon unable to keep weapon programs under control. […
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