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2836Ce texte a paru dans la rubrique dedefensa de la Lettre d'Analyse dedefensa & eurostratégie, Volume 15, n°18 du 10 juin 2000.
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10 juin 2000 – Pour comprendre toute grande affaire américaine dans les États-Unis d'aujourd'hui, il faut impérativement garder à l'esprit deux propositions comme autant d'axiomes fondamentaux : toute affaire américaine d'importance, y compris dans le domaine de la sécurité, est d'abord, par ordre d'importance, une affaire intérieure américaine; toute grande affaire américaine, quel que soit le domaine impliqué, est d'abord, par ordre d'importance et par ordre chronologique, une affaire de communication. Ainsi en est-il du programme d'avion de combat Joint Strike Fighter (JSF). Il s'agit à la fois d'une exemplaire histoire américaine et d'une exemplaire histoire moderniste, où les méandres bureaucratiques et les affrontement divers et washingtoniens, dans la communauté militaro-stratégique, dans les milieux gouvernementaux et industriels, tiennent une place essentielle; où le “virtualisme”, ou dit autrement les différentes techniques médiatiques de construction d'une autre réalité à la place de la réalité, tiennent une place également essentielle.
Pourquoi s'intéresser aujourd'hui au programme JSF? Il est bon de s'intéresser tous les jours au programme JSF qui a l'importance qu'on sait; mais, comme le note une source industrielle européenne, «aujourd'hui, dans le programme JSF tout est possible, y compris l'abandon». L'expert américain Richard Aboulafia, consultant du Teal Group, basé en Virginie, remarque (le 17 mai 2000 dans le New York Times) que «tout le monde voudrait assister à ses funérailles [du JSF] mais personne ne veut être l'assassin.» Il y a cinq mois (dans Aviation Week & Space technology, le 1er janvier 2000), le même Aboulafia expliquait : «Le JSF pourrait faire à l'industrie européenne ce que le F-16 a presque réussi: la détruire. [...] Le JSF est au moins autant une stratégie nationale qu'un programme d'avion de combat.»
Prenons donc ces termes et délais entre les deux déclarations d'Aboulafia: que s'est-il passé entre-temps? Entre-temps, c'est-à-dire, en réalité à peine deux mois. Jusqu'à mars-avril, le climat entourant le développement du JSF était en apparence serein. En apparence? N'était-ce pas un argument pour qu'on s'en avisât, s'il ne s'agit que d'apparence? Mais le JSF est un programme d'apparence, un programme complètement virtuel dès l'origine. Le programme JSF existe certes mais il est également virtuel dans le sens où l'on a tenu pour acquises dès l'origine des données massives qui ont fait toute sa puissance quasiment fabuleuse (un programme qui atteindrait en finale $750-$1.000 milliards, qui imposerait un avion pour 50-75 ans, qui compterait 3.000 avions pour les forces armées américaines, 3.000 pour l'exportation, une trentaine de pays importateurs du JSF, quasiment déjà désignés, un peu comme on vous choisit arbitrairement pour avoir la chance de participer à une grande aventure qui vous dépasse). C'est-à-dire qu'on a donné au programme une puissance virtuelle qui a donné l'apparence de la puissance et a rendu d'autant plus inattentif aux faiblesses du programme et aux coups qui pouvaient lui être portés. C'est l'archétype d'un “programme Clinton”, né sous l'administration Clinton et selon sa philosophie qui est de cultiver toutes les apparences possibles de la puissance comme substitut à la puissance réelle.
La base de soutien du JSF s'est effritée. Aujourd'hui, c'est une nouvelle phase. L'état d'esprit exalté, voire hystérique faisant du JSF le (seul?) programme du XXIe siècle, verse dans l'autre sens : appréciation défaitiste, humeur sombre, jugement pessimiste. Le JSF est grièvement touché, et cette fois la blessure concerne la réalité. Elle est d'autant plus profonde que, comme on l'a dit plus haut, l'affirmation virtuelle de la puissance dispensait de se préoccuper de protéger le programme des coups que la réalité préparait contre lui.
Début mai, plusieurs interventions au niveau du Congrès, qui pour envisager un retardement de six mois du programme, qui pour envisager des transferts de crédit à l'intérieur du programme (de la phase validation et développement à venir à la phase démonstration en cours), ont agi comme un signal d'alarme. D'autre part, il est apparu qu'à l'intérieur des forces, certains envisageaient le transfert de fonds affectés au JSF vers d'autres programmes nécessaires à ces forces. C'est l'illustration de la faiblesse fondamentale du JSF, programme joint: n'étant pas un programme propre à un service, chacun des services impliqué tend à le défavoriser au profit de programmes qui lui sont propres; tout cela sur fond d'une crise endémique de crédits à l'intérieur de toutes les forces.
Pourquoi aujourd'hui? D'une part, parce que l'administration Clinton arrive en bout de mandat et que le JSF est un “programme Clinton”, voulu par cette administration et qui perdra son principal soutien dès le départ de cette administration. D'autre part parce qu'on approche de la date de sélection du passage à la phase développement (théoriquement mars 2001) et que les positions des uns et des autres, en général défavorables ou sur la réserve, vont se préciser. Cette conjonction des deux événements est bien malheureuse: le JSF arrivera à un moment crucial de son développement, dans un environnement politique pour le moins soupçonneux, au moment où il perdra son principal soutien. Pour ajouter à cette faiblesse, il faut rappeler qu'on ne connaît toujours pas la formule finalement retenue pour la décision de développement (un seul sélectionné des deux compétiteurs? Un sélectionné avec l'autre impliqué à parts égale? Les deux compétiteurs sélectionnés?)
On a pu mesurer le désarroi, voire la panique de l'administration à ces premiers signes d'attaque contre le JSF lors d'une conférence de presse de William Cohen, le secrétaire à la défense, le 16 mai. Il y était question des programmes sociaux pour les militaires. Cohen termina de répondre aux questions des journalistes, puis posa cette question complètement incongrue par rapport au cadre général : «No questions on the Joint Strike Fighter?». Les journalistes furent stupéfaits car ce n'est pas dans l'habitude des officiels du DoD d'ainsi solliciter des questions et, d'autre part, le sujet n'était pas à l'ordre du jour; et l'un d'eux, posa cette question ingénue qui découvrait le vrai sens de la démarche de Cohen : «Avez-vous quelque chose à dire sur ce sujet?» Et Cohen répliqua aussitôt «J'ai quelque chose à dire», avant de se lancer dans une vigoureuse plaidoirie selon laquelle le JSF serait construit, produit, livré, tout cela selon les prévisions mais évidemment sans apporter la moindre nouveauté – pur exercice de propagande. Linda D. Kozaryn, de l'American Forces Press Service qui n'est pas une agence précisément hostile aux autorités, commenta ironiquement: «Nous avons l'habitude d'un Pentagone où la coutume est plutôt de “la fermer”. Aujourd'hui, le ministre nous a démontré le contraire.» Alors que Cohen quittait le podium où il avait répondu aux “questions”, un journaliste lança plutôt ironiquement, voire irrespectueusement: «plus de question, monsieur le secrétaire?»
Depuis, c'est le branle-bas de combat. L'administration Clinton, qui a encore quelques moyens de pression, a envoyé les chefs d'État-Major “au charbon”. Successivement, le général Ryan (CEM de l'USAF) et l'amiral Clark (nouveau CNO de l'U.S. Navy) ont solennellement (ré)affirmé leur foi intangible dans le programme JSF. Ces prises de position ne mangent pas de pain, elles seront oubliées demain, lorsque Clinton et Cohen ne seront plus là, selon ce que nécessiteront les événements. [Les diverses auditions de l'amiral Vernon Clark devant le Congrès permettent de mesurer ce qu'il faut exactement en retenir pour ce qui concerne le JSF : un exercice complet de double talk. Clark affirme soutenir à fond le JSF ; on a vu par ailleurs que la Navy (comme l'USAF) avait la tentation, lorsque des problèmes budgétaires concernant ses propres programmes se posaient, d'utiliser le budget du JSF/Navy pour y remédier. Et Clark annonce aux parlementaires que, dans les années à venir, les problèmes de maintenance et de niveau opérationnel auront la priorité, et que, pour cela, «des milliards de dollars devront être transférés de l'acquisition au fonctionnement et redistribués pour soutenir les opérations de la flotte». On comprend évidemment que, dans de telles circonstances, le budget JSF/Navy sera le premier à être réduit pour permettre à la Flotte de fonctionner.]
De même, l'offensive lancée par le Congrès, qui est conforme à ses moeurs actuelles et à ses tendances sui generis (cette inclination à intervenir dans les programmes DoD en faisant ce que les militaires excédés nomment du micro-managment), n'en est qu'au début. Elle va pouvoir prendre ses aises parce que le JSF est un programme béni pour ce cas : il va rester (au moins) huit ans sous le feu critique du Congrès avant sa date théorique de mise en service. Mais, certes, il s'agit plus que jamais de théorie.
Le JSF avec le départ de Clinton «Le JSF, dit une source indépendante washingtonienne, a tout pour devenir le punching ball et le bouc émissaire des récriminations et des querelles entre les différentes forces washingtoniennes impliquées: le favori d'une administration qui s'en va, la tension que lui impose des spécifications contradictoires, son temps très long de développement qui l'expose publiquement aux coups des uns et des autres, le fait qu'il n'appartienne à aucun groupe de pression important au sein de la bureaucratie.» Précisons ce jugement: le JSF risque fort de devenir le champ privilégié de la bataille qui ne cesse de s'annoncer, autour de la question du rôle des forces armées, de la réforme, non encore accomplie, de ces forces pour s'adapter aux conditions de l'après-Guerre froide, des missions des uns et des autres et ainsi de suite. Son principal avantage – sa formidable visibilité avant d'exister, due à son aspect virtuel – est en passe de devenir son principal handicap. Tout le monde le voit, tout le monde va songer à l'attaquer. Et il n'y aura même plus l'équipe Clinton-Cohen pour le défendre, car ceux-là s'en vont en janvier 2001, et leur départ ressemble, par rapport à la situation du programme JSF, à la formule fameuse «Après [nous] le déluge».
Tout se passe comme si le JSF était encore plus un “programme Clinton” qu'en simple référence aux choix bureaucratiques et d'intérêts divers. Le JSF apparaît et va de plus en plus apparaître comme le symbole d'une méthode qui présente l'apparence politique comme de la politique. Après avoir usé et abusé des qualités de l'administration Clinton – capacités de communication, de relations publiques, etc – le JSF va être la victime de ses travers – l'absence de substance, le faux-semblant, le compromis extrême qui ne rencontre les intérêts d'aucun.
Jamais on n'avait vu cela: un programme de chasseur dont le démonstrateur (les démonstrateurs) n'avai(en)t pas encore volé et dont on vous annonçait le nombre d'exemplaires vendus à l'exportation et même, avec un peu d'audace, les pays qui l'achèteraient. Ces pays n'avaient pas été consultés mais la puissance américaine tenait la chose pour acquise. C'est un des aspects du virtualisme qui a gouverné la présentation du programme JSF, qui a donné au programme cet aspect “sur-mesure” qui nous dispensait à la fois de toute spéculation, de tout jugement et de toute décision. Le seul problème est que le JSF existe, et sa confrontation avec la réalité nous sort de l'univers fantasmagorique qui l'a abrité pendant plusieurs années.
Cela n'empêche pas de porter un jugement sur la réalité qui a tout de même existé pendant ces six années qui viennent de s'écouler. Depuis son lancement en 1993, lorsqu'il était désigné JAST (Joint Advanced Strike Technology), le programme JSF a été un amalgame monstrueux de prévisionnisme (affirmation virtuelle qu'on contrôle la prévision du développement puisqu'on envisageait la composition, la structure, le marketing, le déploiement jusque très loin dans le XXIe siècle) et d'imprévision dans la réalité. Le fait le plus frappant à cet égard est que le Pentagone ait mis six ans à réaliser qu'un programme d'avion de combat présenté explicitement comme le seul programme prévisible d'avion de combat du XXIe siècle, et soumis à la concurrence des sociétés américaines restructurées, allait évidemment mettre en danger de mort une part non négligeable de la base technologique américaine dans ce domaine technologique fondamental pour la puissance militaire (Boeing ou Lockheed Martin selon le choix qui serait fait dans la version initiale du processus de sélection choisi, dite winner-takes-all). Du coup, le programme devient d'une fragilité fondamentale : on sait très bien que la formule initiale (winner-takes-all) sera modifié, donc que le programme JSF vit dans le provisoire, ouvert à toutes les intrigues. Les affirmations des parlementaires disant qu'il n'est pas urgent de modifier la structure du programme contient une bonne dose d'hypocrisie, mais c'est de bonne guerre : elles maintiennent le programme dans le provisoire et aux mains de ces mêmes parlementaires qui le manipuleront selon leurs intérêts.
Une prévision aussi erratique. L'imprévision du soi-disant prévisionnisme du Pentagone, auquel l'administration Clinton s'est soumis avec délice dans son acceptation intéressée du court-terme, est encore plus calamiteuse lorsqu'on cite les chiffres que tout le monde connaît. L'on sait depuis près de 5 ans que les trois programmes tactiques de modernisation des forces aériennes (TACAIR, comprenant le F-18E de la Navy, le F-22 de l'USAF et le JSF) portent sur au moins $350 milliards; qu'en cette circonstance, les F-18E et F-22 tireront évidemment leur épingle du jeu parce qu'ils ont 5 à 10 ans d'avance sur le JSF et qu'ils sont des programmes propres aux deux forces; que ce budget TACAIR représente au moins 25% des dépenses d'acquisition du DoD pour les 10 prochaines années, ce qui est un rapport insensé et intenable; que les prévisions générales ont été faites de façon fragmentées, sans confronter les coûts déterminés pour TACAIR aux coûts pour les autres domaines par rapport à l'enveloppe globale (bel exemple de démarche intégrée, ou joint); que cette imprévision au niveau des acquisition a encore moins été confrontée à la prévision des dépenses supplémentaires de fonctionnement (opérations de peace-keeping diverses), pour la bonne raison d'ailleurs que cette prévision-là n'existe pas et que ces coûts de fonctionnement supplémentaires sont financés au coup par coup, trimestre après trimestre. C'est dire si, aujourd'hui, les pires prévisions (ceux qui estiment qu'on devrait rajouter $100 milliards chaque année au budget DoD) peuvent être envisagées ; comme de telles augmentations sont impensables il faudra donc couper du côté de l'acquisition. On imagine l'extraordinaire fragilité du JSF.
Le JSF est d'abord, une victime. Il est aussi un reflet. Il est l'expression et l'exemple-type de la crise du DoD, qui s'explique par l'existence d'une bureaucratie complètement incontrôlée, devenue complètement autonome durant la période Clinton. Dans tous les cas, ce malheureux programme a été sacrifié aux avantages immédiats que réclamait l'administration Clinton : présentation arrogante d'un programme virtuel, affirmation virtuelle de la puissance, proclamation de la main-mise inéluctable sur tous les marchés à l'exportation. Le programme JSF tel que nous l'avons connu, celui de l'administration Clinton, le “programme-Clinton” par excellence, très gros, soi-disant intégré, hyper-puissant jusqu'à nier l'existence des autres, complètement virtuel, – ce programme-là est bel et bien mort et enterré.
De façon très précise, il nous apparaît que le JSF est un enfant et le miroir de la crise rampante du Pentagone des années 1990. Il a démarré en 1993 (programme JAST), alors qu'il apparaissait clairement que la réforme nécessaire et fondamentale des forces armées et du Pentagone n'avait pas eu lieu et était repoussée aux calendes grecques, c'est-à-dire au moins jusqu'à la fin de l'administration Clinton.
L'équipe du DoD précédant Clinton (le secrétaire à la défense Cheney et le général Powell, président du JCS) n'ignorait pas que cette réforme s'imposait à cause de l'effondrement de l'URSS et d'un changement radical de la scène géopolitique du monde. Elle n'avait rien fait pour autant, parce qu'elle n'ignorait pas également que cette réforme supposait des choix politiques internes au Pentagone extrêmement difficiles à conduire à leur terme, extrêmement impopulaires. Dans son livre récent (Lifting the Fog of War), l'amiral Owens, vice-président du comité des chefs d'état-major de 1994 à 1995 et promoteur du principe d'intégration des hautes technologies dit “système de systèmes” (system-of-systems), qui travailla durant les années 1991-92 avec Powell, écrit à ce propos: «Powell et Cheney n'ignoraient pas la nécessité de réductions budgétaires importantes pour libérer les sommes nécessaires pour de nouveaux systèmes. Mais la position de Powell renforça l'idée selon laquelle des réductions égales dans les services était la seule façon d'arriver à un compromis. [...] Powell et Cheney, dans leur souci d'apaiser les trois services sur le court terme, mirent en place un précédent qui durerait tout au long des années 1990.»
Dans ce cadre, le JSF apparaît comme un substitut à une réforme pas faite dans le domaine où il intervient, et nécessairement un substitut virtuel : l'affirmation de l'intégration de technologies très avancées dans un ensemble théorique nommé «système de systèmes», alors que la réalité est celle d'une structure datant de la Guerre froide et répondant aux nécessités de la Guerre froide. C'est ce JSF virtuel qui a craqué ces dernières semaines et s'est effondré, le JSF à propos duquel s'exercent depuis 5 ans toutes les pressions d'un système de communications et de virtualisation, le même JSF à propos duquel les états-majors européens discutent sérieusement pour le renouvellement de leurs matériels. Place est faite au vrai JSF, au vrai programme confronté aux réalités budgétaires, aux réelles perspectives budgétaires, aux pressions de plus en plus grandissantes pour des réformes structurelles dont le résultat serait une situation dont la programmation initiale du programme JSF n'a jamais tenu compte. C'est dire combien l'effondrement du programme virtuel JSF-I met dans le plus grand embarras le programme réel JSF-II.
Comme à l'habitude, il y a un monde entre la probabilité d'un événement et cet événement lui-même. Il était très probable depuis plusieurs semaines que Tony Blair ferait les choix qu'il a fait en matière d'armement (missile air-air Meteor, transport Airbus A400M). La réalité de l'événement et les appréciations qu'il entraîne créent une situation bien différente. Ajouté à d'autres événements, il détermine des jugements généraux qui témoignent d'un changement de substance des rapports de force. C'est ainsi la thèse d'un William Pfaff lorsqu'il ajoute la décision de Tony Blair à la montée en puissance de l'Airbus A3XX, aux problèmes rencontrés par le JSF, à l'état général de la structure financière de l'industrie stratégique américaine, pour poser ce diagnostic: «American Aerospace Has Lost Its Edge to Europe» (20-21 mai, International Herald Tribune). L'important dans ce qui est présenté comme un constat, c'est la position naturellement concurrente qui est constatée des deux industries stratégiques, l'américaine et l'européenne.
L'enjeu est effectivement dans ce rapport. La logique américaine de l'énorme vague de restructurations réalisée à marche forcée entre 1993 et 1997 était bien qu'elle conduirait inéluctablement à la phase ultime des fusions transatlantiques. C'est cette logique que le patron de Lockheed Martin (LM) Vance Coffman, très pressé à cette époque, était venu présenter à la Wehrkunde de Munich en février 1998. Il s'agissait d'une logique évidemment globalisatrice: une succession de Big Bangs créant une situation différence en substance de la situation parcellisée qui y avait conduit: Big Bang américain enchaînant sur le Big Bang transatlantique. Le destin de l'industrie stratégique constitue à ce jour le schéma poussé à son terme de la logique de la globalisation. On comprend que le résultat est plus que préoccupant pour les partisans de cette thèse; le Big Bang américain n'a pas enchaîné sur un Big Bang transatlantique (qui eût constitué l'achèvement de la globalisation du domaine, les deux industries réunissant la somme générale du savoir-faire mondial en ce domaine); il a directement provoqué le Big Bang européen (1999, formation de BAe, MBA et EADS) clairement identifié comme différent en substance du Big Bang américain. La tentative globalisante a provoqué une réaction identitaire; cette logique vaut paradoxalement autant pour le côté américain, pourtant promoteur de la globalisation anti-identitaire, que pour le côté européen, puisque ce côté américain se débat depuis 1999 dans une crise structurelle massive qui conduit à une réaffirmation identitaire également massive des autorités, jusqu'à la perspective d'une relance de facto de l'interventionnisme indirect du Pentagone. (Différence entre 1997 et 1999: 1997 où la constitution de Boeing-McDD semblait annoncer la prise du pouvoir par les grands groupes, Boeing, LM et Raytheon, où l'on parlait même d'une politique étrangère américaine inspirée par Boeing; et 1999, où le DoD soutient à bout de bras ces géants blessés.)
L'identité sans le vouloir ... La nature des choses – notre “force des choses” chère au général – fait le reste. Paradoxes d'une globalisation conduisant à son contraire, deux affirmations identitaires aussi énormes, aussi puissantes, aussi marquées identitairement par leurs programmes dépendant d'autorités nationales (nationalement simple dans le cas US, nationalement plus complexe dans le cas européen mais où la décision revient d'une façon impérative à la souveraineté nationales des principaux États-clients et États-stratéges) – deux affirmations identitaires aussi fortes ne peuvent que se concurrencer au mieux, s'affronter au pire (et le pire est toujours probable dans ce monde d'exacerbation des fiertés nationales et autres). Les traditions font le reste, et principalement la tradition d'enfermement de l'Amérique, son exceptionnalisme qui la met à part du reste du monde, son “isolationnisme psychologique” et ainsi de suite, transcrites dans des pratiques et des coutumes de protectionnisme de tout ce qui est technologie et industrie stratégique. A côté de cela, les piètres plaidoiries sur les logiques économiques des joint ventures, des coopérations, etc, restent effectivement au niveau économique et n'entravent en rien les affirmations stratégiques concurrentes et antagonistes.
Les conceptions dominantes portent en elles leurs contraires. La boulimie intégratrice et monopolistique de la globalisation conduit à des regroupements qui renforcent formidablement les affirmations identitaires. On a eu dans les années 1997-99 la thèse européenne, pour résister aux pressions américaines de fusion transatlantique, selon laquelle il fallait que l'industrie stratégique européenne s'affirmât si possible jusqu'à équivaloir en puissance celle des USA, pour pouvoir réaliser la grande coopération-fusion transatlantique. Les Européens n'ont toujours pas compris que les Américains parlent de globalisation alors qu'eux-mêmes faisaient la promotion d'une logique coopérative répondant à la mondialisation. Stricto sensu, ce qu'ils prenaient pour une mesure logique et raisonnable (leur propre Big Bang) constitue dans le cours de la logique de la globalisation une déclaration de guerre contre cette globalisation. Ce fut même une blitzkrieg (BAe, MBA, EADS). La décision de Blair, la montée en puissance de l'A3XX ne sont que les conséquences normales des résultats obtenus par cette blitzkrieg européenne. Tout cela est assez tristement normal – assez tristement parce que tout cela porte, chevillée au corps, la logique de l'affrontement, identités contre globalisation. Une fois de plus, le constat que la globalisation entraîne à partir d'un certain niveau le renforcement des identités qu'elle prétend fondre ; la globalisation qui renforce ces identités pour mieux les conduire à se fondre; ces identité renforcées et ainsi plus conscientes de leur puissance et de leur existence, qui se retournent finalement contre la globalisation pour ne pas mourir, parce que, renforcées, elles ont la perception pas si fausse que désormais le processus de globalisation conduit à une agression mortelle contre les identités qu'il prétend fondre.
Il est intéressant de voir comment l'affaire-JSF s'inscrit dans ce cadre général en plein bouleversement. Certes, elle joue un rôle fondamental, essentiel, ne serait-ce qu'à cause du poids et du rôle que lui a assigné le pouvoir militaro-industriel américain dans le développement de l'industrie et de la puissance stratégiques américaines au XXIe siècle. C'est même le principal argument qui nous fasse reculer devant le constat, qui aurait de fortes chances de devenir évident par ailleurs, selon lequel on attendrait le départ de Clinton pour liquider le JSF. Il est impératif de reconnaître qu'il s'agit d'un argument de poids. En d'autres mots, et pour citer à nouveau Aboulafia, si le programme JSF est devenu une véritable “stratégie industrielle nationale”, peut-on envisager de liquider ce programme d'un coeur léger? Et surtout, y a-t-il une stratégie de rechange, qui devrait en plus ne pas renouveler les erreurs qui conduisent à la mise en cause fondamentale du JSF?
Le programme JSF a été construit comme on met en place une architecture générale parallèlement à la restructuration industrielle, et pratiquement selon le même schéma structurel. Comme la restructuration de cette industrie, JSF répond à trois impératifs, qui sont les trois piliers, les trois principes, les trois dynamiques de toutes la soi-disant “politique” de l'administration Clinton:
• Faire le plus gros possible et le plus vite possible sans s'inquiéter des effets, selon la thèse implicite que la dynamique se justifiera d'elle-même avec un Big Bang absolument créateur, engendrant des effets évidemment bénéfiques.
• Faire le plus “intégré” possible, au nom de la rentabilité et de l'efficacité (celles qui ont par ailleurs bonne presse à Wall Street et ont conduit Wall Street à investir en masse dans la restructuration industrielle), sans se soucier de savoir si les cultures ainsi précipitées ensemble se marieront ou se repousseront (les cultures sont celles des entreprises dans le cas industriel, et l'on connaît les résultats catastrophiques, particulièrement dans le cas de Boeing-McDonnell Douglas; celles des services impliqués comme l'USAF, la Navy et les Marines, dans le cas du JSF, avec les conflits et les manoeuvres qui s'en sont suivies).
• Plonger tout cela dans le virtualisme d'une politique de communication affirmant la réalisation du triomphe absolu de l'entreprise avant que celle-ci ait été même entamée.
La crise du JSF est en très bonne voie de reproduire point par point la crise de l'industrie stratégique: on a fait très gros pour se trouver confrontés à d'énormes problèmes financiers/budgétaires qui peuvent menacer l'entièreté du programme, et par conséquent la “stratégie industrielle nationale”; les cultures mélangées se repoussent et s'affrontent plutôt que se marier; la politique virtualiste n'a servi qu'à affaiblir la défense contre les réactions brutales de la réalité en niant de facto que ces réactions puissent survenir.
Puissance déstructurante de la globalisation. Le résultat est que la puissance du JSF, autant que la puissance des grands groupes résultant de la restructuration des années 1990, constituent désormais un très fort handicap, et, au-delà, une explication plausible à l'affaiblissement dramatique de la position de l'industrie stratégique américaine face à l'industrie stratégique européenne. La position américaine est paradoxale, et là aussi semblable qu'on parle de la restructuration industrielle ou du JSF.
Les États-Unis sont les otages de cette simili-puissance, et notamment les otages de ce qu'une structure de cette importance (l'industrie et le programme) ne peut être ni modifiée ni abandonnée sur une simple décision.
• L'industrie stratégique et le JSF sont, chacun pour sa catégorie, une structure extraordinairement puissante qui n'a plus les moyens d'entretenir cette puissance.
• Conçues l'une et l'autre pour être libérés des contraintes étatiques et pour s'adapter au marché, ces deux structures en sont aujourd'hui si dépendantes que leur survie dépend des décisions des autorités publiques.
• Conçues l'une et l'autre pour répondre au schéma de la globalisation (modification à son avantage de la substance du marché par un Big Bang modifiant la nature même des structures impliquées), elles débouchent sur une menace exactement inverse: à moins d'une intervention étatique qui est l'antithèse de la globalisation, elles risquent un changement de nature conduisant vers l'effondrement.
Dans les deux cas, qui forment l'essentiel et/ou un aspect fondamental de la principale structure de la puissance américaine, on trouve une situation paradoxale. Les composants de cette puissance existent toujours mais la puissance a perdu son sens, elle s'est trouvée déstructurée (paradoxalement, sous les coups de la globalisation qui est évidemment déstructurante?). En un sens, les manoeuvres tactiques (la systématique politique du court-terme de l'administration Clinton empruntant la voie ouverte par l'administration Bush) ont miné la stratégie jusqu'à la compromettre irrémédiablement.
Devant cette situation devraient enfin surgir les conditions où se poserait évidemment la question européenne. C'est pour nous la cause d'un étonnement sans fin de constater le temps si long qui s'est écoulé sans que l'Europe envisage effectivement de poser la seule question qui importe, face à un programme de l'ambition du JSF. La question se résume simplement à ceci: que va faire l'Europe? L'Europe ne peut plus, en effet, écarter la question de sa position et de son action. Ici, on parle moins de la structure de l'industrie stratégique elle-même que du principal produit de cette structure, et structure lui-même, qu'est le programme JSF.
C'est un cas simplement extraordinaire, qui mesure la non moins extraordinaire sujétion psychologique de l'Europe, que la question du programme JSF n'ait pas suscité en Europe un examen commun, une position concerté, une réponse coordonnée. Cas extraordinaire et d'un illogisme également extraordinaire: pourquoi faire une industrie européenne stratégique si l'on se refuse à examiner collectivement le principal produit de cette industrie stratégique? (Une première réponse, qui concerne ces années où le JSF virtuel se développa sans soulever apparemment la moindre préoccupation collective, apparaît clairement: parce qu'ici [dans le cas de l'industrie stratégique], on se berce de l'illusion d'être dans le domaine économique et donc de se croire “autorisé” de considérer les USA comme un concurrent; et là [dans le cas du programme JSF], on se trouve indiscutablement dans le cas d'un produit militaire impliquant une stratégie, une autonomie politico-militaire, et qu'il est impensable pour nombre d'esprits d'envisager une voie différente que celle de la sujétion aux conceptions américaines. La PESD va-t-elle changer tout cela? En tous les cas, elle y travaille par le seul fait de son existence et elle ne nous évitera pas quelques solides interrogations. A ceux qui espèrent y trouver l'apaisement de l'affirmation européenne dans le cadre transatlantique également apaisé, à ceux-là on souhaite bonne chance.)
Aujourd'hui, et notamment à cause des (grâce aux) déboires pressants du JSF, l'Europe ne peut plus écarter le problème. Les plus réalistes des Européens, les Britanniques eux-mêmes, n'ignorent plus qu'ils y sont eux-mêmes confrontés de manière pressante. Ils doivent décider dans quelques mois (septembre? octobre?) de leur participation dans le programme JSF, version ADAC/V. Mais quel programme JSF? Encore une décision difficile pour les Britanniques, qui pourraient être amenés à devoir ànouveau expliquer (aux Américains) comment ils suivent la même logique que celle qui les a poussés à choisir le Meteor et l'A400M.
D'autres pays européens sont concernés par le programme JSF: les Pays-Bas qui s'y sont engagés fermement, conformément à leur stratégie atlantiste, mais qui pourrait s'avérer avoir un deuxième fer (européen) au feu si cela s'imposait (les Néerlandais sont suffisamment habiles et prévoyants pour cela); les Belges, qui ont repoussé le choix du JSF qu'on (Washington) les pressait de faire, non sans avoir mesuré l'absence de situation, voire même d'information au niveau européen sur ce problème, et non sans avoir découvert avec étonnement qu'il n'existait aucune possibilité aujourd'hui de faire prendre en compte ce problème au niveau européen.
Tout cela fait beaucoup, en tous les cas assez pour que quelque chose d'européen se dessine dans ce domaine, au moins une information, une coordination de l'analyse, la possibilité d'une prise de position commune, etc. La logique de la PESD et de certains programmes déjà sur la voie de se concrétiser (le A400M) rend ce prolongement inévitable. Puisqu'il est aujourd'hui avéré que le JSF est un programme stratégique, et même qu'il est plus “une stratégie industrielle” qu'un avion de combat, il est difficile de voir comment l'Europe évitera de prendre elle-même une position et de définir sa propre stratégie par rapport à ce programme et par rapport au spectre industriel, technologique, militaire et politique qu'il embrasse. Bien sûr, on n'est pas au bout des rebondissements, et l'on peut être sûr que des suggestions du type d'une coopération transatlantique, surtout si les difficultés du JSF se confirment, seront lancées en Europe. Mais le problème est d'abord celui de la stratégie et de la puissance. L'Europe ne peut plus l'éviter, et ne peut plus éviter de chercher une réponse européenne.