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2447Hors des explications (voir ce 31 décembre 2012) qui importent concernant la situation de dde.crisis et son évolution vers une formule nouvelle sous la forme d’une nouvelle collection (Les Cahiers de dde.crisis), nous abordons avec ce volume daté de janvier 2013 (*) la question de “la proximité du Mal”. Nous l’annoncions le 10 septembre 2012, en précisant d’ores et déjà :
«Nos travaux courants dans le cadre du site dedefensa.org montrent sans le moindre doute combien notre appréhension de cette époque se fait et se fera de plus en plus autour de la problématique du “Mal”, dont la représentation structurée est, pour nous, ce que nous nommons, d’une manière effectivement opérationnelle et structurée, mais aussi d’une manière symbolique et métaphysique, le Système. (Les deux numéros de dde.crisis du 10 juillet 2010 [voir aussi le 18 juillet 2010] et surtout du 10 septembre 2010 [voir aussi le 10 septembre 2010], annonçaient cette orientation de notre réflexion.) Cette prépondérance du thème de la réflexion est d’ailleurs elle-même explicitée tout au long de ces réflexions en cours et à venir, comme répondant à une particularité unique de ce temps métahistorique ; la prépondérance absolue du Mal par le moyen du Système, implique effectivement la “prépondérance du thème de la réflexion” sur le Mal que nous avons chois, ou plutôt qui s'est imposé à nous comme le choix évident ; le reste suit…»
…Comme il est justement écrit : “…notre appréhension de cette époque se fait et se fera de plus en, plus autour de la problématique du ‘Mal’”. Avec même ces quelques mois depuis ce temps où nous avons écrit ces mots, notre conviction s’est encore raffermie : aujourd’hui, le problème le plus immédiat, le plus impératif, le plus actuel et le plus constant, en même temps que le plus fécond et le plus élévateur de l’esprit, est bien le problème du Mal. Pour une part importante, et notamment pour la part “opérationnelle”, la raison en est cette proximité du Mal, – à tous égards, proximité spatiale en un sens parce que le Mal est partout proche de nous, proximité psychologique parce que le Mal exerce une influence sans précédent sur nous, par le canal de la psychologie plus que par tout autre canal, proximité circulaire parce que cette présence et cette influence nous encerclent hermétiquement et nous emprisonnent.
Notre propos ici est, notamment, d’avancer qu’on peut faire son avantage, voire sa vertu de cette proximité. Il y a d’abord un avantage fondamental dans cette proximité et cette omniprésence : il est avéré qu’un esprit éclairé et effectivement préoccupé de l’urgence primordiale et exclusive de cette question a l’opportunité de ne pas se tromper. Le Mal omniprésent par proximité peut être distingué et identifié, parfois aisément par l’usage de l’expérience et l’aide de l’intuition. C’est ainsi priver le Mal de son arme principale, sinon exclusive, de la tromperie sur lui-même.
La “proximité du Mal” est le fondement opérationnel de notre approche métaphysique de ce qui nous paraît être notre situation générale. Il nous semble que toutes les réflexions possibles pour l’ampleur de la perception du monde et de ce qui détermine cette ampleur peuvent être développées, pour le plus grand profit parce qu’elles se trouvent ainsi directement liées à la réalité, à partir de cette situation du Mal par rapport à nous.
Cette “proximité du Mal” permet de rendre compte de quelques situations exceptionnelles. D’un côté, elle met le sapiens à sa vraie place, à rude épreuve en vérité, en mettant à nu ses liens hypocrites et directs avec le Mal, dans nombre de ses postures et de ses conformismes, parmi ceux qui sont considérés dans le cadre du Système, comme les plus vertueux. D’un autre côté, elle rend compte, en mettant en évidence l’impuissance de l’histoire courante à mesurer la puissance et la hauteur de la tragédie qui nous submerge, de la nécessité de la métaHistoire, et de son intervention directe dans notre destin. Ainsi sommes-nous, nous-mêmes, obligés de penser haut si nous voulons ne pas être engloutis par le Mal, notamment en haussant notre jugement au niveau de la métaphysique… Seulement à ces hauteurs trouve-t-on la force et l’élan de lutter contre le Mal si proche.
«C’est dans ce cadre exceptionnel que se pose la problématique de ce que nous nommons “la proximité du Mal”. L’exceptionnalité de cette époque fait qu’il s’agit d’un concept à la fois “opérationnel”, – temporel, évènementiel, dans le cours de notre histoire présente, – et d’un concept évidemment métaphysique. Pour nous, l’hypothèse est entièrement rencontrée selon laquelle le fonctionnement collectif et surpuissant de ce que nous nommons le Système, à cause de son universalité qui est un caractère assuré, à cause de sa spécificité unique et sans précédent, produit assurément le Mal dans ses influences, ses effets et ses conséquences. […]
»Tout cela admis et son omniprésence étant reconnue, on ne peut que conclure à la proximité du Mal d’une part, à la nécessité d’en faire usage d’autre part parce que cette “proximité du Mal” est le facteur écrasant de notre vie historique et métahistorique, pour ce qui est de l’activité du Système et à l’intérieur du Système. Or, il est avéré que, dans cette période que nous estimons transitoire, le Système enferme le monde et le contient absolument, donc que ses conditions sont celles du monde. Il est essentiel d’avoir conscience de cette “proximité du Mal”, de s’en défier bien entendu, de se situer par rapport à elle d’autre part, de s’en servir enfin pour observer et comprendre la vérité de la situation du monde ; observer son évolution, envisager ses perspectives, considérer l’influence qu’on peut avoir sur elle... On pourrait aller jusqu’à considérer qu’il faut savoir “jouer au plus fin” avec le Mal, se considérant comme immunisé selon ses propres faiblesses et ses propres forces de caractère par cette reconnaissance de lui où l’on se trouve. Il ne s’agit pas d’un exercice gratuit : puisque le Système tient le monde dans son entièreté, qu’il est producteur exclusivement de Mal, nous n’évitons pas cette proximité qu’il faut savoir contenir et apprivoiser mais, par contre, nous pouvons avoir, grâce à lui (le Mal), une référence formidable pour déterminer la situation du monde.»
Dans la suite immédiatement logique de ce qui précède, on verra que cette proximité extrême du Mal et cette identification évidente du Mal dans sa forme “opérationnelle” du Système étant acquises comme prémisses et données fondamentales, il s’en déduit que tout peut et doit être défini par rapport à cela. Le développement est particulièrement enrichissant, car cette omniprésence du Mal permet à l’esprit d’envisager des initiatives audacieuses mais d’un certain point de vue assurées pour déterminer le Bien, pour en faire sa référence, et ainsi mieux déterminer sa posture pour dénoncer et affronter le Mal, enfin pour hausser sa pensée à un niveau métaphysique qui est la seule position d’où l’on puisse affronter le Mal.
Cela est d’autant plus évident à nos yeux que cette présence massive du Mal rend, pour les mêmes esprits lucides, extrêmement douloureuse l’absence du Bien, et particulièrement désirable l’élan pour y accéder. Le même raisonnement s’applique évidemment à tout ce qu’il y a de haut et d’élevé, par rapport à la bassesse que nous offre le Mal. De cette façon, la proximité du Mal force au Bien, autant qu’il fait réaliser les vertus de sauvegarde, de hauteur, d’enrichissement de l’’essence de l’être, que procure cette alternative vers le Bien. La proximité du Mal permet au Bien tel que peut l'accueillir l'esprit lucide de développer une véritable “dialectique de la nécessité du Bien”.
«Le paradoxe de la situation présente, de la massivité de la présence du Mal, devient alors que la présence indirecte du Bien, sa “présence par absence” et le manque qui s’en fait sentir si l’on veut, cette lourdeur de la psychologie qui est devenue par la force des choses le canal des seules impulsions du Mal et devient également porteuse d’une souffrance continuelle en l’absence du Bien, n’ont jamais été aussi fortes. Cet aspect est un complément nécessaire du précédent, qui conduit encore plus à hausser son attitude personnelle face au Mal dans le champ de la conception et de l’argumentation métaphysiques. C’est de ce point de vue, aujourd’hui, que se manifeste le principal effet de la transformation de l’histoire courante en une grande Histoire, nécessairement métahistorique.
»Avec ce que nous nommions plus haut “le Mal nécessaire” (“Arrivé à ce point de subversion et de dissolution où nous nous trouvons, il devient impossible de s’en passer”), dans le cadre de cette pacotille de métaphysique organisée par le Système, dans la nécessité où nous nous trouvons de chercher à nous hausser au niveau métaphysique pour l’affronter, pour regarder le Mal les yeux dans les yeux, nous sommes placés dans la nécessité de redéfinir les enjeux de la bataille. Nous sommes conduits à la conscience de ces enjeux et des outils de ces enjeux, pour identifier parfaitement les attributs essentiels du Mal et ne pas nous perdre avec des comparses d’occasion, dans des affrontements accessoires et finalement dissolvants pour nous-mêmes. Cette nécessité de la parfaite connaissance du Mal, perçue d’une hauteur métaphysique, et de la connaissance nécessaire de ses attributs, nous permet de transformer notre perception de la situation terrestre. Ainsi avons-nous coutume de considérer que l’époque que nous vivons est directement métahistorique, et non plus historique.»
Abordant notre intervention suivante dans cette note, nous nous attachons au titre de la page 5 de ce Cahier, qui résume l’interrogation de la cause de cette proximité du Mal caractérisant notre époque : «Pourquoi notre époque est-elle si proche du Mal ? ... Car, en fait, aucune époque n’en a jamais été plus proche, jusqu’à faire croire qu’elle est le Mal incarnée.» Nous répondons au terme de la première démarche suivant ce titre, en nous référant au phénomène du Système, de sa création, de sa production :
«La réponse tient en un mot, que nous employons souvent, que nous ornons d’une majuscule pour en marquer, d’une part l’importance universelle, d’autre part le caractère absolument spécifique et sans équivalent. Il s’agit du “Système”... Le Système est à la fois l’enfant direct du déchaînement de la Matière qui est pure représentation du Mal, donc le Mal lui-même ; et, d’autre part, une construction en partie humaine, ou bien acceptée par le sapiens, et donc le représentant…»
Cette présence de sapiens dans la création, la production et le fonctionnement du Système comme représentation opérationnelle du Mal lui donne, justement, une position particulière dans le fait de la “proximité du Mal”. Cela implique une responsabilité particulière, un risque plus important, mais aussi, par contraste et antithèse dans le sens qui anime toute notre logique, des opportunités… Tout est ambiguïté et contradiction dans ce cas. Cela est au point où, reconnaissant que le Système est, par son apparat à la fois progressiste et moraliste et sa finalité monstrueuse, une “ruse suprême”, on peut en arriver à se demander pour qui le Système est-il une “ruse suprême”… «La réponse est évidemment affirmative, – le Système est la ruse suprême, – mais l’on ne sait précisément de qui et de quoi, et ainsi, la réponse tranchante qui ne nous permet pas de trancher. S’agit-il de “la ruse suprême du Mal” ou de “la ruse suprême de nous-mêmes contre le Mal”?»
Cette ambiguïté fondamentale du Système est largement décrite dans ce passage. Elle nous concerne essentiellement, puisque nous sommes partie prenante du groupe sapiens.
«Le Système est à la fois la création du “déchaînement de la Matière”, et du Mal par conséquent, à la fois une création humaine. Pour cette raison, le Système est à la fois notre tentation ultime, à nous sapiens, et notre ultime avertissement, notre théâtre glorieux et notre tragédie extrême, notre fierté (sinon notre vanité) et notre échec décisif. Il est aussi, bien entendu, la cause fondamentale de notre “proximité du Mal”, par conséquent la chose qui nous place au terme de notre effondrement mais qui constitue également la seule possibilité de notre rédemption puisque la “proximité du Mal” est tout cela à la fois pour nous.
»Pour cette raison, le Système est une prison diabolique… [selon la définition que proposait Martin Heidegger…] “C’est une souricière dont on ne peut s’échapper car, pendant qu’on s’en échappe, elle se met à l’envers et l’on se retrouve dedans.”
»... Cette description rend compte du processus de l’inversion qui est la caractéristique dynamique fondamentale du Système (jusqu’à son processus extrême de transformation de sa dynamique de surpuissance en dynamique d’autodestruction). Mais cette inversion se retrouve dans tous les domaines, y compris, comme on ne cesse de le voir, la valeur invertie, à la fois maléfique et salvatrice, de la “proximité du Mal”. Aussi, cette “souricière”, qui est souricière parce qu’elle se retourne, peut l’être, si l’on veut, selon la façon dont on procède, en sens inverse, à l’avantage du sujet qui comprendrait à la fois son fonctionnement et la façon d’en user pour sa sauvegarde.»
Dans son comportement général, en tant que représentation opérationnelle du Mal, le Système se montre d’une extrême habileté. On peut parler à son égard de “ruse du Diable”, essentiellement dans ses rapports avec le sapiens.
Notre idée est que, évoluant comme une entité qui serait une véritable égrégore, doté de capacités psychologiques et d’analyse, le Système a parfaitement compris à qui il a affaire, avec sapiens. En un sens, c’est à la fois justice et logique puisqu’il est, lui le Système, en partie création de sapiens, de ce sapiens-Système qu’on dit né de la modernité… Justement, c’est ce qui fait l’essentiel de sa “ruse suprême”, dans une partie où il s’avère largement supérieur au Méphistophélès de Faust.
«Méphistophélès dit à Faust : “Voici le marché, tu fais ce que tu veux et rencontre tes plus chers désirs, jouissant d’une liberté extrême pour t’accomplir et acquérir toutes les puissances terrestres. En échange, je prends ton âme...” Le Système dit, au contraire : “Voici le marché, tu fais ce que je veux et te conforme absolument à mon organisation, qui t’ouvre les portes de l’accomplissement et de la puissance ; je ne prends pas ton âme car tu en fais toi-même un miroir fidèle du Système, de moi-même”. Le Système est bien plus séducteur que Méphistophélès, et sa ruse qui ne prend aucune peine pour se dissimuler est d’abord une séduction. Il dit à sapiens qu’il va l’élever, le hausser à sa propre puissance, et qu’il va le faire au son de ces partitions magiques que l’on nomme Progrès et Modernité, exactement comme le serpent fascine sa victime, ou bien comme le persiflage subvertit sa psychologie, – l’une et l’autre chose s’équivalant, au reste.
»Le Système n’a nul besoin de le dire mais, par rapport au serpent et au persiflage, il dispose d’un argument supplémentaire qui emporte tout... Le Système cligne de l’œil et sapiens, – disons le sapiens tout-venant car tout sapiens a du tout-venant en lui, – comprend aussitôt le reste de la plaidoirie, qui emporte tout, sans que l’autre ait nul besoin de la développer : “car tu sais bien, lui dit encore le Système, que je suis aussi création humaine, création de toi-même”. Le Méphistophélès du docteur Faust lui-même n’aurait pas osé songer à cela pour emporter la partie.»
Nous nous attachons à un autre point, à partir du constat de l’extrême “proximité du Mal”, de sa représentation en tant que Mal sans maquillage ni dissimulation. Le Mal s’exprime en effet dans l’extrême totalitarisme du Système, c’est-à-dire qu’il s’exprime à ciel ouvert. Il est ce qu’il est et il ne s’en cache pas, et le sapiens quand il devient sapiens-Système dans son état d’extrême faiblesse, est à l’image du Système. On a l’exemple permanent de cette réalité dans ces temps où l’argent règne en maître, au nom d’une doctrine qui affiche son extrémisme déstructurant, nihiliste et entropique comme s’il s’agissait de la pure vertu. C’est bien en cela, dans cette découverture totale du Mal qu’est le Système, que réside l’exceptionnalité de la période.
Or, nous disons que ce totalitarisme, cette “sincérité” du Mal est ce qui le perdra. En effet, ce qui fait la puissance du Mal, c’est sa capacité à simuler le Bien, à n’être plus lui-même ; sa véritable sincérité, c’est son insincérité. A partir du moment où, ivre de surpuissance, il abandonne ce caractère, il est perdu (et sa surpuissance devient autodestruction). Il montre par là sa sottise intrinsèque, sa stupidité finale, qui est largement démontrée dans sa volonté de réduire le monde à la dissolution et à l’entropisation… (Nous ne manquons pas d’observer combien ce processus d’“entropisation” suscité par le Mal, qui ne peut être vraiment apprécié que du point de vue de la métaphysique, est traduit, du point de vue du “comment ?” s’exprimant dans le monde physique, par la Troisième Loi de la Thermodynamique… «Mais cela rejoint le phénomène physique d’entropisation que décrit la thermodynamique, et notamment la “loi” sur “la production maximale d’entropie [MEP ou MaxEP : Maximum Entropy Production]. Les systèmes producteurs d’entropie sont des systèmes fermés ou qui se ferment, qui produisent une sorte d’“énergie négative” et dissolvante d’eux-mêmes, jusqu’à leur mort.»)
«Il s’agit donc d’un immense paradoxe. L’exposition du Mal dans son incarnation dans le Système, entité totalitaire, hermétique et sans la moindre échappatoire selon les conditions de contre-civilisation qu’elle impose, constitue une immense ambiguïté. Comme on l’a vu, la “sincérité” du Mal, c’est sa propre tromperie, sa dissimulation, c’est le masque qu’il porte pour faire croire qu’il est le Bien. Cette définition de sa “sincérité” est la logique même puisque la définition du Mal est fondamentalement l’acte de l’inversion. S’il abandonne cet apparat pour paraître ce qu’il est, – paraître et être en même temps, – le Mal devient objectivement insincère par rapport à lui-même, par rapport à la cause qu’il défend, et, par conséquent, il verse dans la plus complète ambiguïté. En quelque sorte, il se ment à lui-même, il se trompe lui-même...
»Contrairement à ce que pourraient croire les esprits (modernistes) cantonnés au jugement quantitatif, il est évident qu’on ne peut dire que ce comportement du Mal se découvrant et s’affirmant tel qu’en lui-même, le Mal dans toute sa dimension dissolvante et d’entropisation, soit des plus habiles. Il place tous ceux qu’il veut tenir sous son empire, les sapiens pour ce cas, dans un état de profond malaise, de torsion, voire de torture de leur psychologie, – puisque sapiens, on l’a vu, n’est pas le Mal en soi, mais ne peut qu’en être influencé par proximité, – et de quelle proximité il s’agit lorsque le Mal s’affirme d’une façon aussi éclatante, aussi “souveraine“ qu’il le fait avec le Système !»
A partir de ce point (page 8) de notre travail dans ce Cahier de dde.crisis, nous considérons comme achevée l’exploration du phénomène de “proximité du Mal”, tel que nous l’avons identifié et que nous considérons comme définissant et fixant absolument notre époque. Nous présentons alors la dernière partie de notre démarche qui est l’identification et la description du moyen et de la posture fondamentale que nous jugeons adéquats, non seulement pour lutter contre cette “proximité du Mal”, mais pour en faire notre profit, nous renforcer, nous élever en comprenant ce phénomène (la “proximité du Mal”) dans sa dimension métaphysique. Ce “moyen et [cette] posture fondamentale” sont évidemment ce que nous désignons comme l’inconnaissance.
«Regarder “le Mal les yeux dans les yeux” et n’y pas succomber une seconde, et même se camper presque avec la joie de la mission suprême à mener à bien, c’est faire le choix de l’essentiel pour s’armer dans cette bataille, et résolument repousser l’accessoire. C’est là définir la position de l’inconnaissance... Ce que nous nommons “essentiel” revient effectivement à identifier sans la moindre hésitation le Mal, porter toute son attention, toute sa dialectique, toute sa conviction à son endroit, exercer son élan vital sans s’arrêter un instant à chercher à comprendre, à connaître le Mal. Son identification précède immédiatement son inconnaissance : vous savez qui il est, il importe de vous garder de vous attarder à lui. Frapper joyeusement sur lui, “philosopher à coups de marteau”, à-la-Nietzsche. Moins vous comprendrez le Mal, dans le sens de vous partager avec lui, plus fort vous serez pour l’affronter. Il est essentiel de l’identifier, de la décrire, de l’appréhender, il est vital de ne pas le connaître et de ne pas le comprendre, – car le contraire, sa connaissance et sa compréhension serait absurde et conduire à une néantisation de soi, une réduction au rien par proximité du Mal.
»L’“accessoire”, ce qu’il faut absolument repousser pour se tenir dans sa vertu d’inconnaissance, renvoie à des occurrences diverses qui veulent donner l’impression d’affronter le Système et qui, en fait, s’attachent à lui, pour finalement se soumettre. Nous citions ces «étiquettes [...] caractérisées par leur vacuité doucereuse, leur emploi faussaire, leur subversion constante de l’esprit, leur potentialité dissolvante désormais évidente : Progrès, modernité, démocratie, “droitdel’hommisme”, etc.» Ces mots d’ordre, prolongés de quelques autres qui se voudraient délibérément employés par l’activisme antiSystème, qui sont présentés comme des cris de ralliement antiSystème, entrent en vérité dans la dialectique du Système pour l’épouser. Dénonciateurs de “complots”, déchiffreurs de “plans de subversion” formidables du Système, qui ne font finalement que parer le Système de vertus qu’il n’a pas et qu’il n’eut jamais, et se soumettre à lui, reconnaître son empire ; qui connaît le Système est foudroyé par lui, comme Ulysse le serait par le chant des sirènes s’il n’avait pris la précaution se faire lier au mat de son navire, – ce qui est, pour lui, une forme d’inconnaissance...»
A notre époque, dans notre temps, dans ces quelques années si intenses, si puissantes et si bouleversantes qu’elles forment “une époque” à elles seules (de la même façon que Maistre fait de la Révolution, sur les six années qu’il considère principalement, «une époque» en soi), l’idée d’inconnaissance a l’avantage formidable d’être à la fois métaphysique et “opérationnelle”. C’est-à-dire qu’on peut à la fois la penser comme un concept incontestablement élevé et qui fait partie du domaine métaphysique du Bien, et qu’on peut le vivre comme un moyen d’affronter le Mal et de lui opposer une résistance exceptionnellement efficace.
La vertu formidable de l’inconnaissance est de se poser comme un fait métaphysique fondamental, et en même temps d’être totalement impliqué dans la temporalité de son caractère opérationnel. L’inconnaissance pose comme principe de refuser la connaissance du Mal (un peu comme l’on dirait “je refuse de faire votre connaissance”), donc de refuser d’observer toutes les intrigues du Mal pour tenter de les comprendre ; car, pour comprendre le Mal, il faut tenter d’être le Mal et, par conséquent, il faut accepter la proximité du Mal non comme un défi mais comme un accommodement où la puissance du Mal emportera nécessairement le sapiens dans toutes ses faiblesses. L’inconnaissance refuse de connaître le Mal et se contente de le désigner du doigt : “toi, le venin”… Et tout est dit.
Par rapport au Système, qui est la représentation opérationnelle du Mal, l’incontestable avantage de cette posture est qu’elle permet de refuser d’être dans le Système en refusant de le connaître, tout en y étant pour le combattre. Face à cela, le Système, qui ne peut refuser d’accueillir un sapiens puisqu’il est prétendument construit par lui et pour lui (le sapiens), est obligé de se découvrir, de mettre à nu les caractères qui l’apparentent évidemment au Mal. Face à l’inconnaissance, ses capacités de tromperie lui sont déniées. Dans certains cas, il apparaît médiocre, stupide, complètement insensé, c’est-à-dire emporté lui-même par ses monstrueuses contradictions ; lui, le surpuissant dans une mesure inimaginable, apparaît assez vain pour faire en sorte, par simple mécanique, que de sa surpuissance naisse l’autodestruction.
L’inconnaissance permet de regarder le Mal avec un petit air de dérision qui n’est pas sa plus mince victoire. Seule la proximité du Mal permet de comprendre et d’opérationnaliser cela (l’inconnaissance). En un sens, l'inconnaissance pourrait bien s'avérer être la “ruse suprême” du Bien... Bien entendu, – et cela pour annoncer une partie importante de notre travail à venir, – nous reviendrons sur l’inconnaissance en tant que telle, notamment dans sa signification fondamentale pour celui qui la choisit comme attitude fondamentale, parce qu’elle fait partie de la situation de “proximité du Mal” qui est le caractère définissant à lui seul, et exclusivement, cette “époque” au sens maistrien.
(*) Bien entendu, le premier numéro (janvier 2013) des Cahiers du dde.crisis est disponible en pdf, depuis le 3 janvier 2013. Il suffit de cliquer sur la couverture présente sur la colonne de gauche de notre page d’accueil pour télécharger le document.
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