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1332Voici un sujet par essence intemporel malgré l’apparence, ou bien, jugeront certains, un peu trop durable dans le temporel. Il s’agit du thème de “la nation”, qui est un sujet toujours d’actualité, qui l’est toujours aujourd’hui. L’idée même de “nation” semble toujours susciter une sorte de passion constante, une rage, un désespoir, une fureur et une haine, un amour jusqu’au sacrifice. (Il m’arrive parfois d’en juger dans mes pérégrinations de chroniqueur, devant telle ou telle réaction, où la chose, “la nation”, est parfois encombrée d’épithètes définitifs et d’une polémique si excessive – et je m’ébahis, devant l’obsolescence de ces critiques d’un autre temps, comme si l’on débattait de la question du sexe du Diable avec les barbares déjà là, si pressants qu’ils sont déjà en nous.)
S’interroger sur “la nation” aujourd’hui revient à s’interroger sur la situation de notre civilisation, c’est-à-dire sur la crise que subit cette civilisation plus que sur le concept de nation. La question de la nation est un biais pour aborder les problèmes qui nous hantent et nous assaillent à la fois. Prenons garde à ces deux verbes, précisément choisis parce qu’ensemble, ils relient notre mémoire historique à notre situation contemporaine. Le problème de la nation “nous hante” parce qu’il s’agit d’une question historique fondamentale; il “nous assaille” parce qu’il se manifeste chaque jour dans notre esprit, comme facteur organisateur de la réflexion sur la situation en cours. Les deux – l’Histoire et la “situation en cours” – son ainsi étrangement liés.
Nous disons et redisons que le caractère exceptionnel de notre temps historique, du à la pression des événements telle que nous la répercute le phénomène fondamental de la communication, est bien de simultanément disposer d’un regard immédiatement “historique” sur “la situation en cours”. Nous suivons une actualité colossale au jour le jour et sommes en position, pour qui y pense et le veut et grâce à la communication, d’en distinguer aussitôt les caractères historiques qui les relient à ce que nous savons de notre passé. Nous regardons et voyons sous nos yeux l’Histoire se faire, et sommes à même d’en tirer grand profit si nous faisons appel à ce que nous savons de l’Histoire. Là-dedans, la nation, qui hante notre histoire, est si présente dans notre “situation présente” que sa problématique ne cesse de nous assaillir.
Nous définissons le cadre de notre réflexion, volontairement d’une façon “structurée”, le plus rigoureusement possible, pour tenter d’exprimer de la façon la plus rationnelle possible une situation où la présence de forces qui dépassent l’entendement de notre raison conduit à des jugements d’incompréhension ou de désordre.
Cet usage de la raison correspond à ce que nous devrions en juger: la raison humaine n’est pas une explication du monde, qui imposerait un rangement à ce qui nous semble être “le chaos du monde” mais un outil pour tenter de mieux appréhender “le chaos du monde” et approcher de son explication. Cette approche méthodologiquement rationnelle implique l’acceptation de l’existence de situations et de forces irrationnelles. Cette méthode implique, selon le mot de Aron et Dandieu dans La décadence de la nation française (1931), “un déchaînement de la pensée” – la pensée libérée des chaînes de l’interprétation de la raison comme “explication du monde”.
La définition de notre situation présente se décompose, pour nous, en plusieurs points que nous tenons pour acquis ou évidents. Ces affirmations sont de notre responsabilité intellectuelle.
• Notre civilisation, en tant qu’entité représentant l’organisation du monde “globalisé”, se trouve dans une crise profonde.
• Cette crise n’est pas nécessairement transitoire ni nécessairement explicable seulement par des facteurs humains sous le contrôle de notre raison.
• … Il en résulte que cette crise peut ne pas être transitoire, qu’elle peut être ultime pour notre civilisation; qu’elle peut être de type eschatologique, c’est-à-dire dépendant de facteurs qui ont échappé au contrôle humain (crise des ressources naturelles, crise climatique, etc.). C’est notre conviction qu’elle est ceci (ultime) et cela (eschatologique).
• Dans ce cadre se poursuit un affrontement entre des forces humaines, qui représente la partie identifiable de la crise. Depuis la fin du communisme et l’adoption de ce que nous nommons très généralement “le système de l’américanisme”, comprenant aussi bien des “valeurs” morales qu’une organisation économique et politique spécifique, il n’y a plus d’affrontement idéologique. (Nous mettons de côté les arrangements de communication accessoire, que nous qualifions de “virtualistes”, tel “la guerre contre la terreur”, dont l’arrangement relève de la technique publicitaire et de marketing, dite de “création d’événements”.) Alors que le modèle américaniste subit une attaque (une contre-attaque) puissante et qu’il donne tous les signes d’un effondrement que nous qualifierions de subreptice derrière l’empilement de crises diverses, aucun modèle ne lui est opposé.
• Dans cette absence de bataille idéologique et dans ce constat d’une crise fondamentale, sinon terminale du “modèle de l’américanisme”, nous proposons une autre définition de l’affrontement en cours. Il s’agit de l’affrontement entre des forces déstructurantes et des forces structurantes – dans cet ordre, parce que les forces déstructurantes sont naturellement offensives et agressives, donc toujours les premières à se signaler, et que les forces structurantes sont naturellement défensives et contre-offensives, donc secondes chronologiquement dans l’affrontement.
• Ce rangement n’est pas accessoire ou d’opportunité, parce que nous n’y comprendrions rien et fournirions une explication par défaut. Au contraire, notre conviction est que nous touchons là, par le biais de la crise, à une vérité qui est aussi l’explication centrale de la crise, et une explication fondamentale de l’histoire de notre civilisation. En quelque sorte, la crise, pour forcer notre compréhension, nous oblige à abandonner nos schémas habituels d’explication (l’idéologie), qui s’avéreraient pure construction d’une raison faussaire prétendant à l’explication du monde.
C’est impérativement dans ce cadre qu’il faut placer notre appréciation de “la nation”. Il n’est plus temps de plaider, de peser, d’analyser, de juger et d’exécuter la sentence. La nation n’est plus en question s’il y a toujours, éternellement, une “question de la nation”. Elle est dans une situation historique et contemporaine inexpugnable, dans le sens que nous observons, parce qu’elle est le seul concept politique de civilisation à survivre, qui ait une vertu structurante; le seul concept qui entretient le dernier lien restant entre l’individu perdu dans le désordre de l’effondrement de la civilisation et une vertu politique collective qui soit autre que mercantile, de fortune ou de communauté accessoire – qui soit haute, en un mot, jusqu’à la métahistoire et la spiritualité.
La critique courante contre la nation est aussi obsolète que le communisme, le fascisme (et, très bientôt, si ce n’est déjà fait, le libéralisme et la démocratie). Les procès sempiternels faits au nationalisme peuvent encore intéresser les salons, ils n’ont plus aucune réalité. La question centrale qui s’impose aujourd’hui avec une force inouïe est celle de la survie et, pour la seule et sublime raison de son existence obstinée, la vertu fondamentale de la nation s’impose comme le seul moteur politique disponible.
La France, malgré un personnel politique stupéfiant de médiocrité, est plus que jamais capable d’initier des liens qui pèseront vite d’un poids considérable, par l’attrait de la puissance de ses caractères tels que la souveraineté et l’identité. Même si notre étrange président trouve judicieux de décider la réintégration du commandement intégré de l’OTAN, ce qui ne fera pas vraiment de mal à une mouche et ne rapportera rien, strictement rien à son pays, la France garde assez d’influence pour susciter des liens exceptionnels avec des pays d’une grande importance, tels que ceux du BRIC (le Brésil et la Russie), notamment par la force politique de certains marchés d’armements, qui vont peser lourd contre le système de l’américanisme déstructurant. C’est la part exceptionnelle d’une entité (la “Grande Nation”) qui conserve, sans doute au-delà de l’entendement de la raison du temps courant, ou de ce qu’il reste de raison, les caractères de l’identité, de la légitimité et de la souveraineté.
La nation parle toujours… Elle est la seule structure, la seule entité, la seule référence à avoir survécu à l’attaque déstructurante qui a précipité la civilisation dans sa crise ultime. Sa vertu ultime est celle d’être un rempart et, éventuellement, si la chose existe encore, une espérance suscitant une résistance. Rien d’autre dans les créations de cette civilisation que nous avons si parfaitement “cochonnée”, ne peut prétendre à une telle vertu. La vertu ultime de la nation est hors du champ de la discussion qu’affectionne notre civilisation effondrée parce qu’elle est simplement un diktat de l’Histoire qui a repris aujourd’hui, à l’heure du règlement des comptes, tous ses droits.
(Nota Bene: ce texte est une intervention de Philippe Grasset dans un volume à paraître sur le thème de “la Nation”.)
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