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5271Le 2 février 2006, nous publiâmes un texte sur le Complexe Militaro-Industriel (CMI) américaniste dans la perspective historique de sa fondation. Il s’agissait d’une reprise de la rubrique Analyse, de la Lettre d’Analyse de defensa & eurostratégie, volume 21 n°09 du 25 janvier 2005. Il nous paraît intéressant de republier ce texte (quelques modifications mineures), essentiellement axé sur le culte du technologisme qui est au cœur du CMI, à l’heure où le “faisant fonction” de ministre de la défense Patrick Shanahan, est officiellement présenté pour des auditions au Congrès comme ministre légitimé. Cette décision de Trump est pour nous une surprise, montrant que la position du président est plus faible qu’on ne croyait puisqu’il a besoin de légitimation d’un système qu’il dénonce chaque jour comme illégitime par rapport à son administration. C’est aussi une date importante parce que, pour la première fois, un industriel directement venu du board de direction de l’un des deux géants de l’industrie (Boeing) est nommé à la tête du Pentagone. (Il y a déjà eu des industriels ou chef d’entreprise, – Wilson, McNamara, Carlucci, mais aucun aussi directement impliqué à un tel niveau dans l’industrie de la défense.) En d’autres mots, le CMI a bouclé la boucle.
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17 mai 2019 – Quoi qu'il arrive, quels que soient les déboires rencontrés, la puissance américaine ne peut se départir de sa foi aveugle et exclusive dans l'usage universel des technologies les plus avancées. Il semble que, pour les USA, la guerre soit d'abord une équation technologique. Les conflits depuis l’attaque du 11 septembre 2001 l’ont montré avec d'autant plus de force qu'il s'agit évidemment de guerres asymétriques où l'emploi des technologies avancées est fortement mis en question par les conditions de la bataille. Les intentions américaines de recourir de façon systématique et éventuellement exclusive à la puissance aérienne (voir notre Analyse, notre numéro du 10 janvier 2006) confirment si besoin est cette attitude.
La technologie est l'outil principal, la raison d'être et, pour certains, une sorte de “religion” de la puissance américaine. Elle constitue la particularité principale de ce qu'on nomme le complexe militaro-industriel (CMI), qui regroupe les puissances qui sont parties prenantes dans l'actuel système américaniste. On voit combien tous ces différents facteurs sont liés les uns aux autres, combien la combinaison qui les unit reste actuelle et fondamentale. Il ne s'agit de rien moins que la formule même de la puissance américaniste. A la lumière de ce constat renouvelé avec la guerre d'Irak, il est intéressant d'explorer à nouveau les origines du CMI, d'autant plus qu'il n'existe pas d'“histoire officielle”, disons de “version officielle” de l'histoire du CMI. Ce phénomène n'est d'ailleurs pas considéré d'une manière historique officielle. Le CMI est plus un fait qu'on constate ou qu'on ignore, c'est selon, qu'un épisode historique institutionnalisé. Son appréciation reste ouverte et la liberté peut d'autant mieux s'exprimer dans l'appréciation.
L'histoire du CMI telle qu'on peut la reconstituer n'a rien à voir avec les versions en général répandues. On a coutume de faire du CMI une machinerie d'abord militaire, dont la naissance réelle a eu lieu avec la Deuxième Guerre mondiale. C'est une vision grossière, qui nous prive de facteurs et d'éléments particulièrement intéressants et éclairants sur la réalité de la puissance américaniste.
Autant le phénomène (le CMI) est à la fois confus et diffus, et sans existence institutionnelle, autant son histoire se révèle fractionnée, très spécifique et, finalement, réduite à quelques personnages et à quelques événements en apparence assez anodins. Ce que nous montre l'histoire du CMI lorsqu'on parvient à l'explorer au-delà des lieux communs, c'est l'extraordinaire capacité de démultiplication, la puissance géométrique des effets qui caractérisent l'américanisme. Cela est dû, à notre sens, à la situation structurelle de ce phénomène. Le cadre où évolue l'américanisme est essentiellement un cadre de puissances privées, exprimées en fortunes et en influences économique, sociale et politique. Ces puissances ne sont pas régies par des règles de tradition et de bien public dépendant d'une histoire longue et significative et d'une structure nationale (exprimée par un État) imposant une unité politique et culturelle de conceptions. Il n'y a pas de hiérarchie nationale. Le poids des individus et des incidents (des hasards de circonstance) y est considérable. L'histoire du CMI doit faire l'objet d'une enquête constante pour trouver de nouveaux faits épars. On doit être prêt à une réévaluation constante du phénomène.
Dans notre cas, nous rapportons des faits et des personnages à partir de sources extrêmement estimables, mais qui ne présentent pas nécessairement “des faits et des personnages” dans la mesure du rôle que ceux-ci ont joué dans la constitution du CMI. Les personnages sont au nombre de cinq. Au travers de quelques faits qui les concernent et de certains de leurs actes, on parvient à une autre approche de l'historique du CMI. Les personnages sont: les Guggenheim (Daniel et son fils Harry), le savant et Prix Nobel de physique (1923) Robert Millikan, le général (à partir de 1939) Henry ‘Hap’ Arnold, le savant hongrois en aérodynamique Theodore von Karman.
• Les Guggenheim père et fils (Daniel et Harry), d'une dynastie qui a fait fortune dans le minerai, entendent faire œuvre de philanthropie, bien dans la manière des grandes fortunes américanistes. Le service en Europe du fils, dans l'U.S. Army Air Service, en 1917-18, a conforté la famille dans son goût pour l'aéronautique. Les conditions économiques déplorables de l'industrie aéronautique US après 1918, sa marche vers la disparition si rien n'est fait, achèvent de la convaincre de la nécessité d'agir. En 1924 et 1926, les Guggenheim père et fils établissent deux “Fonds Guggenheim” (plus de $2.4 millions entre 1925 et 1930). Finançant et alimentant des chaires universitaires, des programmes de recherche, prenant en charge des professeurs, des étudiants doués, etc., ils établissent les rudiments d'une base scientifique et technologique d'une grande industrie aéronautique. Cette activité les fait entrer en rapport en 1923 avec le professeur Robert Millikan, président du Californian Institute of Technology (CalTech); en 1926, avec l'Army Air Service devenu l'Army Air Corps et un de ses représentants, le major Arnold. Les Guggenheim s'emploient également à débaucher des grands ingénieurs et chercheurs européens. A l'insistance de Arnold et de Millikan, les Guggenheim font venir en 1929 aux USA, à CalTech, le professeur Theodore von Karman, un scientifique hongrois spécialiste de l'aéronautique et de l'aérodynamique.
• Robert Millikan est un physicien de très grand talent, le plus grand chercheur américain des années 1920. Il obtient le Nobel de physique en 1923 pour ses travaux sur la radio-électricité. (Une polémique a accompagné ses travaux, essentiellement sur la validité de certaines de ses expérimentations.) Durant la Grande Guerre, il a travaillé avec le ministère de la guerre, il a pu mesurer l'importance de l'aéronautique. Dans les années 1920, à côté de ses recherches fondamentales, il s'active par son influence et ses contacts à promouvoir la recherche aéronautique. A partir de ses contacts avec l'Air Service/Air Corps, dont il a besoin pour certaines de ses expérimentations, Millikan se lie avec le major Arnold. Il travaille également avec les Guggenheim. De la fin des années 1920 aux années 1930, il rassemble à CalTech une formidable équipe de savants, essentiellement émigrés européens (von Karman, Einstein, etc.). A partir de 1935-36, il préside à la mise en place d'un ensemble scientifico-technique et industriel et travaille avec l'industrie aéronautique qui s'implante dans la Californie du Sud. L'un de ses relais est Donald Douglas, ingénieur à CalTech et propriétaire de la célèbre société Douglas (créateur du célèbre DC-3). Millikan est l'âme et le maître d'œuvre du rassemblement scientifico-technologique de Californie du Sud, cœur originel du CMI.
• Henry ‘Hap’ Arnold, officier de l'Air Service/Air Corps, est un formidable bagarreur bureaucratique. En 1926, il est en disgrâce pour avoir soutenu de façon trop voyante le général Billy Mitchell, qui passe en cour martiale cette année-là pour avoir prôné par des méthodes peu orthodoxes l'établissement d'une force aérienne indépendante. Écarté des postes de responsabilité, Arnold approfondit ses contacts extérieurs (Millikan, Guggenheim, etc.) en même temps qu'il s'affirme comme un maître des relations publiques. A la fin des années 1930, sa fortune change parce que le courant d'affirmation d'une force aérienne s'impose. En 1939, il est chef d'état-major de l'USAAC, bientôt (en 1942) USAAF. Pendant la guerre Arnold est l'architecte de la puissante force aérienne US en même temps qu'il prépare l'arrivée de l'USAF indépendante grâce à ses contacts dans l'industrie (sa fille épouse le fils de Donald Douglas) et à Hollywood (son ami Jack Warner, des Warner Brothers, veille à ce qu'on tourne des films à la gloire de l'USAAF). Le 10 août 1944, il retrouve von Karman et le charge d'une mission essentielle...
• Theodore von Karman, dont on a compris la biographie dans les détails ci-dessus, maître de l'aérodynamisme à CalTech, qui connaît Arnold, retrouve celui-ci le 10 août 1944, sur l’aéroport de New York. Arnold le charge ce jour-là d'un groupe de travail et d'une énorme étude sur le développement technologique qui comprendra 19 volumes: Toward the Horizon. C'est le programme d'action et d'innovation technologique pour l'industrie d'armement, d'aéronautique, de l'espace et de l'informatique des USA jusqu'aux années 1960. Le CMI, qui a son fondement (CalTech et le reste) et sa puissance (l'USAAF de la guerre), a désormais sa “feuille de route”. La messe est dite.
Lorsqu'on s'attache aux rôles respectifs de ces quatre (cinq) hommes, on est conduit à considérer l'hypothèse que Millikan est celui qui tient le plus important. C'est une observation singulière, parce que l'histoire officielle retient essentiellement de Millikan sa carrière de scientifique et la polémique qui s'est attachée à lui. Elle parle fort peu de son action dans la constitution du CMI; mais comme elle parle fort peu aussi du CMI, qui n'a aucune existence officielle, on dira que c'est très bien ainsi.
Millikan est le seul à posséder à la fois une culture, une position, une vision et un dynamisme le conduisant à travailler dans le sens de la constitution du CMI. Il est le seul homme aux États-Unis, — avec Eisenhower mais a contrario, celui-ci dénonçant le CMI dans son discours d'adieu du 17 janvier 1961 — à avoir exprimé des vues précises sur quelque chose qui pourrait effectivement être désigné comme un “complexe militaro-industriel”. (Mais il faut alors songer à remplacer le terme “militaro” par le terme “scientifico”).
Dans les années 1920, quand il effectue ses premières démarches pouvant être considérées comme une approche sérieuse de ce qui deviendra le CMI (liens établis avec les Guggenheim, insistance pour faire venir von Karman, etc.), Millikan a des conceptions déjà bien faites. Cette description de Dik Alan Daso, dans Hap Arnold and the Evolution of American Airpower, nous permet de bien comprendre de quel personnage il s'agit :
« Les objectifs de Robert Millikan étaient d'amener les programmes scientifiques de Caltech à la prééminence nationale et de susciter l'intérêt – et l'investissement industriel – de l'aviation en Californie du Sud. Millikan croyait que la science, "la connaissance des faits, des lois et du processus de la nature", était vitale pour le destin des Américains, à condition qu'elle soit appliquée correctement à des utilisations pratiques comme l'aviation. »
Cette vision se radicalise, notamment à cause de la Grande Dépression, et se renforce de conceptions politiques et idéologiques, sans aucun doute de tendance suprémaciste. (Certains lui firent aussi un procès d'antisémitisme. Le fait qu'il ait travaillé avec des juifs comme von Karman et Einstein et qu'il ait proclamé leurs valeurs ne rend pas caduque cette mise en cause. L'américanisme est aussi une manière d'exploiter tout ce qui peut l'être, y compris chez ceux qu'on dénonce, du moment que le système en est renforcé.) En 1935, Millikan décrivait ainsi l'intérêt de la Californie du Sud (outre sa fonction de centre évident de l'industrie aéronautique naissante) à être la région d'accueil du complexe scientifico-industriel qu'il envisageait:
« La Californie du Sud est aujourd'hui, comme l'Angleterre il y a deux cents ans, l'avant-poste le plus occidental de la civilisation nordique, [avec] l'opportunité exceptionnelle [d'avoir] une population deux fois plus anglo-saxonne que celle existant à New York, Chicago ou dans l'une des grandes villes du pays. »
Millikan était un social-darwiniste, farouchement opposé à Roosevelt et à ses conceptions sociales, celles-ci pourtant très modérément progressistes. Roosevelt n'eut jamais rien d'un révolutionnaire; tout juste peut-on le voir comme un capitaliste réformiste. Mais dans l'esprit des conservateurs américanistes comme Millikan, il n'était rien de moins qu'un socialiste préparant l'avènement du communisme et il était dénoncé comme tel. L'idéologie américaniste de Millikan avançait que l'Amérique avait une destinée exceptionnelle (Manifest Destiny), qui se manifesterait par une puissance destinée à devenir hégémonique, qui se réaliserait par une combinaison de brio scientifique, d'ingénuité et d'inventivité industrielles impliquant l'intégration du progrès technologique, sur le cimier d'une communauté raciale anglo-saxonne. L'aviation était l'outil idéal pour réaliser cette transmutation, en portant à la fois le progrès industriel et le progrès technologique, et en fournissant un moyen d'action complètement exceptionnel. L'aviation avait également une dimension héroïque et une très forte signification symbolique qui s'inscrivaient complètement dans la vision américaniste et achèveraient de donner au processus du CMI une indubitable force idéologique.
La Californie du Sud possédait les établissements scientifiques nécessaires pour l'évolution du projet: CalTech bien sûr, avec sa formidable équipe scientifique constituée par Millikan, mais aussi l'observatoire du Mont Palomar, la Librairie Huntington. Plus tard, d'autres établissements tels que le Jet Propulsion Laboratory, vinrent compléter le dispositif.
A l'origine, la dimension militaire n'était nullement perçue comme nécessaire dans le projet et elle était à peine envisagée, d'une façon très annexe. Jusqu'en 1938, l'aviation produisait plus pour le domaine civil que pour le domaine militaire. Plus encore, une part importante de cette production militaire minoritaire était destinée à l'exportation plus qu'aux États-Unis mêmes, réduisant cette partie de l'effort militaire à une dimension commerciale, sans guère d'effets au niveau conceptuel.
Tout changea en 1938-39. Entre temps, Arnold avait retrouvé toute son influence et devenait chef d'état-major de l'U.S. Army Air Corps (future USAAF, future USAF). Le formidable effort conceptuel et industriel de l'aviation militaire américaine commençait. Le CMI en fut évidemment transformé. Dans la période 1940-1945, Arnold joua un rôle déterminant dans l'évolution de ce système. Il avait des qualités de bureaucrate et d'homme de relations publiques qui firent merveille. Il mit en place un énorme système bureaucratique qui devint le principal relais du CMI au sein du gouvernement. Arnold, avec son excellent ami Jack Warner, sut rallier la propagande hollywoodienne à la cause de l'aviation militaire. Enfin, on l'a vu, il définit avec von Karman en 1944-45 une voie de développement des technologies pour les vingt prochaines années. Ces orientations vont déboucher sur l'expansion de la puissance militaire US, mais aussi sur la maturation de l'industrie spatiale, de l'électronique et de l'informatique. C'est le moteur de la grande époque de la technologie triomphante.
On comprend combien le complexe militaro-industriel n'est ni une usurpation, ni un “coup d'État”, mais au contraire l'accomplissement logique d'un outil d'action et de développement et d'un processus d'inspiration pour le projet américaniste.
Si on laissait cette proposition d'historique du CMI en l'état, on aurait trop l'impression d'une linéarité. Notre propre impression est que, si la Grande Dépression n'avait pas eu lieu, il est possible que le CMI ne se serait pas constitué, il est probable qu'il ne se serait pas constitué sous la forme qu'il prit à partir de 1940-45.
C'est aussi avec cette intuition à l'esprit qu'il faut apprécier l'importance du rôle de Robert Millikan. Le personnage, autant que la pensée qui guide et accompagne son action, expriment d'une façon proche d'être parfaite cette origine quasiment génétique du CMI. Les racines du complexe militaro-industriel sont évidemment à chercher dans les années 1920 américaines, dans leur rythme, dans leur ambition, dans leur étonnant spiritualisme matérialiste. Aucune période n'est aussi clairement une transcription dans l'action qu'elle suscite, dans l'orientation qu'elle propose, dans l'état d'esprit qu'elle exprime, d'une attitude philosophique générale et d'une conception du monde, — l'attitude et la conception qui fondent et définissent l'américanisme moderniste du XXème siècle.
Le CMI est une création, une expression de puissance de l'américanisme moderniste. Il réunit en lui les caractéristiques fondamentales des années 1920: vulgarisation des sciences désormais perçues comme l'outil de la puissance et réalisées dans la technologie; élitisme fondé sur l'“anglo-saxonisme” ou, plus généralement, sur la suprématie des races nordiques; connivence accentuée entre le capital (l'argent) et le monde scientifico-universitaire; affirmation du secteur privé contre l'État; éclosion de l'aviation; triomphe des communications et des relations publiques.
On comprend mieux combien, dans ce cadre, la dimension militaire n'est pas fondatrice du CMI. Elle en est devenue l'outil désormais nécessaire parce qu'elle est devenue la porteuse fondamentale des technologies. Elle ne fut pas pour autant une condition sine qua non à l'origine du CMI. Mais entre l'origine du CMI et son éclosion se trouve l'événement gigantesque de la Grande Dépression. On doit considérer l'hypothèse, comme on l'a suggéré plus haut, que la Grande Dépression joua un rôle fondamental dans les conditions de l'éclosion du complexe militaro-industriel.
Il y eut deux effets fondamentaux de la Grande Dépression sur la psychologie et les conceptions américanistes qui favorisèrent le développement du CMI. Le premier fut la perception de la vulnérabilité du système, de l'Amérique elle-même. Pour la première fois de son histoire, la psychologie américaniste se trouva touchée par la perception de la possibilité de l'effondrement, de la volatilisation du système. Tous les témoins et les acteurs s'entendent sur ce point de la puissance exceptionnelle de ce phénomène psychologique. Le choc fut d'autant plus fort que la première perception était que cette vulnérabilité n'était pas relative (face à un ennemi extérieur, par exemple) mais ontologique. On pouvait croire désormais qu'il existait dans la facture même du système une faiblesse qui pouvait se révéler mortelle dans certaines circonstances.
Certains témoins et acteurs de la Grande Dépression ont fait l'hypothèse que la psychologie américaniste fut si fortement touchée qu'elle en fut modifiée d'une façon irrémédiable. Elle se découvrit une cause fondamentale de pessimisme, qui allait évidemment contre la texture même de cette psychologie. Cette contradiction fut résolue d'une façon circonstancielle par ce que nous serions conduits à nommer une perception paroxystique de la situation.
C'est le second effet. Pour ne pas entériner cette effrayante découverte de la vulnérabilité du système, d'un “vice de facture” fondamental, on fut conduit à rejeter la cause de l'immense accident sur un hypothétique Ennemi extérieur, sur des forces sombres acharnées à la perte de l'américanisme. Cette dimension pessimiste et paroxystique conduisit les milieux américanistes qui favorisaient la constitution du CMI à l'orienter d'une façon beaucoup plus défensive et agressive à la fois qu'il n'était naturel de le voir évoluer primitivement. Cette réaction s'exprima temporairement par une hostilité contre les pouvoirs publics, spécifiquement contre l'administration Roosevelt dénoncée comme “socialiste”. Mais cette attitude reste transitoire dans son importance et, sans disparaître, se résolut par la fusion entre le CMI (celui-ci justifiant alors sa dénomination) et les militaires à partir de 1939-40. Au contraire, cette résolution à l'amiable de l'hostilité originelle entre le gouvernement et le CMI conduisit à la mise en œuvre de l'essentiel de ce second effet de la Grande Dépression : le CMI se transforma en un instrument général dont la destination fut désormais de renforcer la puissance de l'américanisme contre l'Ennemi extérieur. Cette logique, toujours active et fondamentale, justifie les deux principaux aspects de la puissance du CMI : d'une part le développement des technologies avancées (avec toutes les utilisations possibles, civiles et militaires, et leur protection maximale contre les tentatives de pillage extérieur) ; d'autre part, l'intégration de ces technologies dans la puissance militaire américaniste, de façon à permettre son renforcement constant contre les menaces extérieures.
Nous croyons beaucoup à cette dualité défensive-offensive qu'on a signalée dans le CMI telle que nous avons essayé de la reconstituer à partir de ses origines. C'est-à-dire qu'au départ du CMI tel qu'il s'est formé pour aboutir à sa forme actuelle, il y a effectivement la grande peur de la Grande Dépression. Cet énorme événement psychologique a irrémédiablement transformé le projet initial, comme il a irrémédiablement transformé l'américanisme.
Notre propos nous conduit par conséquent à voir dans le complexe militaro-industriel autre chose qu'un accident industriel, ou un dessein industriel (ou/et militaire, ou/et idéologique), qui pourrait avoir pour certains des allures de complot. En d'autres mots, le CMI n'est pas quelque chose de monstrueux mais venu de l'extérieur, pour se greffer sur le système, pour le subvertir puis le transformer. Au contraire, le CMI est le cœur même de l'américanisme, la réalisation fondamentale de la doctrine et de la vision du monde de l'américanisme, telles qu'elles se concrétisèrent dans les années 1920 puis telles qu'elles furent fondamentalement modifiées par la Grande Dépression.
Les faiblesses courantes des analyses et des évaluations du complexe militaro-industriel sont de l'apprécier en fonction d'idéologies extérieures à lui (le marxisme, le capitalisme, etc.). La spécificité du CMI, son caractère unique, son exceptionnalité pour employer le terme si souvent accolé à l'Amérique, est qu'il est la réalisation, en grandeur nature si l'on veut, d'une idéologie spécifique (l'américanisme) et d'une psychologie qui la caractérise avec les accidents historiques essentiels.
Le tort général de ceux qui observent d'un oeil critique la structure et l'évolution de la puissance américaniste est donc de faire du CMI une application énorme, un exemple monstrueux d'une activité qui n'est pas spécifique à l'Amérique : la production de technologie, la production d'armement, l'industrie afférente, la bureaucratie qui lui est liée, etc. Bref, un énorme “marchand de canons”. Le CMI est nécessairement tout cela mais il n'est pas que cela.
L'essentiel pour le définir est bien entendu dans cette ultime restriction. Sans elle, on ne saisit pas l'essence fondamentale du phénomène, ce qui fait sa profonde originalité, sa puissance unique et sa faiblesse potentielle considérable, — et, pour certains, et avec bien des arguments, ce qui fait de ce phénomène une menace considérable. On exagérerait à peine, et même pas du tout, si on paraphrasait les paroles de Rumsfeld sur la bureaucratie du Pentagone pour les proposer comme la véritable définition du danger que représente le complexe militaro-industriel:
« Peut-être cet adversaire paraît ressembler à ce que fut l’Union Soviétique, mais cet ennemi s’en est allé : nos ennemis sont aujourd’hui plus subtils et plus implacables. Vous devez penser que je suis en train de décrire un de ces dictateurs décrépits qui survivent encore. Mais leur temps est passé, à eux aussi, et ils ne font pas le poids à côté de cet adversaire que je décris... », — c’est-à-dire, What Else ? Le Militaro-Industrial Complex.
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