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2498Notre numéro du 10 décembre 2010 de notre Lettre d’Analyse dde.crisis, consacre sa rubrique principale de defensa au “virtualisme”, – ou, plutôt, ce que nous devrions désigner comme “la notion de virtualisme”. (Nous le présentons plus tardivement qu’à l’habitude, mais l’inactualité et l’importance du sujet, tant ontologiques que chronologiques, rendent ce retard sans importance réelle.)
Le virtualisme est un concept que nous employons régulièrement depuis 1999 et la guerre du Kosovo. Récemment (le 19 octobre 2010), nous avons développé l’idée que le virtualisme se trouvait dans son “deuxième âge”, celui de la décadence accélérée ou de l’effondrement et de la désintégration. Cette idée nous a conduit à choisir le thème du virtualisme pour ce numéro du 10 décembre 2010 de dde.crisis.
Nous avons été servi par les événements. En effet, l’affaire WikiLeaks, devenue Cablegate, s’inscrit absolument dans cette dynamique de chute du virtualisme, comme une démonstration in vivo de la chose. Cablegate conclue notre investigation par un exemple pratique d’une attaque de la réalité contre le virtualisme.
Notre enquête de ce dde.crisis du 10 décembre 2010 commence par cette évaluation de la situation du virtualisme, tout en donnant les premiers éléments fondamentaux d’une définition. Il s’agit de montrer que le virtualisme agit sur la psychologie, et nullement sur le jugement ou l’appréciation, ce qui le rend particulièrement incontrôlable. Cela fait qu’on ne peut distinguer de façon assurée, dans son opérationnalité, des manipulateurs et des “manipulés”. Actuellement, ce sont les prétendus manipulateurs (les directions politiques et leurs services de communication annexes) qui sont les quasi “victimes” exclusives du virtualisme.
Les racines du virtualisme se trouvent dans “le système de la communication”, – qui n’est pas “un” système de communication comme les autres, mais un artefact spécifique, comme on le verra plus loin –, qui s’établit entre la fin des années 1970 et le début des années 1990. Pour nous, la véritable apparition du virtualisme, univers recréé pour correspondre aux désirs d’une psychologie malade, selon la définition que nous lui donnons, date de l’été 1996 avec les JO d’Atlanta, événement en général totalement ignoré dans ses dimensions psychologique et politique, qui est pour nous d’une très grande importance (voir notre texte du 2 septembre 2005). Le public américain se trouvait alors, depuis 1989-1990, dans une crise dépressive profonde (au sens psychologique, ce que William Pfaff identifia comme une “crise d’identité”).
«[O]n comprendra, par la simple description du processus, que la psychologie américaine ne fut pas la victime, ou la “prisonnière” d’un virtualisme naissant, enfanté par le système de la communication, et qui s’étala soudain dans toute sa prétention (“hyperpuissance” US) à partir de 1996. Ceux qu’on a l’habitude de désigner comme des “victimes” de systèmes de tromperie et de mystification du type du virtualisme, en furent en fait les instigateurs dans ce cas. Par leur soudain emportement, l’exacerbation de leur psychologie, notamment à l’occasion des JO d’Atlanta et du déchaînement nationaliste et triomphaliste qui les marqua, les soi-disant “trompés” du virtualisme (les citoyens US) fabriquèrent eux-mêmes la tromperie à laquelle ils allaient croire les premiers.
»Leur psychologie fut elle-même instigatrice de l’orientation du Système, duquel elle exigeait la création d’un univers factice pour la sortir de sa dépression... Si l’on veut cette image, il s’agit du virtualisme comme “antidépresseur” massif de la pathologie de la psychologie US, non pas mis au point par les laboratoires pharmaceutiques, mais par le système de la communication, sur injonction des dépressifs eux-mêmes.» (1)
La direction américaniste, qui était totalement décontenancée par l’humeur dépressive du peuple américain, sauta évidemment dans le train du virtualisme. C’est l’époque de l’“hyperpuissance” (terme trouvé par Hubert Védrine, et signe que le virtualisme n’a pas de frontière). C’est l’époque où Alan Greenspan déclare qu’il est possible que l’économie US ait évolué “beyond History”, l’époque où a lieu la guerre du Kosovo, la “première guerre virtualiste”.
Le virtualisme transforme la puissance américaniste en «une vérité qui accomplit la modernité, quasiment une vérité métaphysique qui aurait soudain nimbé l’ère décisive et définitive de la démocratie hyper libérale américaniste devenue la seule définition possible du monde, la vérité métaphysique enfin débusquée derrière les apparences politiques et autres. Le virtualisme règne.»
Il n’est point nécessaire de s’étendre sur le parcours triomphal que furent les années de 9/11 à 2004-2005, où le virtualisme devint vraiment l’affirmation fondamentale, métaphysique d’une civilisation qui crut avoir changé le monde. Rien ne mesure mieux cette ambition démesurée et d’une grossièreté inimaginable, pour une conception folle d’une ivresse de puissance et d’une bassesse sans mesure, que les confidence d’un “officiel”-philosophe de la Maison-Blanche en 2002. On n’y voit nulle trace de sensibilité, d’intelligence historique, de perception juste des réalités du monde, rien que le poids de la force brute…
«We’re an empire now, and when we act, we create our own reality. And while you’re studying that reality – judiciously, as you will – we’ll act again, creating other new realities, which you can study too, and that’s how things will sort out. We’re history’s actors . . . and you, all of you, will be left to just study what we do.»… «We’re an empire now, and when we act, we create our own reality». L’“officiel”-philosophe aurait pu ajouter: “…and our own reality is becoming the reality”.»
La chute fut aussi rapide que la Roche Tarpéienne est proche du Capitole. Depuis 2004-2005, des catastrophes sans nombre caractérisent l’évolution du Système, ainsi que sa situation interne. A partir de 2008 (crise financière), les effets sur le public ont été considérables et l’on peut avancer que cette date marque d’une façon décisive la fin de l’épisode maniaque commencé en 1996. Pour poursuivre l’analogie de la pathologie, il y a un retour à un épisode dépressif (la Grande Récession effectivement vécue comme une seconde Grande Dépression). Dans le chef du public, il y a répudiation du virtualisme devant le constat de son échec final comme antidépresseur.
Les dirigeants politiques, eux, n’ont pas suivi cette voie. Ils sont à la fois impuissants et prisonniers du Système, et, bien entendu, impuissants parce que prisonniers du système. Eux qui sont les “producteurs” du virtualisme continuent donc à croire au virtualisme et sont les derniers à y croire, et ils demeurent par conséquent dans l’épisode maniaque où la sensation de bien-être est remarquable. Cette croyance est un réflexe de survie psychologique (garder une cohérence entre leur pensée et leurs discours, ou risquer le déséquilibre psychologique pouvant mener à des pathologies graves). Elle s’exprime par un discours virtualiste imperturbable qui décrit une fiction parfaitement ridiculisée par les événements de tous les jours. C’est le “deuxième âge du virtualisme”, ou sa décadence accélérée. C’est la situation présente.
Il doit être bien compris que l’action du virtualisme est psychologique du début jusqu’à la fin. Non seulement, le virtualisme cherche à influencer les psychologies (la fin) comme la propagande ou toute autre forme de mystification, mais il se déclenche (début) au niveau des psychologies également, sans conceptualisation ni pensée élaboratrice. Effectivement, comme dans le cas même de sa première intervention, on peut le comparer analogiquement à un antidépresseur qui agit sur les neurones du système nerveux.
Pour comprendre cette “réalité”, il faut en venir au système qui a enfanté le virtualisme, qui est le système de la communication. Ce système s’est formé à la fin des années 1970 et durant les années 1980. Il y a eu transmutation du système courant de communication en ce “système de la communication” aux caractères spécifiques.
«Nous faisons l’hypothèse dont l’évidence en est presque la démonstration que cette transmutation a pris naissance, comme toutes les choses du système de la modernité, dans le processus de la Chute qui caractérise ce temps métahistorique, à partir du facteur quantitatif, et à partir de la matière elle-même. “Tout se passe comme si” l’effondrement de la modernité se réalisait par la transmutation en créatures autonomes des systèmes de plus en plus monstrueux enfantés par cette modernité, ou, plutôt, développés par le moyen de cette modernité manipulée par la matière, l’idée de la modernité figurant dans ce cas d’une façon générale comme une “idiote utile”. C’est pourquoi nous tenons pour essentielle, dans ce processus, l’arrivée à maturité d’un nombre important et, surtout, très diversifié, touchant des matières très différentes, de nouvelles technologies. Il s’agit d’un “effet de masse”, extrêmement puissant mais d’une bassesse extrême du point de vue qualitatif, extrêmement lié à la matière, caractéristique de la modernité et de l’“idéal de puissance”.
»Cette concentration de puissance, en même temps que la diffusion des outils de puissance dans le public, donc l’élargissement du phénomène classique de la communication à des champs nouveaux et totalement inédits, ont engendré des effets d’une puissance également considérable. Ces effets ont principalement affecté les psychologies, beaucoup plus que les esprits, les jugements et les connaissances, donc des effets d’abord inconscients pour les sujets humains ou communautés de sujets…»
C’est ce système-là qu’on verra en action en 1996, sortant à sa demande la population américaine de sa dépression, «comme s’il y avait eu une sorte de complicité entre ce “système de la communication” et une communauté psychologique dépressive…» Il est évident que cette hypothèse soulève la question même de la nature du système de la communication, – essentiellement celle de savoir si ce système est de type anthropomorphique… Ce système agit d’une façon « si évidemment autonome lorsqu’il est lancé, qu’il faut envisager une réponse affirmative à la question sur l’anthropomorphisme».
Un point supplémentaire qui rend cette énigme encore plus fascinante est que ce système de la communication est un Janus, et qu’il peut servir à des actions objectivement bénéfiques, structurantes, en concourant décisivement à la destruction de système à finalité déstructurante. Nous tenons en effet que c’est bien en utilisant une “version” du système de la communication qu’il nomma glasnost pour l’occasion, que Gorbatchev réussit ce qu’il n’escomptait certainement pas, qui est la destruction de l’establishment bureaucratique soviétique et le complexe militaro-industriel qui lui était associé entre 1985 et 1991.
En un sens, on pourrait dire que le virtualisme, enfant incontestable du système de la communication, en a hérité son caractère de Janus. On pourrait penser qu’il est, par ses caractères de pénétration et d’affaiblissement de la psychologie, l’équivalent postmoderniste du “serpent qui persiflait” du XVIIIème siècle. Mais il l’est d’une façon ambiguë sinon contradictoire puisqu’il “persifle” alors qu’en principe, dans notre temps de la modernité accomplie et au contraire du XVIIIème siècle, il n’y a plus de psychologies à vaincre ou à rallier. Son intervention sous la pression populaire puis son annexion immédiate par les directions politiques ont conduit à un maximalisme de son emploi et de ses ambitions, jusqu’à un point de rupture : ou bien la réalité se conformait au virtualisme, ou bien s’ouvrait une crise grave.
La réalité n’a pas cédé et son éclairage soudain par la dégénérescence de plus en plus patente du virtualisme (sa réduction aux seules directions politiques à partir de 2008) montre les vérités essentielles que contient cette réalité. La débâcle, ou la désintégration en cours du virtualisme laisse voir, – nous oblige à voir la vérité du monde, c’est-à-dire la métaphysique de la crise du Système.
«Le résultat est que, n’ayant rien cédé sur le représentation virtualiste, et même, n’ayant pas cessé d’alimenter son extrémisme pour s’y aligner, [les] directions politiques ont été contraintes d’évoluer jusqu’au bout dans un univers totalement désincarné (le Système, en y faisant régulièrement leurs dévotions), alors que la détestation et la fureur de la population, sans le moindre exutoire, ne cessaient d’enfler. Le résultat est la mise à nu de situations si incroyablement fausses que, par contraste dynamique, des vérités jusqu’ici inconcevables apparaissent.»
Il est manifeste que l’affaire WikiLeaks dans sa troisième phase, devenue entretemps une véritable crise (Cablegate), qui s’est déclenchée alors que cette chronique du 10 décembre 2010 de dde.crisis était largement entamée, est venue apporter une démonstration in vivo de ce processus. Elle a constitué un exercice de mise en évidence d’une telle distance entre la réalité virtualiste présentée par les directions politiques, même entre elles de l’une avec l’autre, et la réalité découverte par ces documents… «L’avalanche dans les documents rendus publics de détails et de précisions […] met en évidence l’abîme entre la réalité normative et extrêmement complexe des relations internationales, et l’apparence virtualiste d’unité complète qui est proclamée et au nom de laquelle la justesse des théories et d’une politique générale est proclamée, – impliquant de ce fait que théories et politique générale sont appuyées sur une façade (le “deuxième âge”, ou les restes du virtualisme) sans nul rapport avec la réalité.»
Plus qu’une opération de “fuites” de documents secrets, Cablegate a été une opération de provocation qui a conduit le Système à se découvrir, dans la fureur de sa mise à jour. Cablegate comme un chiffon rouge agité devant la Bête, – mais pas seulement… «[L]e chiffon rouge est aussi un miroir tendu au Système où il peut se contempler dans sa vérité, sur les miettes du virtualisme pulvérisé, de cette mystification qu’il veut présenter comme la vérité du monde. Qui ne comprendrait ses fureurs et ses tremblements?»
Dans notre interprétation, nous avons considéré le virtualisme, non comme une simple “technique” de mystification de plus mais comme un phénomène spécifique de ce que nous nommons le Système. Le virtualisme est à l’image de ce phénomène qui s’est développé à partir de l’événement du “déchaînement de la matière” et qui a acquis les dimensions et les caractères fondamentaux de ce que nous nommons le Système à partir du développement du système de la communication. De ce point de vue, la spécificité et la chronologie uniques du virtualisme sont avérées.
Le virtualisme est un phénomène qui, outre ses caractères propres, a celui d’être un révélateur du Système lui-même. Sa désintégration en cours est l’exemple d’une partie ontologique du Système qui se dévore elle-même et nous montre, ce faisant, la vérité de la crise eschatologique que nous sommes en train de vivre avec le paroxysme et l’agonie du Système.
«Le virtualisme était un mal nécessaire, comme s’il importait d’aller au bout de toutes les entreprises du Système, pour le confronter à lui-même, et l’amener à se dévorer lui-même. Le festin a commencé»… En effet, il nous semble que la désintégration en cours du virtualisme est une sorte de “modèle” pour la façon dont le système se dévore lui-même au travers de ses propres productions catastrophiques, dans un mouvement qui semble devenir générique.
«Mais cette désintégration du virtualisme elle-même, et elle-même jouant un rôle audestructeur dans ce processus, nous fait observer que toutes ces situations catastrophiques sont menacées par cette tendance mortifère du Système général qui est devenu la structure négative exprimant le “déchaînement de la matière”, jusqu’à la situation extrême de se dévorer lui-même, de s’autodétruire. Il semble que nous soyons effectivement à ce point de fusion, et l’on serait tenté de penser que cette affaire Wikileaks, ou Cablegate, survenue à l’instant de notre constat général et paraissant comme “exploitée” par le Système pour se porter des coups à lui-même, en constitue une démonstration in vivo.
»Nous sommes ainsi placés à la fois devant une dévastation sans mesure et devant la folie, – bien au-delà de la maniaco-dépression, – de cette entité responsable de cette dévastation et qui entreprend de se dévorer elle-même…»
(1) Comme dans toutes nos Notes d'Analyse concernant dde.crisis, les citations, sauf indication contraire, sont extraites du texte référencé de ce même dde.crisis.
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