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17806 août 2014 – Notre intention dans ces Notes d’Analyse est de tenter d’expliquer ce fait fondamental des USA poussant sans la moindre hésitation ni compromission avec le réalisme le plus simple vers une situation qui implique comme jamais dans l’histoire depuis qu’existe l’arme nucléaire un risque extrêmement élevé, de plus en plus élevé à mesure de l’évolution des événements, de conflit avec la Russie. En d’autres mots et en une seule question, nous cherchons à savoir, non pas “Qu’est-ce que cherchent les USA (le bloc BAO) ?”, ni “Pourquoi les USA (le bloc BAO) agissent-ils de la sorte ?”, mais plutôt : “Comment les USA peuvent-ils prendre le risque littéralement fou d’agir de la sorte” ? (Nous parlons de la crise ukrainienne, certes.)
En effet, il est évident ou il devrait l’être, les choses étant objectivement considérées, que la Russie reste la seule puissance, avec les USA, capable de déclencher ou de soutenir un échange nucléaire stratégique au plus haut niveau. Cette perspective implique des destructions inimaginables, d’une ampleur telle que l’on peut évoquer la fin de la civilisation, d’une ampleur telle que l’idée même d’un tel conflit est du domaine de l’absurdité suicidaire (selon la formule explicitée plus loin “si tu me tues, tu es mort”).
... Mais justement, est-ce qu’il reste, dans la situation présente, essentiellement sinon exclusivement du côté des USA, quelque chose qui puisse être rapprochée d’une considération objective ? C’est l’objet de ces Notes d’analyse. Nous revenons, encore plus en détails et selon une autre approche, sur cette question tragique du comportement des USA. Nous l’avons déjà largement considérée, tant elle est vaste et fondamentale, et, pour ce cas précis, amorcée par les observations faites, le 1er août 2014, à propos d’interventions publiques des professeurs Stephen F. Cohen et John Mearsheimer. (Cohen et Mearsheimer, deux des très rares experts US à conserver une vision réaliste et libérée des influence de la doxa-Système qui écrase et dissout littéralement la pensée et le jugement des élites-Systèmes du bloc BAO.)
Or, voici une occasion de débuter cette démarche d’une façon plaisamment illustrative et peut-être plus significative qu’on croit ... Après tout, la chose tombait bien, lorsque nous vîmes très récemment, sur une chaîne TV (CinéCinéma) ce film de 1977, de Robert Aldrich, avec Burt Lancaster et Richard Widmark. Il s’agit d’un film très peu connu, un échec commercial et un montage bâclé, et pourtant d’un film hautement significatif dans le fait qu’il donne des indications extraordinairement précises sur la stratégie fondamentale des USA durant la Guerre froide, au point où l’on peut faire l’hypothèse qu'Aldrich reçut certains incitations et informations à forte tonalité politique. (Le film, avec des stars aussi notoirement engagées et progressistes que Lancaster et Widmark, fut tourné en 1976, alors que Jimmy Carter faisait campagne contre le National Security State.) Il s’agit de Twilight Last Gleaming (voir le sujet sur Wikipédia), connu en français sous le titre grotesque de L’ultimatum des trois mercenaires alors que “Les derniers éclats du Crépuscule” aurait si bien convenu (voir le sujet du Wikipédia français).
Le Wikipédia français donne une vague idée de l’intrigue du film : «Lawrence Dell, ancien Général de l'Armée de l'Air des États-Unis, s'empare d'une base nucléaire stratégique et exerce un chantage aux missiles : si le président des États-Unis ne révèle pas au peuple américain les véritables raisons de l'entrée en guerre au Viêt Nam, et si on ne verse pas une rançon à ses complices, tous anciens détenus, il rase plusieurs cibles en URSS...»
... Et le Wikipédia US, plus précisément : «After escaping from a military prison, rogue Air Force General Lawrence Dell (Burt Lancaster) and accomplices Powell and Garvas infiltrate an ICBM complex and gain launch control over its nine nuclear missiles. They then make direct contact with the US government (avoiding any media attention) and demand both ten million dollars ransom and, more importantly, that the President (Charles Durning) go on national television and make public the contents of a top-secret document.
»The document, which is unknown to the current president but not to certain members of his cabinet, contains conclusive proof that the US government knew there was no realistic hope of winning the Vietnam War but continued fighting it for the sole purpose of demonstrating to the Soviet Union their unwavering commitment to defeating communism.»
(La fin du film ne laisse guère d’espoir ... Le président, qui avait accepté de rendre public ce message, se rend auprès des évadés, mais il est abattu en même temps que Durell et son dernier compagnon par des tireurs d’élite d’une unité d’intervention de l’USAF déployée sur ordre du général de l’USAF McKenzie [Widmark], commandant du SAC.)
... Assez curieusement, ou bien symboliquement comme on le comprendra bien dans le désir actuel d’écarter la question du nucléaire, la fin du compte-rendu que fait Wikipédia est fausse. («[...D]emonstrating to the Soviet Union their unwavering commitment to defeating communism», phrase recouvrant la “théorie des dominos” [chute d’un pays dans le communisme entraînant un autre pays] qui constitua la raison, officielle/publique/de communication de l’engagement au Vietnam.) Le document dit que l’engagement au Vietnam a été fait, effectivement sans espoir de l’emporter, mais essentiellement pour montrer à l’URSS la résolution des USA, pouvant aller jusqu’à des actes inhumains, – non pour montrer leur détermination de vaincre le communisme, mais pour montrer leur résolution à aller jusqu’à l’emploi de l’arme nucléaire s’il le fallait.
(La chose n’est pas précisée dans le film, mais par “engagement au Vietnam“ sans doute doit-on comprendre la décision de Johnson d’annuler l’ordre de Kennedy, donné peu avant son assassinat, de commencer le retrait des conseillers US au Sud-Vietnam, et au contraire d’entamer l’escalade conduisant à l’engagement massif des forces armées US...)
Ce dernier point ne pose pas tant la question de la résolution de vaincre le communisme, que la volonté de renforcer l’“équilibre de la terreur” : dès lors que l’ennemi ne doute plus que vous utiliserez le nucléaire s’il le faut, il décide lui-même de ne pas utiliser le nucléaire puisque cela lui attirerait des représailles inacceptables, – et ainsi l’ennemi (communiste) devient-il, ou redevient-il le partenaire (de l’équilibre de la terreur), – selon la parabole du suicide paradoxal déjà signalée plus haut, “si tu me tues, tu es mort”...
La très longue scène où il est question de ce document, qui montre le président délibérant avec ses conseillers sur le fait de savoir s’il faut ou non rencontrer les exigences du général Dell, offre un excellent résumé de ce que fut de facto, forcée par le nucléaire, la politique de sécurité nationale des deux superpuissances durant la Guerre froide.
Voici donc trois thèmes développés par les conseillers du président lors de cette réunion... Nous citons à peu près verbatim des extraits de ces dialogues, qui résument bien la pensée stratégique US à cause du fait nucléaire, et la thèse centrale de l’engagement US au Vietnam telle qu’elle s’est développée. Dans le film, le secrétaire d’État et le secrétaire à la défense sont les deux principaux intervenants.
• La crédibilité... «A cause de la puissance de destruction de ces armes, la guerre totale est devenue contre-productive... [...] Dans la mesure où ces armes peuvent détruire ce que l’on a coutume de nommer la civilisation, nous sommes devant un dilemme, nous devons convaincre les Russes de notre détermination ... L’objectif [au Vietnam] était de prouver qu’on était capables de commettre des actes inhumains [dont, théoriquement, celui de l’emploi de l’arme nucléaire] ...»
• La non-politique nucléaire... «Nous avons des armes nucléaires depuis 35 ans, et depuis tout ce temps nous n’avons toujours pas une politique digne de ce nom qui en régisse l’usage... Pas plus que les Russes, les Chinois, les Français, les Israéliens (1)... Le monde n’a jamais voulu affronter ce problème explosif. C’est un dilemme insoluble, un paradoxe sans réponse [avoir toute la puissance de l’univers et ne pas savoir comment s’en servir, et par conséquent rechercher sans trêve comment ne jamais s’en servir]...
• La guerre limitée... «Monsieur le Président, depuis Hiroshima, durant six administrations successives, notre politique de sécurité nationale a été définie par deux mots : conflits limités, ou conflits périphériques [limited wars, c’est-à-dire absolument sans confrontation directe entre Russes et Américains] ...»
Dans ce film, le drame du Vietnam est partout présent. En 1977, il est ressenti toujours comme une calamité : deux présidences brisées (celle de Johnson et celle de Nixon), des révoltes menaçant l’unité du pays (les étudiants, les Noirs), le scandale du Watergate (1972-1974), la CIA mise à l’encan par le Congrès (1975-1976), la cohésion et la structuration de l’armée menacées d’être pulvérisées avec des cas de mutinerie, la corruption générale, l’indiscipline, etc., et cette armée ne commençant à se redresser qu’au début des années 1980, avec l’abandon de la conscription et plusieurs années de convalescence, etc. On comprend l’appréciation qu’ont pu avoir des dirigeants devant le prix exorbitant de la crédibilité, – la calamité vietnamienne, – à cause de la pression dictatoriale exercée par les armes nucléaires.
... On comprend que la psychologie US, placée devant ces constats, ait pu évoluer silencieusement et souterrainement dans le sens d’une haine profonde des modalités de l’équilibre de la terreur qui l’emprisonnait à des obligations qu’elle était obligés de considérer, d’une façon consciente et rationnelle, comme des actes inhumains et immoraux, y compris assortis d’une défaite, – la seule qu’aient connue les USA. Comment l’inculpabilité et l’indéfectibilité de la psychologie de l’américanisme auraient-elles pu permettre d’accepter longtemps une telle situation (ces caractères psychologiques de l’inculpabilité et de l’indéfectibilité, dont nous parlons notamment dans notre Glossaire.dde du 28 janvier 2013, et dont nous disions encore récemment, dans un texte du 26 mars 2014 : «Ces deux traits de la psychologie de l’américanisme impliquent l’impossibilité de concevoir la culpabilité de l’américanisme d’une part (inculpabilité), l’impossibilité de concevoir la défaite (politique, morale, militaire, etc.) de l’américanisme d’autre part (indéfectibilité). Ces deux termes sont largement utilisés dans nombre de nos textes comme caractéristiques de l’américanisme, mais aussi comme cimier de la psychologie-Système, ou psychologie humaine épuisée par le Système et mise à son service...».)
Cette approche interprétative de la guerre du Vietnam engage à considérer la fin de la Guerre froide, avec l’élimination de l’URSS, comme la fin des exigences de crédibilité impliquant des “actes inhumains” démonstratifs, commis en connaissance de cause. Cette interprétation est encore renforcée par l’explication, ou plutôt la narrative presque unanimement entretenue dans les milieux de sécurité nationale US pour expliquer la dissolution de l’URSS en tant que puissance militaire par le fait que l’URSS avait été brisée par la “course aux armements” imposée par les USA avec le développement de la SDI (Initiative de défense stratégique/antimissiles) à partir de 1983, – c’est-à-dire l’URSS vaincue en 1989 comme l’Allemagne l’avait été en 1945. Cette thèse pour nous complètement faussaire (voir le 2 juillet 2008) tient sa place dans la construction psychologique réalisée à l’occasion de cet événement de la fin de la Guerre froide.
La mise à l’encan de l’ex-URSS à partir de 1991-1992 par le “capitalisme sauvage” importé du bloc BAO réduisant la puissance de l’État à un Président en forme de bouteille de vodka, avec une population saccagée par des maux sociaux qui firent régresser la démographie sur un rythme terrifiant renforce encore, si besoin est, cette perception de l’élimination de cet alter ego nucléaire impliquant la responsabilisation US telle qu’on l’a vue durant la Guerre froide. Au reste, l’état de dégradation accélérée des forces nucléaires russes à cette époque, authentifié par des initiatives internationales (USA et Europe) pour tenter de les “sécuriser”, ne démentait pas un instant cette analyse impérative sur le moment, mais sommaire pour l’avenir.
C’est ici et ainsi que notre hypothèse s’amorce. Cette situation des années 1990 aurait eu pour effet de “sécuriser” (même terme que précédemment) la psychologie américaniste dans la conviction que le nucléaire en tant qu’obligation de restreinte et de responsabilité n’existait plus pour les USA. Par ailleurs, la fin de la Guerre froide achevait la mise en place d’une génération politique commençant par Clinton complètement acquise à la communication, et qui dilua la question de la sécurité nationale dans une condition de perception où la communication règne, laquelle perception commença par l’installation de l’“hyperpuissance” sans rival concevable. On comprend combien la situation nucléaire de ces années-là s’inséra parfaitement dans cette évolution.
La course à la globalisation sous toutes ses formes, l’extension des activités boursières et la libéralisation complète de ce secteur parmi d’autres, les technologies triomphantes, notamment celles de la communication, poussèrent à une perception quasiment extra-historique (“la fin de l’histoire”, et nous “au-delà de l’histoire”), pleinement “opérationnelle” à partir des JO d’Atlanta de 1996. Les USA se crurent exemptés désormais de tout compte à rendre à l’histoire du monde courante et devenue obsolète, et eux-mêmes créateurs directs de la nouvelle histoire du monde (voir le virtualisme) ; la chose conclue, ils n’en démordirent plus. Alan Greenspan lui-même cautionna a contrario, pour son domaine, l’existence d’une économie (US, bien sûr) beyond history (au-delà de l’histoire) lorsqu’il déclara devant le Congrès, le 10 juin 1998 : «La situation ne correspond pas à ce que l’évolution historique nous conduisait à attendre à ce point de l’expansion économique et, quoiqu’il soit possible, en un sens, que [notre économie] ait dépassé l’histoire, nous devons également rester vigilant au fait que des relations historiques moins favorables puisent s’imposer à nous.» (Voir notamment le 23 juillet 2012.)
Qui ne comprendrait, connaissant la psychologie américaniste comme on la connaît, et la notion d’exceptionnalisme trônant comme l’oxygène dans la respiration de l’Amérique, que l’heure était venue de la “bienveillante hégémonie”, celle que nul n’aurait jamais l’idée de contester, celle que tous acclameraient et réclameraient comme un don du ciel. Place donc à la benevolent hegemon...
On a à l’esprit que nous avons très récemment parlé (le 1er août 2014) de cette “hégémonie bienveillante”, pour rapporter l’étonnement partagé des deux experts sérieux, donc rarissimes dans le bloc BAO, qui partageaient le CrossTalks de Peter Levelle de la semaine dernière, Stephen F. Cohen et John Mearsheimer... Citons la chose.
«John Mearsheimer propose l’idée que les USA s’estiment être de la catégorie hors des normes, de la catégorie de cet exceptionnalisme que le président des USA lui-même érige étrangement en doctrine, d’une puissance dispensatrice d’une “hégémonie bienveillante” (“benevolent hegemon”, – l’expression anglo-américaniste est apparue au début des années 1990 dans les milieux neocons). L’expression “hégémonie bienveillante” signifie que les USA sont, dans l’univers et sans doute au-delà d’ailleurs, la plus apte et même la seule puissance à pouvoir concevoir, exposer et développer les plus sûres recettes et méthodes pour un monde apaisé, bien rangé, satisfait, vertueux, conforme au Dessein divin – démocratisé et globalisé aussi, pour ne rien oublier. Cette croyance, selon Mearsheimer, est extrêmement forte depuis la fin de la Guerre froide, et elle conduit les dirigeants-Système de Washington à considérer que la “résistance”, – la plus forte et la plus menaçante à cet égard, – de la Russie à ce modèle des “lendemains qui chantent” relève de la stupidité, de l’entêtement suspect et enfin de l’intention maléfique pure et simple. Au reste, et en offre alternative de la réflexion, les mêmes dirigeants ne doutent pas qu’une pression soutenue contre Poutine, du type regime change mais avec menace apocalyptique implicite pour faire sérieux, finira par détruire cette direction et fera surgir, littéralement comme les Cent-Fleurs du maoïsme, une alternative démocratique qui résoudra tout cela. Là-dessus, bien sûr, on trouve toutes les justifications et les exonérations de culpabilité pour les interventions clandestines, les ingérences, les actes sans fin de corruption, de piraterie, de banditisme, de chantage, etc. Mais il s’agit bien des conséquences, parce que les affaires, le business, la brutalité des actes, l’affirmation spectaculaire de la puissance, l’irrespect des principes, etc., ne sont pas les causes de l’action de Washington en tant que telle (en tant que Washington en serait responsable), mais les conséquences parfois gênantes ou malheureuses qu’importe, d’une action qui est autorisée sinon recommandée, avec toutes ces déformations, par cette pathologie de la psychologie.
»Cohen partage complètement cette hypothèse, dans tous les cas cette voie de réflexion pour expliquer une situation extraordinaire. Il note que la situation aujourd’hui à Washington est effectivement extraordinaire par la puissance du consensus en faveur de l’agressivité extrême contre la Russie, notamment au Congrès. Un tel consensus n’existait pas durant la Guerre froide, où s’opposaient un parti des Cold Warriors (“Guerriers froids”, partisans d’une politique antisoviétique dure) et un parti des “détentistes” (partisans d’une entente avec l’URSS), les uns et les autres étant répartis d’une façon assez équilibrée. Cohen semble estimer que le consensus actuel en faveur de l’agressivité extrême contre la Russie constitue un phénomène qui n’est pas vraiment l’effet d’une contrainte, d’une consigne ou d’une censure, etc., mais bien qui ressort de cette psychologie productrice de l’“hégémonie bienveillante” que propose son collègue Mearsheimer.»
Ainsi, nous semble-t-il, peut-on proposer aux deux experts cette hypothèse pour répondre à l’incrédulité stupéfaite qu’ils expriment de se trouver, à Washington, au milieu d’une sorte de consensus absolu, notamment au Congrès, dans une russophobie haineuse, sans le moindre souci du risque de guerre nucléaire. Comment s’en étonner, enfin, puisque le nucléaire, dans la psychologie américaniste de Washington, n’existe plus en tant que représentation technologique, stratégique et symbolique d’un conflit impliquant le risque de la fin de la civilisation, – fin brutale, fin apocalyptique, fin par effondrement explosif avec retour à l’âge de pierre pour tout le monde (“back to the stone age”, comme disait le général LeMay des pays qu’il rêvait d’attaquer par surprise avec les B-52 de “son” Strategic Air Command)... Le nucléaire “n’existe plus” parce qu’il n’existe plus d’adversaire qui puisse prétendre à la concurrence et, d’une certaine façon, d’alter ego qui puisse forcer à la responsabilité partagée et à l’autorestriction comme durant la Guerre froide.
... Bien entendu, les esprits, armés par les psychologies américanistes qu’on sait, en sont restés aux années 1990 et à la dissolution par poussière de l’ex-URSS et de son nucléaire antique. Nul n’a vraiment, sérieusement accepté l’idée d’une résurrection de la Russie, telle qu’elle s’opéra à partir de 2000, parce qu’il en avait été décidé ainsi à Washington. Pour les USA, Poutine et la Russie post-2000 n’ont aucune existence disons “légale”, ils sortent de l’ordre international post-historique établi par les USA depuis les années 1990, ils sont des imposteurs vils et absolument condamnables, – c’est-à-dire d’ores et déjà condamnés et en attente d’être exécutés, ce à quoi nous nous employons par Kiev-interposé. Par conséquent, leur prétention stupéfiante à renaître, à s’imposer, à s’opposer d’une façon critique aux USA (la mise en cause de l’exceptionnalisme US par Poutine en septembre 2013, dans les colonnes vénérées du New York Times ! Sacrilège !), – cela constitue une sorte de péché capital, un acte de relaps qui ne peut que faire se dresser une unanimité absolue chez le vulgum pecus washingtonien, ce consensus antirusse qui stupéfie autant Cohen que Mearsheimer...
Plus rien de classique, de technologique, de stratégique ne retient le déferlement de ce déni américaniste-occidentaliste, et notamment pas les armes nucléaires qui n’existent plus en tant que telles, qui semblent avoir perdu toute leur vérité apocalyptique et leur symbolisme de démonstration. Il s’agit d’une situation extraordinaire pour ceux qui veulent bien faire l’effort de s’extraire un instant du confort douillet, – no past, no future, rien, nada, – de l’“éternel présent”, d’une histoire réduite aux acquêts de l’instantanéité temporelle ...
La démonstration de cette “situation extraordinaire” a été faite par le président des Etats-Unis lui-même, lors d’un discours en Hollande, en juin, lorsqu’il parla, avec un arrogant mépris de communication (il y excelle, il faut le reconnaître), de la Russie comme d’une “puissance régionale” (nous dirions une “vulgaire puissance régionale”). Sans même exiger de cette sorte de dirigeant la moindre notion de culture ou d’histoire, on doit se demander dans quel abîme de sombre inconscience, d’aveuglement sophistique mais sophistiquée, d’arrogance autiste, l’on peut tomber pour désigner comme vulgaire “puissance régionale” la puissance à laquelle on est lié par un traité de limitation des armements nucléaires stratégiques (voir START). Ce traité n’est pas un “coup de communication” et s’il est un chiffon de papier, il implique néanmoins et quoi qu’il en soit que cette “puissance régionale” possède en service actif et en réserve, – bien réelles, celles-là, – plusieurs milliers de têtes nucléaires stratégiques et des lanceurs à mesure qui impliquent une capacité d’anéantissement quasiment absolue selon les mesures terrestres courantes. (Encore ne parle-t-on pas des armes nucléaires tactiques, en plus grand nombre encore, où les Russes possèdent l’avantage numérique et qui sont les armes nucléaires de champ de bataille particulièrement taillés pour une bataille en Europe, et marchepied idéal pour la montée aux extrêmes, – dito, le feu stratégique nucléaire.)
L’effet (celui du discours d’Obama) peut paraître avantageux aux premiers rangs des admirateurs zélés comme aux animateurs de talk-shows, mais la vérité psychologique que la chose met en lumière est consternante de pauvreté et d’irresponsabilité. On ne peut que s’interroger avec le respect qui sied au personnage : “mais qu’est-ce que ce type-là fout donc à la place où il est ?”
Ainsi donc parlons-nous psychologie et nullement quincaillerie nucléaire lorsque nous développons une hypothèse pour expliquer ce formidable mystère d’un gouvernement américaniste prenant le risque colossal de se trouver en position d’affrontement avec la Russie, c’est-à-dire puissance nucléaire stratégique d’anéantissement contre puissance nucléaire d’anéantissement, – “si tu me tues tu es mort”... Mais il s’agit d’une psychologie qui a inventé complètement sa perception, à partir du sujet le plus extraordinairement catastrophique du monde qu’est l’armement nucléaire et la possibilité d’une guerre nucléaire.
Ce qu’on expose ici comme hypothèse est que la psychologie US, fondée sur son propre exceptionnalisme et appuyée autant sur l’inculpabilité que sur l’indéfectibilité, a totalement inverti la doctrine de l’unthinkable. Durant la Guerre froide, l’on s’en souvient, la justification de la doctrine de coresponsabilité de non-engagement nucléaire (grosso modo la doctrine MAD, pour Mutual Assured Destruction) était fondée sur la conception que la guerre nucléaire était si extraordinairement catastrophique qu’elle en devenait “impensable” (unthinkable), et par conséquent “infaisable” (undoable). Aujourd’hui, ce qui est devenu unthinkable est la possibilité que la Russie puisse à nouveau tenir le rôle que joua l’URSS durant la Guerre froide, – c’est-à-dire pair et alter ego des USA par la grâce de la puissance nucléaire. Le problème est bien que, si l’on s’abaisse un instant à évaluer la quincaillerie nucléaire, le constat des années 1990 de la totale dissolution de l’URSS-Russie et de l’arsenal nucléaire qui va avec est complètement retourné. Si l’on voulait comparer aujourd’hui les forces nucléaires des deux puissances, sans doute est-ce la Russie qui, par l’état de modernisation et la diversité maintenue de ses forces, surclasse les USA. (Voir notamment l’argument tout à fait acceptable du Saker, le 18 juin 2014.)
Par conséquent, et en écartant la question qui n’a guère de sens d’un “vainqueur” dans un tel affrontement, on peut simplement constater que, contrairement à la conviction supposée de la psychologie américaniste, la Russie est redevenue, après un bref entracte d’une décennie, l’alter ego inévitable des USA dans ce domaine suprême de l’affrontement nucléaire ... Mais non, répond la psychologie de l’exceptionnalisme américaniste, cela est simplement unthinkable. Et s’il le faut, nous pousserions nos divisions-fantômes et inexistantes au travers du Donbass jusqu’à la frontière russe et au-delà jusqu’à Moscou, comme Napoléon et comme Hitler, sans crainte, sans peur et sans reproche, et bien mieux qu’eux (c’est préférable). Dans ce redoutable affrontement entre la vérité d’une situation terrible et l’étrange vérité d’une psychologie sortie hors d’elle-même, on ne peut écarter la pensée que se trouve là l’incroyable enjeu de la crise ukrainienne.
Comment peut-on en venir à prendre un tel risque ? Comment peut-on en venir à ignorer qu’on prend un tel risque ?
Depuis que la crise ukrainienne a pris la tournure qu’on lui voit, il nous arrive de nous pincer, comme pour nous dire : “mais cette crainte qu’on en arrive au nucléaire, n’est-ce pas le fruit d’une imagination un peu trop énervée ?” Lorsque nous lisons un Thompson ou un Cohen, nous voilà rassurés, mais plutôt sombrement rassurés, – rassurés sur notre imagination, mais point du tout sur la situation générale. D’ailleurs, n’y a-t-il pas comme une terreur superstitieuse pour ceux qui savent le mieux ? Même un Chomsky, lorsqu’il rappelle les diverses occasions où l’on frôla l’affrontement nucléaire, cela pour commémorer l’anniversaire de l’accouchement du monstre (tiens, c’est aujourd’hui, le jour d’Hiroshima), dans un texte (voir TomDispatch, le 5 août 2014) où il parle même comme dans une sorte de révélation du risque nucléaire qui accompagna l’assassinat de ben Laden en terre pakistanaise et nucléaire, – Chomsky lui-même s’abstient de citer l’Ukraine comme dernier cas en date de ce risque d’affrontement nucléaire,– et cas absolument terrorisant, tant les protagonistes semblent être des enfants, des demeurés, des lucioles de la raison, des zombies, que sais-je encore...
A la lumière du texte de Chomsky, tout se passe comme si tout le monde avait peur d’évoquer le nucléaire, les imbéciles qui ne savent plus et n’ont jamais su ce que la chose veut dire, et les autres comme Chomsky, les rares, les unhappy few comme ne disait pas Stendhal, qui savent parfaitement ce dont il s’agit lorsqu’il s’agit de nucléaire... Devant un tel constat de désolation, nous nous sentons dans l’obligation d’apporter notre contribution, un peu de baume à mettre sur la plaie qui pourrait se rouvrir. Ce sont quelques mots d’espérance, comme dirait un prédicateur religieux, qui relèvent en fait du simple constat qu’à chaque extrême correspond, chez ces imbéciles cavernicoles (les habitants de la caverne de Platon), l’autre extrême qui est son contraire ... En d’autres mots, à l’inconscience complète qui pourrait conduire à un conflit nucléaire, correspondrait la fragilité extrême machinant cette inconscience qui, à telle ou telle occasion qui serait une révélation du risque, conduirait à l’effondrement de cette psychologie délétère qui n’a cessé de miner le caractère qu’elle prétendait servir. (Ces mots sembleraient de simple rhétorique, sauf que l’on doit admettre un précédent très récent et de même sorte. En août-septembre 2013, avant même l’intervention russe du 12 septembre pour trouver la formule de l’élimination du chimique syrien qui ne fit que sanctionner un mouvement déjà accompli, les psychologies américanistes étaient effectivement passées de la posture agressive d’une attaque contre la Syrie à la posture effondrée d’une mise en cause générale forçant Obama à reculer décisivement [le 31 août, – voir le 2 septembre 2013].)
C’est notre observation la plus encourageante (ne parlons pas d’optimisme, s’il vous plaît, car cela concerne l’évolution d’une psychologie qui est la ruine de cette civilisation) : ces psychologies folles, inconscientes du désastre dont elles agitent les clefs sans la moindre conscience de la chose, sont également de la fragilité du carton-pâte et mouillé. Tous ces êtres qui nous dirigent sont de la même eau que ce président McKinley qui, au dire de son vice-président Theodore Roosevelt, avait autant de caractère qu’un éclair au chocolat flanqué là en guise de colonne vertébrale. Ces êtres inconscients sont aussi incomparablement chétifs, sorte de SDF de l’esprit qui devraient se dissoudre littéralement dans des circonstances mettant soudain à jour les perspectives terrifiantes du conflit suprême de l’anéantissement. C’est alors que le Système se mordrait les doigts d’avoir mis tous ses œufs pourris, les dirigeants-Système du bloc BAO aussi faisandés l’un que l’autre, dans le même panier de la certitude trompeuse de la victoire finale. Bref, – leur effondrement précéderait l’anéantissement dès que la perspective serait réalisée, nous épargnant le règlement apocalyptique pour solde de tous comptes, – ou, plutôt, justement, nous offrant une autre voie pour solde de tous leurs comptes.
(1) Pour l'anecdote, mais significative, la liste des pays cités ici est textuelle du dialogue du film. N'y figure pas le Royaume-Uni, signe de plus de l'estime où l'on tint et où l'on tient la force nucléaire UK, complètement contrôlée par les USA.
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