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229108 août 2018 – Publiant notamment sur le site Tomdispatch.comde Tom Engelhardt, le professeur Michael Klare est un expert reconnu des questions d’énergie précisément, et plus largement de l’évolutions des situations stratégiques. Le 24 juillet 2018, il publiait un article présentant ce qu’il juge être “la Grande Stratégie” de Trump. Il observait que les avis courants sur Trump font de lui un homme peu informé, d’une faible intelligence politique, cédant aussi bien à des influences diverses qu’à une humeur fantasque.
(Nous-mêmes parlons d’un caractère hypomaniaque-narcissique sans pour autant nous déterminer pour savoir s’il a ou non une “ligne” politique, et si une “ligne” éventuelle suivrait cette humeur-là.)
Klare cite un commentaire typique sur Trump, du ministre de la défense danois après le sommet de l’OTAN : « Personne ne sait quand Trump fait de la diplomatie internationale et quand il fait campagne dans le Montana. Il est difficile de décoder quelle politique le président américain promeut. Il y a une imprévisibilité complète dans tout cela. » Puis il enchaîne : « Bien que cette réaction puisse être typique, c'est une erreur de supposer que Trump manque d'un plan de politique étrangère cohérent. En fait, l'examen de ses discours de campagne et de ses actions depuis son entrée au bureau ovale – y compris son apparition avec Poutine – reflète son adhésion à un concept stratégique fondamental: le désir d’établir un ordre mondial tripolaire, curieusement d'abord envisagés par les dirigeants russes et chinois en 1997 et qu'ils poursuivent sans relâche depuis. »
Il s’agit donc du projet “G3”, pour les trois puissances concernées qui seraient promises, selon la stratégie de Trump, à exercer entre elles une sorte de “coopération dans la concurrence”, voire, dans certains cas et selon une nuance qu’on peut distinguer, “dans l’affrontement concurrentiel”, avec chacun des membres du trio pouvant changer de partenaires au gré de ses intérêts et des situations. Klare développe sa démonstration d’une façon rationnelle, selon des arguments d’une réelle solidité, pour aboutir à la conclusion que l’on semble effectivement se diriger vers une telle sorte d’arrangement.
Pourtant, sur la fin, il nuance ce que son propos peut avoir d’optimiste en montrant d’abord qu’un tel arrangement n’est nullement porteur de paix et d’apaisement, mais au contraire de tensions constantes, en rappelant le schéma cauchemardesque du 1984d’Orwell (le “G3” devenant “l’Océanie, l’Eurasie et l’Estasie”) ; ensuite que ce schéma est déséquilibré par la puissance militaire des États-Unis, « nettement supérieure à celle de la Russie et de la Chine », et qui pourrait conduire ce pays à lancer un conflit faisant voler en éclats le G3.
(Il y a dans ce propos de Klare, par ailleurs expert qui se moque des conformismes, cette affirmation, elle d’un conformisme extraordinaire, de la “nette supériorité militaire” des USA sur les deux autres ; c’est un de ces canards qui est appelé à voguer encore longtemps en toute impunité ; mais, pour le cas traité ici, admettons que Klare a raison sur le fond en parlant de la possibilité d’une guerre, puisqu’effectivement la folie et la stupidité des USA, et non leur supériorité militaire, pourrait les amener à lancer une guerre...)
Voici les paragraphes de conclusion de Klare : « Ce système sera-t-il plus stable et plus durable que l'ordre mondial unipolaire qui s'effrite ? Qui sait ? Si la Russie, la Chine et les États-Unis ont des forces à peu près égales, cela pourrait théoriquement empêcher une partie de déclencher un conflit à grande échelle avec une autre, de peur que le pays agressé obtienne le soutien du troisième pôle, plaçant l’agresseur en position très dangereuse.
» Assez étrangement, cela reflète le monde futur tel qu'envisagé dans le roman dystopique 1984 de George Orwell un monde dans lequel trois groupes de grande puissance, l’Océanie, l’Eurasie et l’Estasie, se disputent la domination mondiale, formant périodiquement de nouvelles alliances. Cependant, comme les États-Unis possèdent actuellement une puissance militaire nettement supérieure à celle de la Russie et de la Chine, cette équation ne s'applique pas vraiment et, malgré les gigantesques arsenaux nucléaires des trois pays, la possibilité d'une guerre déclenchée par les États-Unis ne peut être exclue. Dans un système de super-États toujours en concurrence, le risque de crise et de confrontation sera toujours présent, ainsi que le risque d'escalade nucléaire.
» Cependant, une chose dont nous pouvons raisonnablement être sûrs est que les États les plus faibles et les peuples minoritaires partout dans le monde verront leurs positions encore s’affaiblir à l’occasion de ces joutes concurrentielles entre les trois principaux pôles de puissance (et ceux qui agissent sous leurs procurations). C'est la leçon cruciale à tirer des combats acharnés qui se poursuivent en Syrie et dans l'est de l'Ukraine: vous ne valez quelque chose que tant que vous “travaillez” dans le sens que désire votre “parrain”-superpuissance. Quand ce n’est plus le cas ou quand vous êtes assez malchanceux pour être pris au piège dans une zone de conflit, vous ne valez plus rien. Aucune paix durable n'est possible dans un tel environnement et ainsi, tout comme dans le 1984 d’Orwell en 1984, la guerre – ou la préparation à la guerre – sera une condition perpétuelle d’un tel système. »
Mais un commentateur s’élève aussitôt en faux contre cette conception du professeur Klare : notre ami Alastair Crooke, souvent présent sur ce site, venu de fonctions d’analyste au MI6 et de conseiller politique (de Solana) à l’Union Européenne, pour choisir la voie du commentaire indépendant, surtout pour les questions du Moyen-Orient. L’essentiel de son argumentation (sur Strategic-culture.org le 6 août 2018) s’appuie sur une autre crise, assez peu mentionnée par Klare, et qui est aujourd’hui en pleine réactivation : l’Iran, – sous le titre sans équivoque : « The G3 Global Order is a “Pipe Dream” — until US has its Leadership Mission Catharsis ».
Pour Crooke, cette crise iranienne dans son nième paroxysme est archétypique dans sa démonstration, en montrant l’impossibilité d’aboutir à un G3. La cause en est qu’elle montre parfaitement que les USA, qui se fichent de la légalité internationale, qui interfèrent dans les affaires de nations souveraines, qui exercent des chantages et des pressions pour pousser à des changements de régime, qui effectuent même des actes d’agression à peine voilés dans ce sens,suivent comme on l’aura compris une politique qui bafoue et met en échec tous les principes et tous les comportementsque les Russes et les Chinois veulent voir respectés et suivis pour établir une grande coopération globale rétablissant la stabilité générale.
« ...L'Iran, au contraire, est ce facteur-là[qui empêche toute réelle possibilité de coopération type G3]
» Pourquoi ? Paradoxalement, le professeur Klare explique précisément pourquoi il n’y aura pas de nouvel ordre mondial du G3 : c’est parce que le partenariat stratégique russe et chinois a été et continue d’être “une condamnation de l’hégémonie mondialed’une seule nation, – cette poussée pour dominer seul les affaires mondiales – ainsi qu’une exigence de l’établissement d’un ordre international multipolaire”. Il exige également d’autres préceptes essentiels, notamment le respect absolu de la souveraineté des États, la non-ingérence dans les affaires intérieures des autres États et la poursuite des avantages économiques réciproques. [Accentuation ajoutée par l’auteur.] »
Crooke montre comment Trump s’est enfermé dans cette attitude politique qui lui interdit toute possibilité de Grand Accord Global type-G3 en épousant la “ligne israélienne”, ou plutôt la “ligne Netanyahou” de confrontation avec l’Iran. Il n’en fait pas nécessairement le résultat de l’influence israélienne, ou de celle des neocons, même si ces facteurs doivent évidemment être considérés. Cela peut-être aussi bien le désir obsessionnel de Trump de “défaire tout ce qu’Obama a fait”, et d’adopter par conséquent toute politique selon l’argument qu’elle est le contraire de celle d’Obama ; cela peut être aussi sa “vieille rancune inexpliquée” que Trump a contre l’Iran, et en faveur d’Israël. (En effet, puisqu’on en est à solliciter les engagements de Trump durant sa campagne électorale, et d’aussi loin qu’on le prenne pour cette séquence, dès 2015, son hostilité contre l’Iran est une constante de son discours, sans réelle nécessité de quelque influence déployée depuis son élection que ce soir.)
... D’où, selon Crooke, le cœur chimérique de la chimère qu’est le G3, cette politique moyenne-orientale, cette “ligne Netanyahou”, où va se perdre également l’Arabie Saoudite et ses chimères à elle, qui est l’assurance de l’échec du grand projet présenté par Klare... « L’histoire sera juge des motifs de Trump ; en attendant la réalité nous offre un spectacle désolant. Quelles que soient ses motivations, ce qui compte, c’est qu’au Moyen-Orient ses politiques vont échouer. Le peuple iranien ne capitulera jamais. Trump s'est laissé enfermer dans une impasse, grâce à Bibi.
» Et le “Deal du siècle” pour Israël ne gagnera pas non plus le soutien des dirigeants arabes, ce qui semblait initialement possible ; ou bien Trump imposera le plan contre le soutien et le consentement palestiniens, auquel cas il pourrait s'avérer, en fin de compte, être du type d’une victoire à la Pyrrhus, – très dommageable pour les États-Unis. Désormais, une année plus tard, le “Deal” reste au point mort. Le climat arabe change : les MbZ et MbS ont perdu leur statut de célébrité ; la gestion de la crise palestinienne a été enlevée à MbS ; et la guerre au Yémen ronge l’hégémonie régionale potentiellede l'Arabie Saoudite – la guerre au Yémen ronge tout simplement le pouvoir de l'Arabie Saoudite d’imposerquoi que ce soit dans la région qu’elle est censée contrôler. »
L’analyse de Crooke est donc très pessimiste pour Trump et son impasse iranienne. Il évoque la possibilité de la guerre, une attaque des USA contre l’Iran certes, – mais y voit manifestement, sans s’étendre sur le sujet, comme s’il s’agissait d’une chose acquise, une catastrophe pour les USA bien plus grave qu’en Irak. Ainsi conclut-il par l’évidence que l’affaire iranienne et tout ce qui l’accompagne signalent simplement, encore plus que le cas de Trump sinon d’un Trump qui n’aurait pas plus que les autres compris de quoi il s’agissait, que le problème de l’actuel désordre mondial reste l’Amérique qui est incapable d’accepter son destin. Cela se sent et se ressent à tous les niveaux, comme l’observe Crooke ici et là : « Comme l’a fait remarquer un sénateur américain, ses électeurs ne peuvent tout simplement pas (culturellement) commencer à admettre que les USA ne sont pas “les premiers au monde”. [...] [Selon] l’observation instinctive de Trump, [...] ses partisans ne veulent pas de longues guerres, “mais ils ne sont pas prêts non plus à une acceptation stoïque du déclin national”. » Ainsi en est-il de sa politique étrangère et des chimères de G3...
« La “décision du 8 mai” de Trump et sa “métamorphose” selon l’esprit de la chose qu’il implique nécessairement, laissent le président des États-Unis sans valeur pour ce qu’il peut offrir à Poutine (sauf des embrassades d’une “bonne entente entre amis” et quelques miettes ici et là en Syrie) – et il n’a rien (pas même des maquettes d’appartements de bord de mer sur les plages nord-coréennes – comme Trump l’a essayé avec Kim), qui pourrait susciter le moindre intérêt pour les Iraniens.
» Cela ne changera pas – jusqu'à ce que les États-Unis traversent une catharsis, financière ou politique, suffisante pour purger cette vision utopique de la mission exceptionnaliste de l’Amérique de racheter le monde – à son image. Jusque-là, nous continuerons à évoluer dans notre ordre global de désordre – et dans le grand danger qu’il implique. »
Le centre crisique du monde reste plus que jamais les USA et toutes les tentatives de la raison d’offrir une analyse permettant d’esquisser un rangement dans le désordre mondialse heurte à cette donnée pesant d’un poids considérable, paralysant et irresponsable. On admettra que Crooke utilise effectivement la raison pour démonter la construction rationnelle, d’ailleurs assez improbable comme l’auteur le reconnaît lui-même, du professeur Michael Klare pour tenter de donner une allure ordonnée à ce complet désordre, à cet “ordre du désordre”. Nul n’est coupable ou fautif dans ces divers exercices, intellectuels qui sont des spéculations à la recherche d’une logique cohérente. On continue à s’y mettre parce qu’il faut bien tenter de percer l’énigme, ou dans tous les cas d’avancer des constructions rationnelles pour tenter de découvrir un horizon acceptable. Mais toujours se dresse le même récif, le même obstacle infranchissablede la folie de l’américanisme.
A l’heure où l’antagonisme avec l’Iran devient opérationnel avec la première vague des sanctions, nombre d’experts se penche sur le sort de l’Iran en se demandant combien de temps ce pays pourra tenir dans de telles conditions. Là aussi, les arguments sont rationnels, économiques, etc., comme l’étaient ceux, ministres compris, qui posaient gaiement la question, en 2012, de savoir “dans combien de semaines Assad tombera-t-il ?”.
C’est-à-dire en termes plus simples que la question est à inverser dans cet affrontement voulu par Trump et par les USA ; elle est plutôt de savoir combien de temps ce pays (les USA et non l’Iran) tiendra-t-il. On scrute en faisant les importants les signes de troubles et de désordre à venir en Iran, selon le catéchisme du regime change, sans trop s’attarder à cette évidence qui devrait chaque jour nous obliger, de l’observation et du décompte chaque jour évidents des signes furieux qui ne cessent de s’accumuler aux USA, sur la déstabilisation et la dissolution interne de cette puissance. Ainsi, la véritable spéculation qui s’impose en ce premier jour du premier train de sanction des USA contre l’Iran, est bien de savoir comment, de quelle façon, cette crise iranienne réactivée va peser sur la situation interne des USA, – sur la situation de son pouvoir déchiré, sur la situation des affrontements en cours, du déchirement proche d’une guerre civile, – pour l’aggraver encore plus, peut-être jusqu’à son point de fusion extrême...
La crise iranienne a toujours été un point de référence très prisé pour ceux qui scrutent les signes de l’effondrement de l’“Empire”.
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