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68262 septembre 2019 – On a déjà eu sur ce site des échos des divers événements diplomatiques que le président français Macron a développés depuis la visite de Poutine à Brégançon. Il y a eu notamment des échos du discours aux ambassadeurs du 28 août, qui s’est révélé sur le fond comme un texte que certains pourraient juger révolutionnaire avec bien des arguments. Bien entendu, il ne s’agit pour l’instant que de communication, mais d’une telle tension dans le contenu qu’il y a là un événement politique ; pour l’instant également, même s’il y a événement politique il n’y a, à proprement parler et sur les thèmes essentiels, pas encore de politique, et notamment pas encore de politique avec son contenu opérationnel. Nous sommes ici pour apprécier s’il peut y en avoir, et si oui comment et dans quelles conditions.
Tout cela signifie-t-il que Macron a un Grand Dessein, une Grande Politique ou quelque chose de cette sorte ? Pas de réponse pour l’instant, et sans doute même au-delà continuera-t-on à ignorer comment répondre ; mais l’on doit voir également et essentiellement qu’il n’importe guère, dans la circonstance complexe où nous sommes, que Macron ait ou n’ait pas un Grand Dessein/une Grande Politique dès lors qu’il a pris la direction qu’on lui voit prendre ; dès lors qu’il a bien compris, lui qui est essentiellement un homme de communication, que cette “direction qu’on lui voit prendre” est, du point de vue de la communication dans tous les cas (du reste aussi mais c’est un autre point de vue), la plus intéressante et la meilleure possible, – si l’on veut adopter son langage, “le meilleur investissement de communication, avec retour de dividendes”… Là-dessus, l’on verra que la politique, que la pression opérationnelle, non seulement ne démentent pas la communication mais ne laissent d’autre choix que de faire ce qui est en train d’être fait, pour encore exister au niveau où Macron désire se tenir ; “retour sur dividendes”, là aussi, mais dans une affaire dont l’enjeu va bien au-delà “des affaires”, notamment de communication.
Bien entendu, nous parlons essentiellement de la Russie comme Macron lui-même, qui, dans toutes ses interventions de ces dernières semaines, qui prétendaient être à portée générale et globale, a parlé essentiellement de la Russie selon ce que notre point de vue et l’oreille que nous lui avons prêtée nous invite à conclure. C’est sur ce point précisément que l’on peut et que l’on doit voir si une politique avec un contenu opérationnel peut s’ébaucher. La reprise de contact avec la Russie et les contacts de “suivi”, – c’est-à-dire de l’“opérationnel” avec une rencontre des ministres de la défense et des affaires étrangères à Moscou ce mois-ci, pour la première fois depuis 2012 dans un autre monde, – ont finalement été accueillis sans trop de protestation, beaucoup moins dans tous les cas qu’on aurait pu attendre d’un monde de la communication, des salons et des élitesSystème marqués par une russophobie et un antirussisme extrêmes sinon pathologiques depuis bien une dizaine d’années.
On prendra l’interview ci-dessous de Jean-Pierre Chevènement comme une sorte de point de vue d’un officieux, nettement représentatif du courant souverainiste qui se rapproche radicalement de Macron à cette occasion, et également Chevènement comme homme des rapports discrets entre les Russes et le président Hollande, du temps de Hollande et “le Che” soumis alors à la portion congrue d'une politique fermée et inexistante sans aucune raison réaliste à-la-française. On la prendra également comme une intervention qu’on jugerait presque, bien que Chevènement soit sans aucun doute un homme indépendant, comme une intervention “autorisée”, c’est-à-dire reflétant hors de toute institutionnalisation et hors de toute contrainte formelle le point de vue de la présidence, avec notamment un jugement impératif concernant le traitement qui sera fait, – avertissement sans frais, – à toute éventuelle opposition du fameux “État profond” à la politique russe qui est lancée.
On observera dans cette interview :
D’abord qu’elle est donnée à RT-France (le 28 août) ; c’est normal dira-t-on puisqu’il s’agit de la Russie mais c’est ironique ajoutera-t-on lorsqu’on entend Chevènement, si proche de Macron sur ce point, parler à un réseau que les troupes macronistes et le président en tête ne cessent de dénoncer comme un détestable et insupportable “organe de propagande” ;
Ensuite, qu’elle démarre sur un plan très général du fait de l’intervieweur du réseau russe lui-même («…la rentrée d'Emmanuel Macro est marquée par une activité extraordinaire sur le plan international. Peut-on parler d'un retour de la France comme puissance diplomatique de premier plan ? »), mais qu’elle est aussitôt orientée par l’interviewé vers le sujet de la Russie et des relations avec la Russie, apparaissant ainsi comme absolument central.
RT France : « Rencontre avec Vladimir Poutine à Brégançon, médiation de la crise iranienne, le sommet du G7 à Biarritz : la rentrée d'Emmanuel Macron est marquée par une activité extraordinaire sur le plan international. Peut-on parler d'un retour de la France comme puissance diplomatique de premier plan ? »
Jean-Pierre Chevènement : « La France est une grande nation politique depuis très longtemps. Elle est membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU et a à la fois une politique européenne et une politique mondiale. Par conséquent, le président de la République, qui est un homme très actif et très entreprenant, a pris de nombreuses initiatives à l’occasion de la rentrée 2019. La première a été celle de l’invitation de Vladimir Poutine à Brégançon et tous les échos qui en sont revenus sont des échos favorables. Disons que le contact entre les deux présidents est un excellent contact.
» Je pense que des rendez-vous importants ont été pris, comme celui de nos ministres de Affaires étrangères et de la Défense qui doivent se rencontrer dans une dizaine de jours, mais également la réunion en format de “Normandie” des quatre dirigeants [Russie, Ukraine, France et Allemagne] pour voir s’il est possible d’arriver à l’application des accords de Minsk. C’est cela qui débloquera la situation à tous égards, y compris le retour de la Russie au sein du G8. Il faut que ces accords de Minsk puissent aboutir en reconnaissant à la fois aux populations russophones de l’est de l’Ukraine leur droit culturel, à savoir la possibilité de donner un enseignement en russe à leurs enfants, et puis d’autre part il faudra que l’Ukraine, au terme de ce processus, puisse récupérer sa frontière. Cela a toujours été l’intention de la Russie qui n’a jamais eu de visées annexionnistes sur le Donbass. Par conséquent c’est un résultat qui devrait être apporté à condition qu’il n’y ait pas d’obstacle de la part du nouveau président ukrainien. Les échos qui m’en reviennent sont relativement favorables. Nous pouvons être, comme l’a déclaré le président Poutine, “relativement optimistes”.
» La France est très présente sur de nombreux champs d’intervention comme l’Iran. Le ministre iranien des Affaires étrangères est venu à Biarritz où il a pu rencontrer le président de la République. D’autre part le président Trump a évoqué la possibilité qu’un sommet entre l’Iran et l’Amérique puisse se tenir. Ce sont des nouvelles relativement positives. La France a repris l’initiative d’une politique européenne et mondiale incluant la Russie qui est à nos yeux un grand pays d’Europe.
RT France : « Sur le volet russe, Emmanuel Macron semble avoir changé de stratégie en multipliant les gestes envers Moscou. Pourquoi ce changement de ton ? Quelles sont les perspectives d'une telle politique selon vous ? »
Jean-Pierre Chevènement : « Je ne pense pas qu’il y ait un changement d’attitude du président Macron. Dès la réunion à Versailles avec le président Poutine, en 2017, il avait émis des signaux positifs sur l’importance qu’il comptait rendre au dialogue entre la Russie et la France. Il poursuit sur cette lancée et le dit d’une manière de plus en plus claire.
» Des initiatives ont suivi et, normalement, ce grand axe de notre politique étrangère a été solennellement réaffirmé par le président Macron. Bien sûr qu’il y a des obstacles et des gens que ce rapprochement n’arrange pas. Mais ces obstacles doivent être vaincus et le président Macron a eu des paroles tout à fait éloquentes concernant les résistances de “l’État profond” et ces résistances doivent être vaincues.
RT France : « Dans son discours devant les ambassadeurs, Emmanuel Macron a mis en garde contre une éventuelle résistance de “l’État profond” au nouveau cap annoncé par le président. Cet “État profond” existe-t-il en France ? »
Jean-Pierre Chevènement : « Il existe partout, y compris en Russie. Il y a des gens qui entendent faire comme ils ont toujours fait. Ils pensent tout savoir et n’ont pas d’ordres à recevoir. Emmanuel Macron a rappelé à juste titre que le décideur en dernier ressort c’est le président de la République dans les institutions françaises et que par conséquent les orientations qu’il donne doivent se traduire sur le terrain. Il a appelé nos diplomates à faire preuve de la même audace que celle qu’il a montrée sur de nombreux dossiers et particulièrement sur la question d’un rapprochement avec la Russie qui répond à l’intérêt mutuel. Une certaine russophobie qui existe dans certains milieux devrait mettre une sourdine à son expression. La démocratie est le pouvoir du peuple et le président de la République est élu par le peuple. »
RT France : « La couverture médiatique de la visite de Poutine en France a pourtant été assez négative, de nombreux titres très critiques à l’égard de l’initiative du président. Votre commentaire ? »
Jean-Pierre Chevènement : « Les médias ne font pas partie de la sphère de l’État par conséquent l’État profond ne les concerne pas. Les médias sont toujours libres de commenter à leur manière. Je ne suis pas aussi négatif parce que j’ai vu que même des journaux dont je connais l’orientation tenaient compte de l’orientation nouvelle donnée par Emmanuel Macron à notre politique vis-à-vis de la Russie. »
RT France : « Ces derniers jours, Emmanuel Macron semble parler au nom de toute l'Europe. Pourtant il a préconisé une “indépendance diplomatique et l'autonomie stratégique” de la France sur le plan international. Quel est votre avis sur cette question ? »
Jean-Pierre Chevènement : « La France est évidemment un pays indépendant et elle le montre en prenant des initiatives mais elle ne le fait pas contre les pays voisins, européens ou autres. Emmanuel Macron s’attache à maintenir un climat cordial y compris avec le président Trump. C’est ainsi qu’on peut le faire bouger et faire évoluer les choses donc la politique de la France est une politique indépendante mais pas une politique d’hostilité vis-à-vis de quiconque. Nous essayons de trouver les compromis souhaitables et en particulier en Europe. Emmanuel Macron a souhaité souligner l’importance d’une architecture européenne de sécurité et de confiance. Par conséquent il y a peut-être des commentaires désobligeants mais vous ne pouvez pas empêcher des gens qui ont été sur une ligne négative de faire des commentaires quand il leur faut changer de ligne. C’est humain. »
La dernière question est intéressante : « Emmanuel Macron semble parler au nom de toute l'Europe. Pourtant il a préconisé une “indépendance diplomatique et l'autonomie stratégique” de la France sur le plan international... ? » Et la réponse en bord de fuite tangentielle, – ou dirait-on borderline aujourd’hui, – ne l’est pas moins : « La France est évidemment un pays indépendant et elle le montre en prenant des initiatives mais elle ne le fait pas contre les pays voisins, européens ou autres… » La politique française est donc “indépendante” et “européenne” par proximité, bonne entente et bon voisinage sinon copinage très sympathique, voire même et “y compris” (!), – il ne faut pas oublier les amis les plus francs, – “euro-atlantiste” (« Macron s’attache à maintenir un climat cordial y compris avec le président Trump »).
Il reste que le diagnostic que nous posions il y a peu, avec le regard sévère du sceptique qui demande tout de même à voir, reste, – lui par contre, – entièrement valable : « Par conséquent, la France peut évoluer (dans un sens spatial, sur le devant de la scène), nul ne l’en empêchera ; simplement, nul ne viendra se joindre à elle, et encore moins quoi que ce soit qui ressemble à une “politique européenne”. D’une certaine façon, on pourrait objectivement et cyniquement observer que ce pourrait être une chance pour la France, malgré Macron et ses hoquets-hochets européens. »
Macron lance en effet sa “nouvelle politique russe” aussitôt et sans discussion baptisée “politique européenne” alors qu’apparaît complète la paralysie de “l’Europe” dans le chef de toutes les forces qui, hors la France, pourrait contribuer à sa politique extérieure et de sécurité. Il y a la conjonction de plusieurs événements neutralisant les trois forces principales qui, avec la France, peuvent peser dans une telle entreprise :
L’effritement du pouvoir allemand (confirmation avec les résultats d’hier en Saxe et dans le Brandebourg) et l’affaiblissement économique prononcé font perdre toute sa vigueur européenne soi-disant offensive à l’Allemagne, qui est de plus régulièrement humiliée par l’administration Trump. Aujourd’hui, l’Allemagne s’efface littéralement, devient informe comme s’il s’avérait que cette forte substance au cœur de l’Europe était privée d’essence ;
La catastrophique situation britannique se trouve toute entière décrite dans le “tourbillon crisique” spécifique qu’on sait, – inutile d’en dire tellement plus ;
Le départ de l’équipe des dirigeants européens, et particulièrement de Frederica Mogherini qui tenta vainement de mettre en place quelques éléments d’une véritable politique extérieure européenne (elle fut très active dans la réalisation du traité JCPOA avec l’Iran). Mogherini avait acquis à cause de cela une notoriété réelle et une reconnaissance chez ses pairs, aussi bien des pays de l’UE que de la Russie ; elle est remplacée par l’actuel ministre espagnol des affaires étrangères Josep Borrell qui ne bénéficie d’aucun avantage particulier pour le sortir de l’anonymat avant longtemps.
Il ressort de tout cela que seule la France est aujourd’hui capable d’agir parce que sa structure particulière, son histoire, sa tendance fondamentale à la souveraineté et à l’indépendance quelles que soient les circonstances jusqu’aux plus catastrophiques et les directions de même sinon pire, permettent de séparer sa possibilité d’action extérieure dans le domaine de la situation intérieure, évidemment crisique parce que c’est la France et parce que la Grande Crise nous frappe tous, et la France particulièrement.
Ainsi peut-on, en toute tranquillité, développer une politique française en la qualifiant d’“européenne”, puisque la France est en Europe et qu’aucune autre nation ni entité n’est capable ni ne veut aujourd’hui développer une véritable politique extérieure et de sécurité en Europe, prenant en compte le fait de l’existence de la Russie. John Laughland salue justement cette politique comme la prise en compte classique des formes et des forces géopolitiques, au contraire des ersatz de non-politiques émanant notamment de l’UE, et prenant en compte à la fois les utopies et l’absence de forme des “valeurs postmodernes”, et la vassalisation automatique aux USA.
« Emmanuel Macron semble donc avoir confirmé sa croyance en la théorie classique des relations internationales, selon laquelle ces relations doivent être conduites selon les réalités discernables de la puissance et de la géographie, et non selon les tentations idéologiques trompeuses.
» En bref, il a énoncé une vision fondée sur l'État plutôt que sur les valeurs.
» Il est frappant de constater que cette approche est diamétralement opposée à celle de l’Union Européenne en tant qu'institution au cours des cinq dernières années, s’efforçant de retrouver une certaine cohésion interne en présentant la Russie comme un épouvantail menaçant les valeurs postmodernes que défend l'Europe. En projetant par-dessus la tête des bureaucrates de l’UE le rôle spécifique de la France en tant que médiateur international, Macron a le mérite de poursuivre une politique véritablement européenne au lieu de la fausse politique dite “européenne” actuelle, conçue par les bureaucrates de Bruxelles pour satisfaire leurs propres lubies. »
Une explication supplémentaire peut être avancée, dont il est difficile de déterminer la chronologie profonde et le cheminement, ni de démontrer la réalité de son existence, mais qui frappe intuitivement par sa vigueur logique et sa correspondance avec les événements. Elle est suggérée par George Galloway, dans un article du 28 août 2019, sur le tournant politique amorcé par Macron.
« Mais Macron a aussi un autre mobile. Il sait que pour la grande majorité des Européens, – peut-être surtout en France, – le pays “à problème” n'est pas la Russie mais les États-Unis ; pas Poutine, mais Trump. Le taureau Donald Trump s’agitant furieusement dans le magasin de porcelaine de la Maison-Blanche a fait remonter à la surface une hostilité toujours latente à l'égard de la domination américaine, qui s’étend du gaullisme au parti communiste autrefois puissant et orienté vers Moscou…
» Et cette angoisse, voire cette peur de l’insouciance et de l’inconstance américaine s'accroît rapidement dans tous les pays européens. Quelle que soit la motivation de Macron, et quels que soient les nombreux autres péchés qu'il a commis et continue de commettre, ne soyons pas trop exigeants. Après tout, il y a plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se repent que pour 99 justes qui n’ont pas besoin de repentance. »
Il s’agit d’une suggestion très intéressante et qui mérite d’être développée. Au début de la présidence Trump, après la folle campagne USA-2016, il était simple de séparer et d’opposer Trump au reste des USA type-American Dream mâtiné d'Hollywood et de Silicon Valley, de ce que le public européen peut percevoir comme une “super-Amérique raisonnable” et qui fut interprétée pendant huit années avec une maestria et une cooltitude exceptionnelles par le remarquable comédien qu’est Obama, Africain-Américain mais nullement blackface. Mais le temps a passé et Trump est resté et il est bien possible qu'il rempile pour quatre ans, avec ses tweets, ses humeurs, son incroyable unilatéralisme et son mépris de tous les engagements internationaux, ses menaces et ses voltefaces constantes, son insaisissabilité et l’impossibilité de capitaliser quelque confiance que ce soit sur son comportement ; et Trump finit effectivement par incarner l’Amérique, d’autant que l’alternative que nous offrent les démocrates semble une folie encore plus grande ; et l’on en vient effectivement à percevoir l’Amérique pour ce qu’elle est vraiment, cet énorme monstre blessé et hagard de la folie d’hybris poursuivant une politique nihiliste de chaos et de déstructuration, au nom d’une hégémonie qui n’existe même plus, comme Macron l’a fort justement dit.
La thèse de Galloway est séduisante : ce sentiment antiaméricaniste conduit effectivement nombre d’Européens, dans tous les cas, dans les opinions publiques, puis chez quelques dirigeants dont émerge désormais Macron, à regarder et à considérer, par contraste vivifiant, la Russie d’un autre œil, à l’écouter et à l’entendre d’une autre oreille…
En faisant intervenir l’argument de l’antiaméricanisme, Galloway transporte la problématique générale sur un autre terrain, nous voulons dire sur le terrain “opérationnel”, où le tournant politique pris par Macron a une toute autre signification. Galloway avait d’ailleurs effleuré cet aspect par une remarque, plus haut dans son texte, alors qu’il se plaignait de la constante et consternante inconsistance du G7 : « Ainsi, par exemple, la question invisible du massacre du traité FNI par les États-Unis et de l'implantation de missiles nucléaires à courte portée en Pologne et en Roumanie par l'OTAN, – bien que constituant un danger clair et présent pour la paix dans le monde, – n'a pas été examinée. »
Au contraire du G7, Macron, lui, en a parlé, dans son discours aux ambassadeurs, dans un passage complètement tourné vers la question-clef de la sécurité européenne :
« Je crois qu'il nous faut construire une nouvelle architecture de confiance et de sécurité en Europe, parce que le continent européen ne sera jamais stable, ne sera jamais en sécurité, si nous ne pacifions pas et ne clarifions pas nos relations avec la Russie. Ce n'est pas l'intérêt de certains de nos alliés, soyons clairs avec ce sujet. Certains d'ailleurs nous pousseront toujours à avoir plus de sanctions, parce que c'est leur intérêt. Quand bien même ce sont nos amis. Mais ce n'est pas le nôtre [notre intérêt] très profondément. Et je crois que pour arriver à l'objectif que je viens d'évoquer, qui est celui de rebâtir un vrai projet européen dans ce monde qui risque la bipolarisation, réussir à faire front commun entre l'Union européenne et la Russie […] est indispensable.
[…]
» Nous devons être intraitables lorsque notre souveraineté ou celle de nos partenaires est menacée. Mais il nous faut stratégiquement explorer les voies d'un tel rapprochement et y poser nos conditions profondes. Il s'agit de sortir des conflits gelés sur le continent européen, il s'agit de repenser ensemble la maîtrise des armements conventionnels, nucléaires, biologiques et chimiques, parce que regardez la situation dans laquelle nous sommes plongés. Nous sommes dans une Europe où nous avons laissé le sujet des armements à la main de traités qui étaient préalables à la fin de la guerre froide entre les États-Unis et la Russie. Est-ce que c’est ça une Europe qui pense son destin, qui construit ? Pour ma part je ne crois pas donc il faut avoir ce dialogue avec la Russie. La fin du traité FNI nous oblige à avoir ce dialogue parce que les missiles [américains ?] reviendraient sur notre territoire... »
Ainsi tous deux, Galloway et Macron, citent-ils ce point opérationnel fondamental de la fin du traité FNI, qui constitue la pierre d’achoppement de la grande crise européenne. (On en a vu beaucoup là-dessus : ici,ici,ici,ici, rien que pour le mois d’août.)
Lorsque Chevènement répond, à une question directe sur le “changement de stratégie” de Macron vis-à-vis de la Russie, « Je ne pense pas qu’il y ait un changement d’attitude du président Macron. Dès la réunion à Versailles avec le président Poutine, en 2017, il avait émis des signaux positifs sur l’importance qu’il comptait rendre au dialogue entre la Russie et la France. Il poursuit sur cette lancée et le dit d’une manière de plus en plus claire. », – lorsqu’il dit cela, Chevènement, il pousse diplomatiquement le bouchon un peu loin. Il y a les choses et l’esprit des choses.
Entre Versailles-2017 et Brégançon-2019, il y a ceci, qui est fondamental : la désintégration du traité FNI par des Américains-américanistes plus fous que jamais, avec “Staches” Bolton éructant et tout le monde suivant à la queue-leu-leu, y compris les “raisonnables” démocrates qui continuent à croire que ce sont les Russes qui ont installé Trump à la Maison-Blanche. C’est dire si les amabilités Poutine-Macron de Versailles n’ont rien à voir avec celles de Brégançon ; désormais, l’on parle de choses sérieuses, et les quatre ministres qui vont se voir à Moscou dans quelques jours auront des choses très importantes à se dire.
Tout le monde sait parfaitement qu’avec l’équipe actuelle, notamment avec le nouveau-venu Esper au Pentagone, le pire est de loin le plus probable. La fin du traité FNI a été faite autant pour encercler la Chine de missiles à portée intermédiaire que pour avoir les mains libres pour déployer des missiles terrestres de théâtre à têtes nucléaires en Europe. Pour les Français, qui ont gardé une culture nucléaire et dissuasive de base, et qui ont enregistré le fait de la fin de l’URSS, cette perspective est quasiment aussi inacceptable qu’elle l’est pour la Russie, voire plus encore puisque c’est l’Europe qui est prise en otage nucléaire par la bande de fous qui éructent la politique hyper-provocatrice de sécurité nationale de “D.C.-la-folle”. C’est pour cette raison absolument “opérationnelle” qu’à notre point de vue, Macron, avec le soutien sinon l’influence pressante, jusqu’à la pression pure et simple, des personnalités du domaine du temps de Mitterrand (Védrine, Chevénement) et leurs émules des générations suivantes, que la “politique russe” de Macron est moins en état de continuité par rapport à 2017 qu’en état d’accélération rupturielle.
Il est probable que les Russes commencent à admettre que les Français sont sérieux, qu’ils se sont enfin débarrassés de la narrative antirussiste pour voir d’où vient le plus clair danger. (Cela n’empêche pas, bien au contraire car l’on chérit les paradoxes et les incontinences, de poursuivre une croisade de croisière russophobe à l’intérieur, notamment contre les médias russes, croisade qui continue à résonner dans les salons et talk-shows parisiens. C’est comme cela que les choses fonctionnent avec diverses polémiques et narrative cloisonnées, qui ne sont nullement requises de répondre à une même logique objective d’autant qu’aucune référence, par conséquent aucune logique objective n’existe à cet égard pour la fugacité vagabonde des esprits postmodernes.)
Ainsi l’enjeu est-il mieux fixé, dont on peut apprécier la puissance et les effets potentiels dévastateurs. Pour les Russes, la messe est dite depuis longtemps ; pour les Français, qui ont compris que la détermination russe contre ce qui se prépare est sans faille, il n’y a plus guère de choix sinon la reculade-débandade complète une fois que la voie est engagée, parce qu’il s’agit de rien moins que l’enjeu de la guerre nucléaire en Europe ; ils y ont, en tant que puissance nucléaire avec une force indépendante, une responsabilité particulière, qui éclipse tout le reste. La première ironie de cette situation, – il y en a tant d’autres et beaucoup de savoureuses, – c’est qu’en l’occurrence le véritable ennemi c’est bien l’“occupant américain” et nullement l’“ancien ennemi soviétique”.
Pour autant, baptiser une telle politique qui va se heurter en priorité à ce formidable enjeu immédiatement opérationnel “politique européenne”, en référence à l’UE (et sans oublier l’OTAN), c’est faire preuve d’une ironie crépusculaire. Les Européens sont très loin d’être sur une même ligne dans cette affaire, considérée d’une façon aussi large que possible :
• Il existe tout un “clan” antirussiste jusqu’à son dernier souffle, avec les pays baltes et la Pologne, – encore plus que l’Ukraine telle qu’elle est en train d’évoluer.
• On ne sait pas ce que peut espérer faire l’Allemagne, qui voudrait jouer au Kaiser européen et qui reste le principal entrepôt des forces US en Europe, des USA qui sont en train de mettre en place les conditions d’une crise majeure en Europe.
• Deux pays ont d’ores et déjà des installations qui peuvent recevoir quasiment d’une façon complètement dissimulée des missiles sol-sol à courte portée et pouvant porter une tête nucléaire : on parle des lanceurs US Mark-46 installés dans des bases US en Pologne et en Roumanie, sur les frontières russes de ces deux pays.
• Les USA ont des têtes nucléaires stockées dans plusieurs pays de l’UE (dont l’Allemagne, bien entendu), dont on ne sait ni le degré de modernisation, ni la capacité d’adaptabilité à des lanceurs pouvant éventuellement menacer la Russie.
Si Macron veut poursuivre sa politique de dialogue avec la Russie pour établir sa séduisante « nouvelle architecture de confiance et de sécurité », il ne peut faire l’impasse sur toutes ces situations où la Russie juge son existence même menacée ; d’ailleurs on ne lui en donnera pas une seconde l’occasion, – éventuellement du côté US et de ses vassaux, du côté de l’OTAN, etc., où l’on devrait accentuer les pressions pour le surarmement.
La France s’est engagée sur une voie très délicate et très dangereuse, une voie qui dévoile tous les simulacres et les impostures accumulés pendant trois quarts de siècle d’influence, de domination et d’occupation du continent européen, par les USA. Par ailleurs, elle n’a pas vraiment le choix de faire différemment, dès lors qu’elle envisage de s’affirmer diplomatiquement et au niveau de la sécurité en Europe. Au bout du chemin, elle se heurtera au monstre inamovible qu’on sait, doté aujourd’hui d’une direction plus souvent en état de démence qu’en état de vacances. On s’oriente par conséquent vers des conditions crisiques extrêmement sévères, extrêmement complexes, extrêmement déstructurantes pour toutes les structures en place aujourd’hui en Europe. Cela risque d’aller très vite, parce que le trio Bolton-Esper-Pompeo n’est pas du genre à attendre.
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