Notes sur Maistre, Sarko, l’Histoire et le reste

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Notes sur Maistre, Sarko, l’Histoire et le reste

Le débat a bouillonné et brouillonné autour de dedefensa.org, à propos de l’interprétation que nous avons donnée de l’élection de Sarko à la présidence de la République, après notre interprétation de la campagne électorale. Plusieurs thèmes de contestation sont apparus, figurant dans le “Forum” de tel ou tel commentaire de tel ou tel texte. Dans ce texte général, nous cherchons à présenter nos propres réactions aux diverses réactions des lecteurs et en même temps, et au-delà, nous définissons plus avant notre propre attitude.

Bien, nous commençons par un lecteur, notre lecteur Jean-Pierre Delorme, avec son courrier circonstancié en date du 8 mai. Il nous lit en général «avec un immense intérêt» parce que nous avons donné «un cadre cohérent et stimulant à beaucoup de [ses] réflexions». (Merci de cette appréciation. Que monsieur Delorme sache que nous lui en sommes reconnaissant parce que c’est exactement notre but : non pas convaincre ni vaincre nos lecteurs, mais leur donner un outil qui élargisse le champ de leurs réflexions.) Et puis, soudain, rien ne va plus… « Et puis soudain, vous écrivez sur la France et... je ne comprends plus rien».

Evidemment, il y a de quoi être perturbé ; dedefensa.org deviendrait-il hermétique, incompréhensible, etc., dès qu’il s’agit du “cher pays de mon enfance”?

D’abord et avant de passer au principal, un terme nous arrête: “comprendre”. Il ne s’agit pas de “comprendre” quelque chose.

Quelques mots sur notre côté “maistrien”

Effectivement, l’incompréhension de monsieur Delorme concerne la référence à Maistre dont nous avons fait grand usage ces derniers temps à propos de la France. Notons tout de même ces deux passages de son courrier :

• Le début de sa réflexion : «Sans doute devrais-je me renseigner davantage sur Joseph de Maistre, et les notions liées à la transcendance nationale...» (Y a-t-il de l’ironie dans ce propos? Nous espérons que non et si oui, qu’elle est purement amicale. Et puis, Maistre, — sa vie, son œuvre, — cela vaut le déplacement.)

• La conclusion de sa réflexion :

« Ma conclusion serait que les instincts français nous ont fait résister — dans le plus grand désordre — vingt ans à l'avatar néo-libéral de l'américanisme. Mais ce désordre étant arrivé à son comble sans qu'une réaction théorique quelconque vienne contredire l'adversaire, la capitulation risque d'être totale. Une fois encore c'est dans l'épreuve la pire que les ressources nécessaires à la résistance et à la reconquête vont devoir éclore et prospérer. Si du moins il reste à la France un quelconque génie.»

Notre remarque pourrait être, à la lecture de la conclusion : « Et puis soudain, vous écrivez sur la France et... je ne comprends plus rien»… Non, trêve d’ironie très amicale, — notre réaction est plutôt ceci: monsieur Delorme, qui ne connaît pas assez Maistre selon sa propre observation, termine son intervention en faisant du Maistre sans le savoir, comme monsieur Jourdain faisant de la prose. Il invoque des précédents qui ont plus à voir avec des valeurs grandioses de la France qu’on peut difficilement appréhender avec la seule raison. Il invoque implicitement une puissance collective (le “génie de la France”) qui relève de la transcendance, comme Maistre fait lui-même en affirmant qu’il existe dans l’Histoire des forces qui dépassent le seul domaine de la raison. (Raisonnablement jugeant, il y a longtemps que la France devrait être morte et monsieur Baverez citoyen de la communauté transatlantique.) Nous ne pouvons qu’applaudir à cette attitude, avec la plus grande ingénuité. Car c’est exactement cela, voyez-vous.

Cher lecteur(s), la condition d’un intérêt quelconque et enrichissant pour la méthodologie maistrienne, c’est de ne pas chercher à la comprendre (à l’expliquer) mais de l’utiliser après l’avoir ressentie comme juste par intuition et éventuellement reconnue par expérience. Ce que, manifestement, vous faites et ce qui fut, à notre sens, la démarche initiale de Joseph de Maistre.

Qui est-il ce Maistre? Un érudit aux opinions tranchées et à la plume superbe, mis au placard de la démonisation par la sotte et indigne intelligence française qui tient les rênes du pouvoir, de ses ors et de ses privilèges depuis des siècles et des siècles, et qui représente nécessairement le parti de l’étranger en France (des adversaires de Jeanne aux collabos de Hitler, aux staliniens du type “Il ne faut pas désespérer Billancourt”, aux libéraux partisans des “bombardements humanitaires” du Pentagone d’aujourd’hui). Maistre est l’archétype de la hyène puante et réactionnaire, du “salopard” sartrien avant l’heure.

Cela dit, la vérité est que Maistre fut, avant la Révolution, une lumière de la maçonnerie (entrée en 1773), qu’il délivra un Mémoire superbe, resté célèbre, au Grand Maître de son ordre, le duc de Brunswick. Puis il y eut la révolution. Comme Chateaubriand, autre libéral bronzé au feu de la médiocre et sanglante folie humaine, Maistre devint anti-révolutionnaire, papiste, réactionnaire, protecteur des royautés légitimes. Cela dit (bis), il creva la faim comme tout homme de belle vertu non référencée qui se respecte. Nommé ambassadeur du Roi de Piémont (dont il était le sujet) auprès du tsar Alexandre le libéral, c’est lui-même qui, à Saint Petersbourg, entretenait chichement son ambassade, sur ses maigres deniers, crevant de froid parce qu’il ne pouvait acheter du bois pour l’âtre froide, recouvert d’un manteau pour écrire ses dépêches diplomatiques sublimes dont le roi du Piémont se foutait du tiers comme du quart. Le roi de Piémont oubliait de lui servir ses gages. Allez donc parler de cette anti-rente de la liberté de l’esprit à nos intellectuels anti-sarkozystes et aux autres, les antiaméricains de salon comme les pro-sarkozystes et pro-américains des mêmes salons, — bref, à tous nos intellectuels installés, le cul au chaud…

Passons cette polémique pour vous dire que ce qui nous passionne chez Maistre, d’ailleurs comme chez Chateaubriand (tiens, deux antimodernes selon Compagnon), c’est sa perception intuitive de la transcendance de l’Histoire. Maistre n’explique pas cela, il en est habité et il observe le monde à la lumière de ce feu intérieur.

Notre démarche est la même, — inutile de chercher à comprendre ce que nous sommes bien en peine de nous expliquer à nous-mêmes. Vous prenez ou vous laissez. (Eventuellement, vous jugez au résultat : c’est votre affaire.)

A propos de Nicolas S.

Nos lecteurs sont entêtés lorsqu’ils s’adressent à nous, implicitement et parfois explicitement, comme à des défenseurs de Sarko, voire des “traîtres” ayant rallié sa cause. (Curieuse formulation : Sarko est un homme sans cause, où voit-on que l’on puisse la rallier?)… Où et quand avons-nous jamais, au grand jamais, tressé quelque couronne de vertu que ce soit à Sarko? Au contraire, nous prîmes chaque fois le plus grand soin à souligner et à qualifier ses faiblesses sans dissimuler ses éventuelles qualités. Ce n’est pas montrer quelque penchant intellectuel ou intéressé que ce soit que d’écrire, à propos de Nicolas S. : «Jamais les hommes politiques n'ont été d'une aussi faible carrure intellectuelle pour une énergie aussi grande, tant politique que dialectique. Sarko est le “modèle-turbo” de cette sorte.»

Par ailleurs, que signifie ce procès autour de Sarko, de ce qu’il est et de ce qu’il vaut? Depuis quand faut-il des hommes vertueux pour faire des grandes politiques? L’un des plus grands génies de la diplomatie française et l’homme qui, sans doute, a le mieux compris ce que c’est que “servir la France” (y compris son intrigue mondaine avec le tsar Alexandre, à Erfurt), se nommait Talleyrand. Que pensez-vous de la réputation de corruption de cette «merde dans un bas de soie»? (Aujourd’hui, on ne dit plus «de la merde dans un bas de soie» mais “un rapport décomplexé à l’argent”.) De Gaulle était un homme insupportable par certains aspects de son caractère (voyez ce qu’en dit l’excellent Duff Cooper jusqu’à la reconnaissance paradoxale de sa grandeur fondamentale) et ses manœuvres pour éliminer Giraud en 1943 ont tout à voir avec le vice florentin de l’intrigue. (Au fait, allez demander ce que les “pieds-noirs” pensent du «Je vous ai compris», — ah oui, nous oublions, les “pieds-noirs” sont des méchants, des vilains, des racistes dévoreurs des Arabes, — référence non valable, Votre Honneur.) Mitterrand avait collaboré comme tout bon pétainiste temporaire et occasionnel, Francisque d’honneur comprise, avant que nombre d’entre vous, chers lecteurs, soient nés. La nullité politique et la corruption de Chirac, rempilant en 2002 pour ne pas aller devant le juge, ne faisaient de doute pour aucun d’entre vous, en 1995 comme en 2002. Aujourd’hui, nous pleurons sous ces icônes à propos du méchant Sarko que le destin nous fourre dans les pattes.

En plus, il va sur un yacht, le bélître! Patatras dans notre nation de vierges austères, qui vérifient les ceintures de chasteté tous les deux mois, avec l’aide d’un serrurier. Dans ce cas-là, pardonnez-nous, mais nous ne relèverons contre le petit Nicolas, outre le manque de goût déjà mentionné, qu’une naïveté déconcertante qui l’oblitérerait de toute pensée vraiment vicieuse. Ca, un comploteur qui ne rêve que de nous jeter sous le dentier “yamamesque” de la baronne Thatcher? Attendez, — pas très habile, le Pirlouit, d’en croquer avant même d’être intronisé…En vérité, le grand courant historique dont nous parlons, celui que nous avons célébré durant la campagne, n’en fera qu’une bouchée, — si ce n’est déjà fait.

Ecce Homo dans le système et en-dehors

Nous allons vous confier un secret : l’homme, — l’homme public, l’homme politique, — ne nous intéresse plus guère, — en vérité. Le système l’a dévoré et l’homme qui peut encore nous attacher est en-dehors de ce système, ou à l’intérieur lorsqu’il complote contre lui, de bon gré ou sans s’en aviser. L’homme du système,— et ils en sont tous nécessairement,— a choisi une voie qui n’est pas la nôtre, dont l’aboutissement sera la fin de tout ce qui nous attachait dans cette civilisation, — le peu qu’il en restait, — et le triomphe de tout ce que nous méprisons et qui nous donne envie de ne plus vivre. L’homme du système ne nous intéresse plus qu’en tant qu’outil. Sarko, le petit Nicolas, ne nous intéresse qu’en tant qu’outil. Alors, yacht ou pas yacht…

Cela ne signifie pas que nous lui dénions de la qualité humaine. Mais si, il y a droit! Il a des qualités, une âme, une morale, et puis il court bien. Mais, placé dans la combinaison du système, ce n’est que le plus bas qu’il a en lui qui s’affirme. Alors, basta pour ce point.

Seulement il y a un cas essentiel de confluence qui fait que tout n’est pas perdu, — puisque rien n’est jamais perdu comme l’on sait (l’optimisme du désespoir ou le nihilisme anti-nihiliste de Nietzsche). Ce que nous guettons, c’est le comportement de cet homme du système lorsqu’il se trouve à la confluence du système et des forces qui se sont levées contre le système. L’homme du système en France se trouve à cette confluence parce que la France est le seul pays de notre monde qui se trouve à la fois complètement en-dedans et complètement en-dehors, complètement dans le système et potentiellement complètement en révolte contre le système. La France est double, à la fois complètement une partie du système de la civilisation occidentale et américanisée sur la voie de la catastrophe et complètement en état d’insurrection potentielle au nom de sa tradition historique et de sa spécificité politique.

Bien sûr que Sarko peut trahir ses engagements de campagne. La chose est courante. Chirac, implicitement célébré par les anti-Sarko, implicitement regardé comme l’ultime gardien du gaullisme, — un comble quand on connaît sa carrière, — est celui qui, en septembre 1995, s’est empressé de trahir l’argument essentiel de son élection-miracle de mai 1995. Rappelez-vous : la “fracture sociale” aux oubliettes! Mais les temps étaient différents et Chirac ne pourrait plus nous refaire le coup aujourd’hui. En 1995, la globalisation triomphait et, avec elle, l’Europe de Maastricht. Le truc de la “fracture sociale” était une trouvaille qui allait contre l’air du temps. Aujourd’hui, la globalisation est en déroute, et l’Europe de Maastricht avec elle. L’exaltation de la nation et de la spécificité française est quelque chose qui va de soi.

Sarko est un homme sans cause, qui n’a comme idéologie que le succès. Bien entendu, et nous n’avons jamais rien dit d’autre. Il se trouve que le “succès” aujourd’hui, en France, comme l’a montré l’unanimisme de la campagne, c’est l’attaque de la globalisation et de l’Europe de Maastricht. Concluez et dites-nous si l’hypothèse que nous considérons est absurde. Et admettez là-dessus que l’homme de la confluence, investi par la transcendance, peut être transformé et peut se transformer.

Une passion bien française

Ce qui nous a étonnés et nous inquiète, par contre, c’est la passion anti-sarkozyste. Si la défense de Sarko ne nous intéresse pas, par contre la passion furieuse qu’il soulève contre lui nous importe. Elle en dit plus long sur ceux qui sont touchés par elle que sur lui, sur Sarko.

Sarko facho, apprenti-dictateur? Que n’entend-on à ce propos. Ah, ce n’est pas de Gaulle, ajoute-t-on, l’air vertueux et entendu, — de Gaulle, ce Panthéon de la vertu austère, républicaine et nationale. Allons donc.

Est-ce que vous vous rappelez que de Gaulle fut accusé de préparer un coup d’Etat de 1944 à 1969? Est-ce que vous vous rappelez son exclamation, agacé d’une question de plus sur ce thème, lors de sa conférence de presse de mai 1958 : «Dictateur, moi?! Mais pourquoi, Grand Dieu, voudriez-vous qu’à mon âge, je commence une carrière de dictateur?!» De Gaulle fut poursuivie de diatribes et de soupçons divers ; il fut accusé en 1962 de “forfaiture” par Gaston Monnerville, président du Sénat et grand serviteur de l’Etat, (d’origine africaine, Monnerville, ce qui montre que la France précéda sans tambours ni trompette les USA (Powell & Condi) dans la promotion de ses enfants de couleur, comme on disait à cette époque raciste); il fut accusé en 1964 de fomenter un coup d’Etat permanent, par une plume élégante et politique qu’on a revue depuis à cette même place du Commandeur-comploteur; il fut accusé de chérir dans un secret alcôve l’Article 16 qui permettrait au fascisme immonde de prendre la vertueuse France. Cela venait de gauche, bien sûr, mais également de droite (il faut lire Mégalonose — supplément aux voyages de Gulliver, de Michel Déon, publié en 1967 et récemment [1999] réédité, portraiturant un Mégalonose-de Gaulle en dictateur fasciste, nain et obsédé sexuel). Aujourd’hui, qui ne fait ses dévotions à la vertu du Général et, en son nom, ne dénonce l’apprenti-dictateur Sarko?

Le lendemain de l’élection de Sarko, un juriste belge observait que la fonction présidentielle française donnait à celui qui l’endossait un pouvoir d’une puissance unique parmi les démocraties occidentales.

«Malgré cela, en un demi-siècle de fonctionnement jamais une tentation totalitaire sérieuse n’est apparue. Les successions se sont toutes déroulées dans l’ordre le plus parfait, et avec un souci de continuité qui en dit long sur la solidité du système.»

La question est de savoir si, aujourd’hui, ce n’est pas la France qui détient une formule proche du meilleur usage possible du système, — éventuellement et naturellement pour mettre en cause le système, — alors que ce rôle est traditionnellement et respectueusement dévolu au système américaniste dont on mesure désormais les limites et la perversité à la lumière du chaos bushiste de Washington. La présidence française marie à la fois l’autorité, la légitimité et l’exercice d’une démocratie bien tempérée. Tout le monde, en France, la critique et veut la réformer, ce qui est bon signe.

A côté de ce fait majeur, qui est bien assez puissant pour maintenir tout homme politique dans la perspective de l’exercice judicieux du pouvoir, nous aurions tendance à croire que la véritable faiblesse française est cette jactance théorique, cette représentation symbolique permanente des héritiers d’une Révolution sans cesse re-mythifiée, ce soupçon infini et spasmodique du fascisme mythique et du dictateur fantomatique, — bref, cette veille sans fin du cadavre pourrissant d’un passé idéologique archi-mort et qui n’en finit pourtant pas de mourir, — alors que tant de dangers pressants nous accablent de tous côtés … C’est comme une sorte de fuite devant la réalité, une sorte de valse-hésitation renaissante à chaque élection, ce que nous pourrions nommer “virtualisme à la française”, à éclipses, à mille facettes, beaucoup plus classique et raisonné que la version anglo-saxonne et hystérique.

L’hystérie française aime à se parer des atours de la raison et de la morale. Cette tendance est effectivement un pan de l’entreprise générale d’auto-dénigrement de la France par ses élites, pratique aussi vieille que la Grande Nation. Ceux qui y sacrifient sont le plus souvent, comme l’on dit, de fort bonne foi. Tony Blair l’était aussi, qui assura dans son discours d’adieu : «Hand on heart, I did what I thought was right. I may have been wrong. That's your call. But believe one thing if nothing else. I did what I thought was right for our country.» Nul n’a aucune raison d’en douter tant il est vrai que la bonne conscience est, au bout du compte, et comptes faits des erreurs sanglantes dues aux erreurs de la bonne conscience, la plus effrayante menace que nous ménage l’esprit.

Revenons à nos moutons, pour conclure

S’il s’agit de dedefensa.org et dedefensa.org étant ce qu’il est, il est heureusement entendu que l’on n’en changera pas l’esprit. Son ignorance de l’étiquette, celle de l’idéologie et l’autre sans doute, est un caractère fondateur de la chose. On ne revient pas sur cela ou bien l’on se passe de dedefensa.org. Cette absence d’étiquetage induit l’absence d’emballage autour des gens qui animent la politique, — et autour du reste qui nous intéresse. Cela n’est pas une vertu originale dans des temps où tout le monde affiche sa liberté, mais c’est en réalité pour nous une méthode de travail et pas du tout une vertu. Si un imbécile, un suspect de déviationnisme ante-démocratique ou une mauvaise réputation dit une chose intéressante, la chose nous intéresse. La Palisse ne dirait pas mieux.

Nous aimons bien la raison, mais pour nous en servir comme d’un outil, pas pour en faire le Dieu-Raison. Pour nous, ce temps historique que nous vivons est exceptionnel parce que, avec les moyens du bord (communications et le reste) donnés à l’individu, nous pouvons distinguer aussitôt, à côté et en-dessous de l’écume des jours de la vanité humaine déguisée en folie (ou est-ce sa folie déguisée en vanité?), les profondeurs sublimes de l’Histoire en train de se faire.

Pour nous, l’Histoire est à la fois ce qu’en disait le Grand Will lorsque Hamlet parle de la vie (Hamlet, Acte 5, scène 5) :

«La vie n'est qu'une ombre qui marche ; un pauvre comédien / qui s'agite et se pavane une heure sur scène / et puis qu'on n'entend plus ; c'est une histoire, / racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, / et qui ne signifie rien.»

Life's but a walking shadow; a poor player, / That struts and frets his hour upon the stage, / And then is heard no more: it is a tale / Told by an idiot, full of sound and fury, / Signifying nothing.»)

… Et, d’autre part, une organisation mystérieuse que constate la raison lorsqu’elle se débarrasse de ses préjugés, c’est-à-dire une organisation en train de se faire et inexplicable entièrement par la seule raison. Notre mission est, à ce point, de tenter d’en rendre compte après avoir mesuré la vanité d’en donner une explication uniquement humaine. C’est pourquoi nous privilégions le plus souvent l’appréciation du désordre lorsque nous observons le spectacle immédiat du monde et nous nous gardons si complètement des explications humaines, trop humaines (complots, plans machiavéliques, habileté hors du commun, contrôle des mécanismes, arrière-pensées, implications idéologiques, poignées de main chaleureuses, etc.) ; c’est pourquoi, notre pessimisme profond lorsque nous jugeons de la vanité-folie humaine débouche sur ce qui semble à certains un optimisme bien peu justifié par l’apparence des faits. Il est dès lors bien entendu que les notions humaines, trop humaines d’“optimisme” et de “pessimisme” n’ont pas vraiment leur place, — sauf pour quelque plaisanterie qui ont leur signification (pour juger des capacités humaines d’organisation de l’Histoire, “un pessimiste est un optimiste bien informé”).

Nous avons, comme on l’a compris, notre méthode, — ou bien devrions-nous dire notre Méthode, sans fausse humilité? (Nous parlons beaucoup plus de “méthode” que de “croyance” même si l’on peut avancer que l’une et l’autre pourraient bien se confondre en ce que nous nommerions “conviction”, après tout. Ce dernier point est un débat pour d’autres lieux, — pour l’instant. Pour l’essentiel, si notre méthode est une croyance, elle ne se laisse pas enivrer par les effluves habituelles des esprits qui en perdent la raison.) Nous appliquons cette méthode, y compris en nous référant à quelques maîtres. (On a compris que Maistre en est un.) Le résultat n’est pas si détestable et la raison du lecteur reconnaîtra les siens. Ainsi soit-il.

Pour le reste, continuez à nous écrire. Cela anime nos propos et excite notre réflexion. Notre aventure est une belle bataille. Acceptez-en, pour notre compte, les principes qui nous guident comme nous acceptons les vôtres, sans en juger nécessairement, — surtout ceci : sans en juger. L’Histoire reconnaîtra les siens.