Notes sur Ukrisis déchaînée

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Notes sur Ukrisis déchaînée

• L’on reprend dans ces ‘Notes’ une description générale de la situation ukrainienne, essentiellement à partir des conceptions américanistes qui sont évidemment maximalistes. • Une fois apaisés les Sherlock Holmes de la condamnation moralinesque, jamais une crise de cette intensité civilisationnelle et ontologique ne sera apparue dans une lumière si crue. • Même les trotskistes de ‘WSWS.org’ parviennent à une conclusion qui n’est pas sans rappeler celle que dicte le bon sens. • Plus on avance dans Ukrisis (nous parlons des conditions politiques et nullement du terrain de la guerre), plus on se heurte à ce terrible dilemme : ce sera la fin de la Russie souveraine ou bien ce sera la chute du Système. • Au-dessus de cet incroyable affrontement plane une ombre sinistre, terrifiante, unthinkable’ comme l’on disait dans les années 1960 lorsque les dirigeants en place avait quelque conscience de la réalité de la violence ultime du monde : l’ombre furieuse de la guerre nucléaire. • L’aveuglement des élites-Système devant cet abîme de feu est un phénomène d’atonie de la perception qui fera date.

8 mai 2022 (19H30) – Une nouvelle, dispersée en plusieurs communications, a essaimé dans diverses publications aux USA cette semaine. Elle concerne, à partir de diverses “informations” (dont aucune n’est ni confirmée, ni d’un statut solide, – c’est-à-dire restant du domaine de la communication ‘floue’, sourcée anonymement, mais labellisée “officiels de l’administration”, etc.), l’idée générale que diverses actions non confirmées tendent au but de forcer la Russie à renforcer et élargir son action jusqu’à des initiatives qui seraient considérées comme des arguments pour une “escalade délibérée” aboutissant à une « confrontation directe entre l’OTAN et la Russie » (selon les termes du texte sur lequel nous nous appuyons principalement) dont la responsabilité provoquée pourrait être considérée comme le fait de la Russie.

Le texte convoquée ici est du site trotskiste ‘WSWS.org’ (du 6 mai 2022 en anglais, le 7 mai 2022 en français, avec notre propre adaptation). On peut considérer ce texte, en raison du sujet traité et de la façon dont il est traité, comme débarrassé des pesanteurs et parti-pris habituels du site. C’est une de ces occurrences ou ‘WSWS.org’ nous apparaît comme fiable, bien informé, avec une analyse directe correcte, appréciant l’action américaniste pour ce qu’elle est, – provocatrice, corrompue, et dans sa conception à orientation expansionniste antirusse selon le but maximaliste de provoquer au moins la chute de Poutine et “au mieux” une dislocation de la Russie.

Nous allons employer ce texte en plusieurs parties découpées selon nos besoins, mais naturellement sans en déformer le sens qui n’est absolument pas notre propos, ni d’aucune utilité en quelque sorte que ce soit. Le texte débute ainsi, nous donnant les principaux éléments factuels de l’opération décrite, – car c’est bien d’une “opération” de la “guerre de la communication” qu’il est ici question, et nous sans nous intéresser une seule seconde à la véracité ou pas de ce qui nous est présenté. L’important ici est la manœuvre de communication et ce qu’elle suppose, ce qu’elle peut provoquer dans l’un ou l’autre sens, les réactions importantes, etc. Si nous obtenons une vérité-de-situation, elle ne concernera certainement pas la situation opérationnelle mais les intentions d’influence et les perceptions essentielles.

Du “soutien passif” à une “participation directe”

Début du texte de ‘WSWS.org’ :

« Le New York Times et NBC News ont publié des rapports, basés sur les déclarations d'officiels américains, qui équivalent à une tentative d'escalade délibérée du conflit sur l'Ukraine en une confrontation directe entre l'OTAN et la Russie.

» Dans son rapport publié en ligne mercredi soir, le Times cite des responsables de la Maison Blanche confirmant que les États-Unis ont fourni des renseignements aux militaires ukrainiens utilisés pour cibler et tuer des généraux russes, dont une douzaine ont été tués au cours de la guerre. “Les États-Unis se sont attachés à fournir l'emplacement et d'autres détails sur les quartiers généraux mobiles de l'armée russe, qui se déplacent fréquemment”, écrit le NYT. Cela a permis aux forces ukrainiennes “de mener des frappes d'artillerie et d'autres attaques qui ont tué des officiers russes”.

» L’intervention des États-Unis a eu un “effet décisif sur le champ de bataille”. Le journal ajoute que l'ampleur des “renseignements exploitables sur les mouvements des troupes russes que l'Amérique a donnés à l'Ukraine a peu de précédents”.

» Le lendemain, NBC News a rapporté que les États-Unis avaient joué un rôle crucial dans la coordination du naufrage du croiseur ‘Moskva’, le navire amiral de la flotte russe de la mer Noire, la plus grande catastrophe militaire russe depuis des décennies.

» De plus en plus souvent, les attaques sont dirigées à l'intérieur du territoire russe, avec l'aide des États-Unis. Le Wall Street Journal a signalé “une série d'attaques à l'intérieur du territoire russe et des explosions inexpliquées sur des cibles russes”.

» L'article cite Rob Lee, chargé de recherche au Foreign Policy Research Institute, qui affirme que les frappes “pourraient être le résultat d'un partage accru des renseignements entre l'Occident et l'Ukraine”. »

WSWS.org’ conclut clairement de ces diverses révélations l’implication directe de certains domaines de la puissance américaniste dans les péripéties de la guerre en Ukraine. Il en résulte que les déclarations diverses du président des Etats-Unis selon lesquelles son pays n’est pas un participant direct ou même un participant par procuration « n’est pas vraie », qu’elle est, selon ‘WSWS.org’ « un mensonge éhonté ». En effet, il y a une différence entre des livraisons d’armes, qui représentent un “soutien passif” mais nullement une “participation directe”, et la livraison de renseignement directement utilisables pour la liquidation directe de combattants adverses, qui plus est du plus haut grade, et la participation directe et cruciale à la destruction d’un bâtiment de guerre d’une extrême importance opérationnelle et symbolique. Bien entendu, en juger ainsi dérive de la considération que toutes ces révélations venues de “sources officielles” sont réelles et décrivent des actions réelles, ce que ‘WSWS.org’ ne met pas en doute une seconde.

Charmante contradiction

Par contre, l’auteur de ‘WSWS.org’, André Darmon, est arrêté dans la suite de son texte par cette phrase de cet article du New York ‘Times’, qu’il utilise comme souffre-douleur :

« L'administration a cherché à garder secrète une grande partie des renseignements sur le champ de bataille, de peur qu'ils ne soient perçus comme une escalade et ne provoquent le président russe Vladimir V. Poutine dans une guerre plus large. »

Effectivement, cette observation nous rend perplexe et même nous interpelle par rapport à tout ce que nous savons des intentions de l’administration Bide, ou, dans tous les cas dirions-nous, de Biden lui-même, de son secrétaire d’État Blinken flanqué de son indispensable adjointe Victoria Nuland (directrice des affaires européennes au département d’État)... Cela nous interpelle par l’évidence qu’énonce Darmon :

« Si tel est le cas, pourquoi l'administration rend-elle publique son implication directe dans la guerre ? »

Mais c’est bien sûr !... Cela nous vaut alors une longue réflexion qui dénoue la machination qu’en d’autres circonstances on aurait qualifiée de “complotiste” (aussi bien de la part du journaliste qui interprète que de manœuvre qu’il interprète chez l’administration Biden) :

« La transmission de ces informations au Times et à NBC, basées sur des déclarations officieuses de plusieurs responsables de l'administration, est un effort délibéré de la part de l'administration Biden pour accroître la pression sur le gouvernement russe afin qu'il exerce des représailles contre les forces de l'OTAN. Cela créerait le contexte d'une nouvelle escalade américaine, pouvant aller jusqu'à l'engagement direct de troupes américaines ou l'invocation de l'article 5 de l'OTAN.

» De même que les États-Unis ont réussi à provoquer la Russie pour qu'elle envahisse l'Ukraine en transformant le pays en un camp armé à ses frontières et en refusant de négocier la relation de l’Ukraine avec l’OTAN, ils cherchent à faire porter le “fardeau de l’escalade” à la Russie en menant des attaques contre l’armée russe par le biais des forces ukrainiennes qu'ils contrôlent effectivement.

» Evelyn Farkas, l’ancien haut responsable du département de la défense pour la Russie et l’Ukraine dans l’administration Obama, est citée par le Times comme ayant déclaré : “Il est clair que nous voulons que les Russes sachent, à un certain niveau, que nous aidons les Ukrainiens dans cette mesure, et que nous continuerons à le faire”.

» En d'autres termes, les attaques soutenues par les États-Unis contre des généraux russes et contre le ‘Moskva’, et les attaques sur le territoire russe, sont conçues pour être un maximum provocatrices, tout en restant, selon les termes du Times, “déniables”. L’objectif des États-Unis est précisément de "provoquer le président russe Vladimir V. Poutine dans une guerre plus large”.

» En élargissant les objectifs et la portée de la guerre, les États-Unis cherchent à pousser la Russie à une réponse qui permettrait aux propagandistes de l’impérialisme américain de prétendre que les actions offensives des États-Unis sont de nature défensive.  [...]

» ...L'objectif ultime des États-Unis, comme l'a clairement indiqué Biden en mars en déclarant que Poutine “ne peut rester au pouvoir”, est un changement de régime en Russie et la subordination totale du pays à l'impérialisme américain. »

Il y a eu deux sortes de réactions officielles US à ces fuites impliquant une action directe des USA dans le conflit, de la sorte qui pourrait conduire à installer une sorte de casus belli où les USA pourraient justement être accusés par les Russes de jouer un rôle de co-belligérence contrariant le plan selon lequel ils (les USA) voudraient apparaître comme obligés d’intervenir à la suite de l’action de la Russie, – c’est-à-dire « faire porter le “fardeau de l’escalade” à la Russie ».

C’est ce qu’entendrait appuyer l’équipe de sécurité nationale à la Maison-Blanche, lorsqu’une autre fuite (suite) indique que cette équipe fait dire à Biden qu’il faut faire cesser ces fuites parce qu’elles dérangent justement ce plan. On notera à nouveau qu’on ne discute pas ici de savoir si ces fuites dévoilent des actions réelles ou si elles sont simplement une parie d’une campagne de mésinformation. Seules nous importent ici les réactions des uns et des autres à Washington, et en cette occurrence de l’équipe de sécurité nationale à la Maison-Blanche, et de Biden par conséquent.  

« Le président américain Joe Biden a déclaré aux hauts responsables des services de renseignement que les fuites concernant le prétendu partage de renseignements avec l'Ukraine devaient cesser car elles “détournent” l'attention de l'objectif de Washington dans la crise, a rapporté NBC News vendredi.

» Lors d'une conversation téléphonique avec le directeur de la CIA, William Burns, la directrice du renseignement national, Avril Haines, et le secrétaire à la défense, Lloyd Austin, Joe Biden a salué le travail des services de renseignement, mais a souligné que les divulgations étaient contre-productives et devaient cesser, a affirmé le média, citant deux responsables anonymes de l'administration. »

Neocon à la manoeuvre, Pentagone au freinage

Si nous prenons garde de citer “l’équipe de sécurité nationale à la Maison-Blanche”, c’est parce que nous entendons montrer qu’il y a à Washington plusieurs pouvoirs, dont certains sont indirectement mais férocement concurrents, à partir d’analyses et de buts différents dans cette partie. On cite ici l’un des spécialistes les plus consultés aujourd’hui et certainement l’un des plus crédibles, l’ancien officier de renseignement suisse, puis expert pour l’OTAN, Jacques Baud, lors d’une intervention le 2 avril 2022 sur TV Libertés.

Lorsque Jacques Baud évoque des services de renseignement qui sont restés très discrets jusqu’ici dans cette crise (comprenons : en désaccord avec la narrative officielle-neocon), on peut avancer sans crainte d’erreur grave qu’il pense notamment à la DIA (aka, la CIA du Pentagone). Lorsqu’il parle du ‘Tiger Team’ spécialement créé au département d’État pour “suivre” (manipuler) le conflit ukrainien, il renvoie à l’OSP (‘Office of Special Plans’) créé par le secrétaire à la défense Rumsfeld en 2002, jusqu’en 2005 et totalement aux mains des neocons, « mis en place pour court-circuiter tous les circuits normaux du renseignement US » à propos de l’Irak. Aujourd’hui, le  centre nerveux des neocons est passé du Pentagone de Rumsfeld au département d’État de Blinken, lui-même neocon notoire, secondé par la susdite Victoria Nuland dont on connaît l’expertise sans égale pour ce qui concerne l’Ukraine.

Baud : « C’est quelque chose de très pervers ... Dans toute cette crise, à peu près depuis octobre dernier, à aucun moment les services de renseignement ne sont apparus. Les militaires et les services de renseignement américains avaient une appréciation très précise de la situation... Ce qui est intéressant, c’est que les politiques ont repris le flambeau et ils ont fait aux USA exactement ce qu’ils avaient fait en 2002... Si vous vous rappelez bien, Rumsfeld était en opposition avec la CIA, la CIA ne voyait pas de menace en Irak, mais pour Rumsfeld il fallait qu’il y en ait une, et il a créé une officine au sein du département de la défense [l’OSP] pour générer la menace irakienne. Eh bien aujourd’hui, on a exactement la même situation qui se fait, et c’est le ‘Washington Post’ qui le dit ...Anthony Blinken a fait exactement la même chose au sein du département d’État en créant ce qu’on appelle un ‘Tiger Team’ ... spécialement créé pour la crise ukrainienne, pour générer des scénarios de guerre... »

Tout cela nous explique alors pourquoi le Pentagone, contrairement à divers empressements ici et là, et même en complète ignorance de l’intervention de Biden, a tenu à exprimer de façon très claires ses préoccupations particulières vis-à-vis des fuites, des “généraux russes tués“ et de la destruction du ‘Moskva’, littéralement en s’en lavant les mains... On retrouve l’attitude du Pentagone, constante depuis le début de Ukrisis, et cela quelles que soient les déclarations du ministre Austin qui ne contrôle guère la bureaucratie de son département puisqu’il a été nommé à son poste pour promouvoir le wokenisme dans les armées.

 « Le Pentagone a démenti les rapports des médias suggérant qu'il a partagé des renseignements avec l’Ukraine pour cibler spécifiquement des responsables militaires russes de haut rang. “Nous ne fournissons pas de renseignements sur l’emplacement des hauts responsables militaires sur le champ de bataille et nous ne participons pas aux décisions de ciblage des militaires ukrainiens”, a déclaré le porte-parole du Pentagone, John Kirby, lors d'un point de presse jeudi. » (5 mai 2022)

« Le Pentagone rejette les informations selon lesquelles des renseignements américains ont été utilisés dans la frappe ukrainienne présumée contre le navire de guerre Moskva. “Les États-Unis n'ont pas fourni à l'Ukraine les renseignements qui lui auraient permis de frapper le navire amiral russe de la mer Noire, le Moskva, au large d'Odessa le mois dernier”, a déclaré le secrétaire de presse du Pentagone, John Kirby, dans une déclaration aux médias. » (6 mai 2022)

(Tout cela n’empêche pas qu’il y ait ici et là des forces armées et du matériel engagés, mais ce que dit le porte-parole, c’est que toutes ces choses et tous ces actes ne sont pas décidés par le Pentagone. On parle ici comme d’une engagement d’un pouvoir autonome, et c’est comme cela que fonctionne ‘D.C.—folle’ dans nos années des “temps-devenus-fous”.)

Question pour Vladimir Vladimirovitch

C’est à ce moment que se dessine une question inattendue, toujours dans le chef des employés-Système tels que les interprète ‘WSWS.org’, et bien entendu compte-tenu de la narrative où ils baignent tous (Poutine est l’agresseur-envahisseur, sans aucune autre responsabilité de quiconque, et surtout pas le bloc-BAO/l’OTAN/les USA, – l’Ukraine a résisté héroïquement et a totalement surpris la pesante, maladroite et stupide machine de guerre russe, – les Russes sont partout en déroute et ne cessent d’être pilonnés, – notamment par l’aide puissante des USA, matérielle [armement et électronique] mais aussi humaine [encadrement, renseignement humain/‘Humint’]).

... Alors surgit, au milieu de ces affirmations de “guerre totale” et de “changement de régime” une question inattendue : “Pourquoi les Russes frappent-ils si peu ?” s’interrogent nos stratèges sur plateaux après avoir indiqué que les Russes sont trop faibles pour frapper fort...

« Alors que la Russie a cherché à mener des négociations pour mettre fin à la guerre, les États-Unis ont clairement indiqué leur opposition à toute résolution du conflit qui ne soit pas une défaite militaire totale de la Russie et la réoccupation de la Crimée et du Donbass.

» C'est ce que démontre un article antérieur du Times, coécrit par l'un des auteurs de l'article publié mercredi, qui se demandait pourquoi Poutine n'était pas plus agressif.

» L'article intitulé “Pourquoi Poutine ne frappe-t-il pas plus fort sur le champ de bataille ?” indique que “les responsables américains et européens affirment également que la tactique du président Vladimir Poutine au cours des dernières semaines est apparue remarquablement prudente, marquée par une offensive lente dans l'est de l'Ukraine, une approche discrète de la destruction des infrastructures ukrainiennes et l'évitement d'actions susceptibles d'aggraver le conflit avec l'OTAN”.

» Alors que Washington a publiquement dénoncé la “guerre totale” de la Russie, en privé les responsables américains sont perplexes face à la “remarquable prudence” de Poutine. Washington a les yeux rivés sur le 9 mai, jour qui commémore la victoire de l'Union soviétique sur l'Allemagne nazie, et espère provoquer Poutine dans son discours et ses déclarations pour qu'il prenne des mesures d’escalade. »

Comme on l’observe, les “experts” américanistes, qui sont nécessairement d’inspiration maximalistes-neocon ne répondent pas à la question qu’ils se posent à eux-mêmes, et d’ailleurs ils se fichent de montrer la moindre cohérence et la plus petite logique dans le défilement de leurs considérations sorties des entrelacs de leur narrative. L’on comprend qu’ils en restent à une sorte d’exaspération étonnée devant ce président russe qui ne s’est pas encore décidé à leur venir en aide avec une radicalisation de sa politique militaire qui permettrait aux USA d’intervenir sous le couvert d’une provocation de l’adversaire, – alors qu’il devrait l’avoir déjà fait selon leur “analyse” fulgurante. La cause principale de ces jugements labyrinthiques, au vu de la psychologie primaire de ces “experts”, c’est la perception qu’ils ont de Poutine dans leur cas d’une méthodologie où “analyser c’est diaboliser”.

Pour résumer notre propos, on empruntera quelques lignes à François Martin (‘Courrier des Stratèges’, 15 avril 2022), sous l’intertitre « Diaboliser au lieu d’analyser » (les caractères en italique-gras sont de l’auteur) :

« Lorsqu’on fait une guerre, deux choses sont importantes. L’une consiste à se mettre dans la tête de son adversaire : se demander comment il pense, ce qu’il veut, ce à quoi il est sensible ou insensible, là où il semble faible ou fort, ceci afin de l’intimider, l’affaiblir, le tromper ou le manœuvrer, et finalement le battre, ou pour trouver avec lui des points d’accords possibles. L’autre consiste à préparer la guerre. Or on constate que dans le cas ukrainien, l’occident ne fait ni l’un ni l’autre : il s’évertue à diaboliser l’adversaire, ce qui est la meilleure façon de ne pas le connaître, ni de le comprendre, alors que lui nous observe et nous connaît. Par ailleurs, nous semblons découvrir cette guerre, qui nous est brutalement “tombée dessus” le 24 Février, alors que notre adversaire s’y prépare minutieusement depuis 8 ans.

» Une chose frappe depuis le début de ce conflit : le traitement accordé à Poutine dans les médias, renforcé, très rapidement, par les images des réfugiés, et imposé ainsi aux français, pour en faire une “histoire” simple à suivre et à raconter, conformément aux principe bien connus du “storytelling”. Boucher, fou psychopathe et mégalomane, menteur et tricheur sans vergogne, nouveau Staline, rien n’a manqué. Le choix, dès le début, d’une approche moralisante des choses a polarisé les opinions. Ceci a été poursuivi par une diabolisation systématique, dont le principe de la “punition” a été la règle. Ainsi, les sanctions n’ont pas tant cherché, apparemment, à nous faire gagner, ou même à trouver une issue acceptable à l’affaire, qu’à agir conformément à l’idée (que nous semblons surtout vouloir nous imposer à nous-mêmescomme quoi nous faisons “ce qui est juste”… même si c’est inefficace, et pire encore, même si c’est absolument contraire à nos intérêts. »

La “prudence” et ses radicaux

Mal comprendre qui est Poutine conduit à mal comprendre le sens et la méthodologie de son action. Sa “prudence” est le produit de son habileté et de sa modération à la fois. En l’occurrence, Poutine est, dans le milieu de la direction russe et selon les menaces existentielles de différentes formes qui ont pesé et qui pèsent sur la Russie, une sorte de “modéré” dans un système qui s’est débarrassé de la soumission des années-Eltsine, après l’inévitable transition que Gorbatchev a fait subir à une URSS en complète paralysie et en rapide décomposition.

Notre appréciation est que la modération de Poutine, qui le plaçait dans une sorte de position centriste assez forte, entre les pressions des libéraux-“occidentalistes” et les exigences des nationalistes durs, se trouve désormais bien plus fragile parce que la guerre a donné des ailes aux nationalistes durs tandis que l’influence des libéraux-occidentalistes se réduisait ou se transformait elle-même en un durcissement (voir Dimitri Medvedev qui s’est transformé depuis la mi-février en véritable “faucon”, souvent plus dur que Poutine). Ici, on ne désigne pas, ou plus, des options idéologiques tranchées mais des positions différentes sur la conduite de la guerre derrière laquelle toutes les tendances se trouvent en soutien puisqu’il s’agit deb la Russie.

Une certaine “fragilité” de Poutine face à son aile dure pourrait se lire dans l’affaire du très dur échange Lavrov-Israël. On l’a résumée dans notre texte du 6 mai 2022, avec cette conclusion temporaire, – comme nous nous le demandions entre deux prudentes parenthèses :

« Il y a certes eu des “excuses”, mais seulement affirmées du côté israélien et pas du côté russe, et nullement de la  part des acteurs concernés, ni du côté russe ni du côté israélien, cela donnant une allure formelle qui peut être considérée comme de pure convenance... Enfin, drôle de conclusion (temporaire ?), cet entretien, téléphonique Poutine-Bennett, – sans qu’on sache qui, le premier, a décroché son téléphone, – où le premier ne parle pas d’excuses, et le second oui... »

Et l’on entend hier que Moscou (Poutine) a tenu à préciser, contre l’“interprétation” du Premier ministre israélien, qu’il n’y avait pas eu d’excuses de la part de Poutine. Sans qu’il faille accorder trop d’importance à cette séquence, il semble qu’on puisse s’y référer pour renforcer l’hypothèse que Poutine est bien sous la pression de ses “durs” (y compris Lavrov dans ce cas) qui se font de plus en plus nombreux, à mesure que la guerre dure et que le bloc-BAO accable la Russie d’insultes et pratique un interventionnisme sans la moindre vergogne.

Cela remet à sa juste place le stupide « ce type ne peut pas rester au pouvoir » du mirobolant Joe Biden qui n’a jamais exprimé avec autant de candeur, autant d’ahurissement satisfait, l’extraordinaire vide caricatural de la pensée politique américaniste devenue occidentaliste par conséquent... La perspective est évidente et échappe à ces petites mains de l’enchantement hollywoodienne. On la résume en citant ici Aymeric Chauprade sur ‘Livre Noir’ du 4 mai 2022 (autour de 35” de la vidéo), en disant toute notre surprise que l’on puisse, dans les circonstances présentes où est engagé le sort de la Russie au regard des humiliations que lui réservent le rassemblement des démocraties occidentales, envisager une autre perspective “en cas de chute de Poutine”...

« Il y a une erreur qui est constante, même qui précède la guerre, souvent j’ai entendu ça, on me disait “Poutine, c’est l’autocratie”, etc., et je disais, “oui, mais dans le système politique russe, Russie Unie [le parti de Poutine], c’est un peu l’extrême-centre de Macron... c’est un parti qui agglomère des tendances de droite, des tendances de gauche, mais ce n’est pas du tout un parti extrémiste... Donc on fait la même erreur, c’est-à-dire ce qui consiste à dire “On fait tomber Poutine, et il y aura une démocratie à l’occidentale, c’est-à-dire atlantiste”... Pas du tout, je ne crois pas du tout ça, je crois que si le président Poutine tombe, il y aura quelqu’un de beaucoup plus radical derrière... »

Terrifiante course de vitesse

Le deuxième facteur d’une extrême importance qu’on peut avancer, c’est la constance de ce que dit l’ambassadeur russe aux USA, à propos de l’attitude des gens du bloc-BAO vis-à-vis de la guerre nucléaire, à commencer par la funeste et crépusculaire stupidité d’un ministre quelconque quoique des affaires étrangères, – le premier, ô gloire française, à en parler dans le contexte du conflit qui s’ouvrait, –  “avertissant” Poutine, le 23 février, que « l’OTAN, c’est aussi une puissance nucléaire… » C’est à la fois une terrifiante inculture, une tragique immaturité entretenue par le colossal simulacre d’hybris à la fois narcissique et wokeniste où nous nous ébattons...

Donc, l’ambassadeur Antonov, qui, lui et au contraire de Le Drian, ne parle pas de la “puissance nucléaire russe” (il pourrait faire, puisque puissance considérable, sans doute la première du monde) mais de “la guerre nucléaire” en soi, comme une tragique peste commune :

« Le représentant de la Russie aux États-Unis a averti que les puissances de l'OTAN ne traitent pas le risque de guerre nucléaire avec la gravité qui lui est due, affirmant que c'est l'Occident, et non Moscou, qui mène la politique de la corde raide dans un contexte de tension rivalisant avec la crise des missiles de Cuba en 1962.

» S'adressant à Newsweek pour une interview jeudi, l'ambassadeur de Russie à Washington, Anatoly Antonov, a condamné les responsables occidentaux pour “une vague de déformation flagrante” de la doctrine nucléaire de Moscou et un manque apparent de préoccupation quant au potentiel d'un échange thermonucléaire mettant fin à une civilisation.

» “La génération actuelle de politiciens de l'OTAN ne prend manifestement pas la menace nucléaire au sérieux”, a déclaré M. Antonov, ajoutant qu'étant donné que les dirigeants du bloc militaire continuent de mal interpréter le risque de guerre nucléaire, les responsables russes “n’ont jamais cessé leurs efforts pour parvenir à des accords garantissant qu'une confrontation catastrophique ne sera pas déclenchée”. »

Il est difficile, à ce point, d’avancer une conclusion claironnante tant les augures semblent aussi funeste et crépusculaire que l’argument des directionsSystème du bloc-BAO. (Voir ce texte sur les agitations nucléaires dans le beau monde de Washington D.C. où l’on jongle avec l’élégance avec la perspective d’une guerre nucléaire.) Attendu que nous sommes dans une situation de presque une impasse où aucun des deux côtés ne veut ni ne peut céder selon sa propre dialectique, le seul moyen de ne pas trop sombrer dans la fatalité catastrophique c’est d’élargir notre propos aux situations intérieures. Assez curieusement, car si nous apprécions parfois leurs analyses, il est très rares que nous acquiescions à leurs conclusions, nous pouvons le faire, dans le sens général, dans ce cas des derniers paragraphes du texte de ‘WSWS.org’ :

« Mais les pressions intérieures jouent un rôle égal, voire supérieur. Les États-Unis cherchent à provoquer une escalade majeure de la guerre afin de détourner vers l'extérieur les tensions internes massives. Le coût de la vie monte en flèche. Afin d'éviter une hausse des salaires, la Réserve fédérale américaine augmente fortement les taux d'intérêt, ce qui risque de provoquer une récession. Et la pandémie de COVID-19 reste hors de contrôle.

» Les efforts désespérés de la Maison Blanche pour intensifier la guerre sont les actions d'une classe dirigeante qui se considère comme assiégée et encerclée par une opposition de masse. Elle cherche, par la guerre et les attaques contre les droits démocratiques qui l'accompagnent, à délégitimer l'opposition politique intérieure.

» Les travailleurs doivent être sur leurs gardes face aux dangers extrêmes posés par l'escalade militaire américaine. Il est urgent de développer un nouveau et puissant mouvement contre la guerre, unifiant la lutte contre la guerre avec la lutte contre les inégalités sociales, la pauvreté, la hausse du coût de la vie, la pandémie de COVID-19 et le système de profit capitaliste… »

Effectivement, casser le Système de l’intérieur (nous avons d’autres idées pour ce faire que ‘WSWS.org’, mais peu importe), – c’est-à-dire attendre et veiller à ce qu’il s’autodétruise lui-même, car il a un très bon rythme aujourd’hui à cet égard. Il y a même une sorte de facteur d’accélération, si l’on observe l’évolution, y compris dans certaines franges des élites américanistes : plus la guerre accélère, plus la situation psychologique intérieure se détériore, aussi vite confirmée par la dégradation de la situation culturelle et économique intérieure. Lien de cause à effet, donc, ou encore surpuissance-autodestruction. Incroyable course de vitesse sous nos yeux.