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1218Voici, rassemblés diversement, hors de toute prévision raisonnable et en général infaisable sur l’issue du chaos présenté sous la forme d’un débat parlementaire de Washington, quelques orientations générales plutôt autour de la situation washingtonienne en régime turbo de crise, que sur cette situation elle-même.
Le week-end peut être éventuellement qualifié de “décisif”, du moins ponctuellement, avant la semaine qui fixe la date théorique du 2 août pour la décision sur la question du relèvement du plafond de la dette du gouvernement fédéral. Cela autorise quelques remarques et digressions.
Une seule chose apparaît évidente, le fait largement constaté que ce débat a très largement débordé et submergé la question technique et théorique (la dette), pour charrier, mélanger et intégrer en un événement général toutes les tensions politiques qui caractérisent la crise générale des USA, et celle du Système par conséquent. Il s’agit d’un paroxysme de cette crise, – un paroxysme de plus, sans aucun doute puisqu’il y en a eu d’autres, – mais un paroxysme particulièrement important, qui contient quelques éléments décisifs parce que l’événement s’est installé au cœur même du Système.
Bien plus que la dette, la situation budgétaire, la situation économique, autant de questions encore parcellaires et qu’on peut toujours noyer sous le voile arrangeant de la technicité, cette phase paroxystique a le mérite d’exposer le fondement de la crise des USA et des Système. C’est le fonctionnement, la cohésion et la cohérence, et le sens même du pouvoir du Système qui sont en cause.
Les républicains réunis pour cette occasion fugace en un bloc soudé ont finalement voté hier, à la Chambre, le plan, calamiteux au moins dans sa confection, du Speaker Boehner. Aussitôt et selon une chronologie très rapide qui en dit long sur son humeur, le Sénat, emmené par les démocrates majoritaires, a voté pour rejeter ce plan, également majorité contre minorité (59-41, voir UPI du 29 juillet 2011).
Il y a, dans la situation générale de cette crise, un aspect d’affrontement entre le Sénat et la Chambre, qui s’est révélé ces derniers jours. Certes, l’un est démocrate et l’autre républicaine, mais il s’agit aussi d’un conflit de prééminence et de pouvoir. Le Sénat ressent avec irritation la place prise par la Chambre dans ce débat, la Chambre ayant décidé unilatéralement de son nouveau pouvoir par une résolution passée en début d’année sur son contrôle du plafond de la dette. Au-delà de cet aspect technique, et aussi de l’aspect partisan (Sénat démocrate, Chambre républicaine), c’est un conflit latent de compétence et d’autorité qui apparaît au grand jour : le Sénat, en général très pompeux et zélé serviteur du Système, s’inquiète de la volonté de la Chambre, en général plus “populiste”, d’affirmer ses pouvoirs au sein du délicat équilibre du Congrès.
…En fait de “délicat équilibre”, l’expression est du domaine de la théorie parce qu’il n’y a plus rien de semblable désormais, mais sans aucun doute un affrontement entre les deux assemblés ; et cet affrontement, au-delà des clivages partisans et des analyses consternées sur telle ou telle tendance (Tea Party, pour ne pas la nommer), représente réellement, sans que les acteurs le réalisent pleinement, une bataille entre une assemblée absolument acquise au Système (le Sénat) et une autre qui a des velléités d’exprimer, d’une façon ou l’autre, le mécontentement populaire. Ce point participe de la dynamique générale de la déstructuration du pouvoir du Système.
Effectivement, les commentaires extérieur, y compris de l’“extérieur lointain” du Rest Of the World (ROW), s’effraient considérablement de la prééminence acquise par des pressions que nous qualifierions de relativement “hors-Système”. Tea Party est ainsi voué aux gémonies, regardé avec une intense hostilité au nom des habituelles vertus de nos laborieux étiquetages idéologiques.
On retiendra les textes effrayés de The Independent, pour l’occasion “bonne conscience progressiste” bon teint et, par conséquent, porte-drapeau du Système pour la même occasion portée jusqu’à sa réelle signification, à propos de Tea Party qui, paraît-il, “tient le monde en otage” ; comme si Tea Party menaçait de détruire une situation idyllique de bonheur et de promesse d’accomplissement de nos lendemains progressistes, alors que c’est notre situation-Système qu’il menace “objectivement” et sans plus s’en soucier. Il y a bien de l’inconséquence couarde dans ces commentaires de The Independent. Entre les dingueries allumées et les colères justifiées que représente Tea Party, et le monde parfait du Système en pleine marche que défend pour l’occasion The Independent, on doit juger en toute connaissance de cause et hors des fumerolles enivrantes de nos servilités pro-Système. (Editorial du 30 juillet 2011, sur les «Reckless forces from within that are pushing America to the brink», et le texte du même 30 juillet 2011 : «Tea Party holds US – and the world – to ransom».)
«Just possibly House and Senate will discover some hitherto invisible piece of common ground, but don't count on it. Some members of the Tea Party relish the prospect of a default, believing it will destroy “big government” at a stroke. John McCain, Mr Obama's Republican opponent in the 2008 presidential race, calls them the “bizarros”. They don't mind. Many are freshmen, elected only seven months ago on fiercely anti-Washington tickets, and steeped in an evangelical Christian ideology that sees the world as a setting for a grand settling of accounts between good and evil. […]
»The possible consequences of no deal include loss of America's triple-A credit rating, a run on money markets, a rise in interest rates and nervousness among holders of dollars throughout the world, China especially. Beijing has been the world's largest purchaser of US Treasury bonds in recent years. In that case, we can also forget President Obama taking a lead on questions beyond America's borders, such as Israel-Palestine, the Arab Spring or climate change. This will necessarily be a much more inward-looking America.
»Do Tea Party Republicans care? Not necessarily. Sarah Palin's famed ignorance of foreign parts is a plus to her supporters, a sign of her American First values. Beyond loving Israel and hating Iran, the Tea Party doesn't have time for “abroad”, or what it insists is alarmist talk about a default. Ms Palin has dismissed it as an “Obama drama”. The omens do not look good.»
Dans les extraits choisi ci-dessus, quel déballage et quel aveu implicite ! On nous présente Tea Party comme l’obstacle qui empêche Obama de conduire le “printemps arabe” ou la lutte contre le désastre environnemental, ou de s’opposer à l’hystérie israélienne ; est-ce qu’on parle bien des intentions politiques d’Obama, cet homme représentant le désastre absolu de l’asservissement au Système ? Mesure-t-on ce qu'il a fait du “printemps arabe”, de la lutte contre le désastre environnemental ou de hystérie israélienne ? Ce commentaire est une sinistre plaisanterie et un exercice en irresponsabilité couarde. La seule chose qui importe dans les manifestations d’un Tea Party plus insaisissable et déstructuré que jamais, c’est que cette faction joue sans aucune conscience de la chose son rôle de système anti-Système.
Un autre point remarquable à ce même propos est le poids et l’influence informulée de cette minorité haïe du reste, sur le reste. Il y a beau temps, si les choses allaient comme les décrivent les commentateurs, que démocrates “raisonnables” et républicains “raisonnables”, c’est-à-dire complètement soumis au Système et en gants beurre frais, eux qui forment une large majorité, il y a beau temps qu’ils auraient dû s’entendre contre leurs extrémistes (car il y en a aussi quelques-uns du côté démocrate, à l’aile inverse de Tea Party), – comme ils l’ont toujours fait jusqu’ici. Ce n’est pas le cas. La situation finit effectivement par ressembler à une énorme majorité pro-Système, soudain confrontée à une protestation chaotique et minoritaire dont l’effet est, lui, d’être anti-Système. Et l’on observe comme presque une impuissance à repousser cette poussée si mal identifiée sur le fond et si faible dans sa forme quantitative… Les temps ont changé.
Autour de ce cirque pompeux et couard, ont résonné hier les nouvelles catastrophiques. Certains titrent que “les USA peinent à sortir de la récession”, et d’autres, à la plume imprudente, que “les USA replongent dans la récession”… Faites votre choix.
Audacieusement ou étourdiment, Larry Elliott, du Guardian, l’a fait, son choix, ce 29 juillet 2011, – rien qu’avec son titre : «US economy is in a deep hole…» Nous sommes proches de l’image du “trou noir” dont on sait où elle commence, et jamais où elle s’arrête, cela vers le fond sans fond de l’abîme. Il faut dire que les nouvelles, les chiffres de la “reprise” ou de la “croissance” raturés à la baisse, jusqu’à la stagnation qui est l’immobilité avant la chute, ou plus justement dit l’immobilité dans la chute, les nouvelles indiquent que le temps fraîchit. Les chiffres de l’économie US, c’est tout dire, sont pires que ceux de la très “austère Angleterre” de Sa Majesté.
«At first glance, the US growth figures are a horror story. Activity in the world's biggest economy grew much more slowly than expected in the three months, with consumer spending particularly weak.
»Nor does the data get much better on second reading. Washington has revised down its estimates for growth not just in late 2010 and early 2011 but during 2008 and 2009 when the country was in the middle of its most serious downturn since John Steinbeck was writing the Grapes of Wrath. The peak to trough fall in ouptut is now put at 5.1% against the 4.1% previously estimated. Wall Street trembled when it heard the news that in the first six months of this year the US grew by just 0.4%, slower even than austerity Britain…»
Pour en revenir un instant et en passant à Tea Party, on notera les lamentations du sénateur Kerry, élégant ex-candidat démocrate à la présidence en 2004 et président huppé de la commission sénatoriale des relations extérieures… Kerry parle même à des collègues républicains, ceux qui sont aussi élégants et huppés que lui, et il s’exclame : «“Some of them don’t get it, some don’t care, and for some it is a combination of both,” Kerry lamented. “I have had Republican leaders of the Senate—I’m not going to tell you who—tell me that they’ve tried to talk to some of these (House members), and they just don’t understand the implications of their actions.”»
Kerry est interviewé par Joe Conason, de Truthdig.com, ce 29 juillet 2011. Lamentations, – jérémiades et gémissements, par conséquent, lorsque Kerry rapporte ce que l’image polie et régulièrement encaustiquée de l’American Dream est en train d’essuyer d’infâmes interférences à l’extérieur. Les amis ne nous reconnaissent plus, se plaint John Kerry, et les Européens craignent même que leur héroïque sauvegarde de la Grèce et du reste soit compromise par nos inconséquences. La Chine se marre («The Chinese are laughing all the way to the bank…») à la pensée de ce que l’éventuelle dégradation en public de la vertu économique US (cotation AAA) va lui rapporter en intérêts supplémentaires de la dette que les USA ne cessent d’augmenter à son profit.
«“If we suffer a downgrade of our (U.S. Treasury) debt simply because of the brief time before we have to go through this exercise again,” said Kerry, referring to the House Republican insistence on a debt-limit increase that will expire before next Christmas, “it would mean billions of additional dollars that would have to be paid to the Chinese.” […]
»“People in other parts of the world are incredulous,” he said, as they observe the current spectacle in Washington. “Some of them are gloating. ... I know personally of major (U.S.) government officials who have been needled about what is happening here, in the course of their conversations abroad. I’ve had personal conversations with leaders who are praying that the United States doesn’t flounder here, because their economies depend on it.”
»European leaders are particularly worried, said Kerry, because of the possibility that an American default will worsen the debt crisis across the Atlantic. “I met with the Greek foreign minister and deputy prime minister a few days ago,” he noted, to discuss the U.S. commitment to the International Monetary Fund, which is essential to Greece’s eventual economic recovery. He has heard expressions of deep anxiety from leaders in Spain and Italy, as well.
»More broadly, Kerry is hearing rumors of the decline of a nation that once led the world. “There’s a general sense that the United States has already been questioned about our steadfastness and willpower, the consistency of our pledges. ... One of the great things we’ve always had going for us was the sense of our strength, our unity of purpose, our ability as a democracy to come together and display our intent, and right now that is fraying—with the potential of serious consequences, not automatic, but certainly real.”»
Par ailleurs et pour en terminer, ce même 30 juillet 2011, nous nous attachons à l’intervention d’un chercheur, Neil Hower, sur l’hypothèse de troubles publics, sinon révolutionnaires, dans le sillage des événements actuels de Washington. Comme nous le soulignons, l’hypothèse de Neil Howe, expert appointé de l’establishment, et du Système par conséquent, n’a guère d’intérêt en soi, mais nous donne par contre une indication extrêmement intéressante du climat et des opinions. Elle nous indique que l’establishment commence à envisager comme inévitables des événements de trouble aux USA, pouvant être éventuellement qualifiés de “révolutionnaires”.
Il y a en effet, de plus en plus perceptible, un climat fataliste dans la pensée générale qui enveloppe tous ces événements. Cette pensée générale est celle de l’impasse, du cul-de-sac, de la voie sans issue. Par conséquent, vient l’idée complémentaire qu’il faut effectivement envisager un prolongement libératoire, – en un sens, que le paroxysme actuel, proche de devenir insupportable à force d’emprisonnement, se transforme en catharsis libératrice, fût-ce au prix d’une “révolution”. Drôle de variation sur le «Nous, aux USA, on ne résout pas les problèmes, on les écrase» d'un général US au général Briquemont… Il semble bien que la crise actuelle, en fait nième réplique de la crise US dans une succession qui forme une chaîne crisique, pousse effectivement à cette nouvelle forme de psychologie, – il s’agit bien là d’une “forme psychologique” bien plus que d’une pensée, puisque cette attitude repousse le secours de la raison qui, dans le cadre du Système, repousse évidemment tout événement brutal et potentiellement, sinon substantiellement incontrôlable.
C’est dire que nous sommes, à ce point, bien loin de la seule question de la dette, toute importance qu’elle puisse paraître. Nous ne sommes plus dans le champ des hypothèses rationnelles, fussent-elles catastrophiques. Nous sommes dans un champ qui échappe à la raison, – et qui tend, du même coup, à échapper au Système, puisque la raison telle qu’elle est aujourd’hui a amplement montré qu’elle était subvertie par le Système. Il est possible que même l’establishment, même les serviteurs du Système, soient au bout de leur équilibre rationnel.
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