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153812 novembre 2014 – Il s’agit d’une situation surprenante, lorsque Russia Today (RT) s’estime justifié de choisir le titre suivant pour un de ses textes, mettant ainsi en cause le statut de superpuissance nucléaire des USA : «US nuke atrophy: Mismanagement stripping nation of nuclear superpower status?» (le 9 novembre 2014). Mais RT ne traduit là qu’une simple recension de textes publiés ces derniers jours dans la presse-Système US, principalement par le Los Angeles Times et surtout Associated Press (AP) qui s’est fait une spécialité ces deux ou trois dernières années de suivre les péripéties de l’état de la force nucléaire US, et principalement la force nucléaire stratégique (dépendante d’un commandement interarmes, le Strategic Command).
Il y a d’abord le simple constat par comparaison, avec l’estimation budgétaire qui mesure la seule gestion courante de ces forces et ouvre effectivement l’hypothèse d’une crise sérieuse et pressante. La comparaison se fait entre la puissante triade de 1967, avec 31 255 têtes nucléaires et de très nombreuses activités d’entretien et de fonctionnement, pour un coût de $7 milliard par an, et la situation actuelle, avec un arsenal réduit à 4 804 têtes et une restriction radicale des activités d’entretien et de fonctionnement, pour $8,3 milliards par an (les valeurs du dollar étant ajustées pour permettre la comparaison).
«Back in 1967 the US nuclear triad of delivery systems – bombers, submarines and land-based missiles - used to have 31,255 deployed warheads and bombs, which cost Washington $7 billion a year at modern dollar rates. That included costs of seven plutonium production reactors running, building reactors for nuclear submarines, design and construction of new warheads, maintenance of the existing stockpiles and constant nuclear tests in Nevada, at the rate of several dozen underground nuclear explosions a year.
»Today, when the US has 4,804 nukes, all plutonium production stopped and no nuclear tests, the costs of sustaining the nuclear triad is $8.3 billion, this sum does not include construction of nuclear reactors for the US Navy. Over the last decade the prices to maintain already produced nuclear weapons has soared by 30 percent, so it was the second term of George W. Bush and Barack Obama administration that witnessed this unprecedented growth...»
Il est vrai que le secrétaire à la défense Chuck Hagel a déclaré en janvier dernier qu’il y a “quelque chose qui ne va pas” (“something is wrong”) dans les forces nucléaires stratégiques. En février, il ordonnait une étude, dont on attend les résultats ce mois-ci, pour déterminer les problèmes de cette force et des solutions immédiates et à long terme.
... Mais Hagel parlait essentiellement des divers “scandales” qui ont touché le personnel de direction et de gestion opérationnelle de ces forces stratégiques (venu essentiellement de l’USAF et de la Navy), pour des affaires de conduite sociale et professionnelle, – conduites illicites, corruption, usages de drogue, abus d’autorité et erreurs de commandement, etc. En un an, 20% du personnel de l’USAF assurant la gestion et l’emploi opérationnel de la force d’ICBM (les 450 missiles Minuteman III installés dans des silos terrestres), ont été touchés par ces “scandales”, sanctionnés et retirés de ces forces nucléaires. Un article de Bill Van Auken sur lequel on reviendra, de WSWS.org le 8 novembre 2014, donne un décompte à jour de ces divers incidents.
Cette série de “scandales” vient curieusement, ou bien d’une façon révélatrice, se greffer sur la crise fondamentale des forces nucléaires US dont on parle épisodiquement, celle qui justifie essentiellement le titre de RT. En fait, on parle beaucoup plus des “scandales”, – si l’on en parle d’ailleurs, comme on le verra plus loin, – que de cette crise fondamentale du nucléaire. Cette attitude du système de la communication vis-à-vis de la situation de ce qui fait la centralité et l’essence de la puissance des USA est intrigante, et l’on se doit d’y revenir après avoir passé en revue cette crise dans tous ses aspects.
Un groupe d’enquête constitué en 2011 par le Congrès, le Congressional Advisory Panel on the Governance of the Nuclear Security Enterprise, a déposé en mars 2014 un rapport qualifié d’“intérimaire” qui annonce le rapport définitif qu’il doit produire incessamment. Le tableau qu’il trace de la situation est celui d’une crise profonde dont personne ne semble vraiment se préoccuper. Selon les termes de son co-président, l’ancien secrétaire à l’US Army et l’ancien président de Lockheed Martin Norman Augustine, qui a été l’un des plus brillants et originaux critiques des faiblesses gestionnaires et bureaucratiques du complexe militaro-industriel (voir le 10 octobre 1997 et le 8 juillet 2004), pour Augustine donc le système industriel et bureaucratique de l’armement nucléaire est aujourd’hui “orphelin”, c’est-à-dire sans une autorité influente ou un quelconque centre de pouvoir et d’influence pour assurer sa tutelle bureaucratique et s’occuper de son sort. Dans une bureaucratie oligarchique comme l’est le système de l’américanisme, c’est une situation extrêmement périlleuse, qui conduit à l’extinction si aucune mesure n’est prise. RT résume les déclarations d’Augustine de la sorte :
«A panel led by retired Adm. Richard Mies, a former head of US Strategic Command, in charge of all US nuclear forces and Norman Augustine, a retired chairman of Lockheed Martin Corp. is currently updating its “Governance of the Nuclear Security Enterprise” report first issued in April. “This lack of attention has resulted in public confusion, congressional distrust and a serious erosion of advocacy, expertise and proficiency in the sustainment,” the report said.
»The panel acknowledged that though America’s nukes still remain technologically sound, Washington had “orphaned” the nuclear weapons industry. “Simply stated, there is no plan for success with available resources,” Norman Augustine told Congress last April. At the moment, “there is no affordable, executable (government) vision, plan or program for the future of nuclear weapons capabilities,” the panel pointed out.»
Cette crise du nucléaire aux USA se manifeste très concrètement par une crise profonde de la NNSA (National Nuclear Security Administration), qui centralise l’autorité de tous les aspects de l’industrie et de l’activité nucléaire dans le domaine de la sécurité nationale, – allant donc de la force nucléaire stratégique à la gestion de la menace terroriste d’utilisation du nucléaire. Sa constitution (en 2000) était censée être un pas décisif dans la réorganisation d’un domaine où différents centres de pouvoir (les trois forces armées, différentes agences de sécurité et de renseignement, etc.) géraient indépendamment leurs propres activités nucléaires. En réalité, la constitution de la NNSA a formé une sorte de catalyseur pour la crise générale qui affecte la puissance nucléaire des USA. AP (ABC.News, le 8 novembre 2014) donne des éléments pour ce constat :
«Augustine told Congress last April that the NNSA “is on a trajectory toward crisis,” having “lost credibility and the trust of the national leadership (and the Pentagon) that it deliver needed weapons and nuclear facilities on schedule and on budget.” Frank Klotz, the head of the NNSA and a former commander of the nuclear Air Force, says his agency is taking steps to fix its shortcomings. He believes its management of the nuclear weapons stockpile is a “phenomenal achievement,” considering it has not conducted an underground nuclear test for more than 20 years.
»In an interview with reporters Oct. 29, Klotz did not dispute that the government has allowed cracks to form in the civilian and military underpinnings of its nuclear weapons complex. “My generation came of age in the Cold War, when nuclear deterrence and the nuclear deterrent force were center stage,” he said. “At the end of the Cold War it was almost as if we had all heaved a sigh of collective relief and said, ‘Thank goodness we don't have to worry about that anymore.’ ... Quite frankly, we lost focus.”»
L’enquête d’AP termine sur un jugement général portant sur l’état de la force stratégique nucléaire des USA. Apprécié budgétairement, ce constat se résume à ceci, – qui est repris un peu en détail par Van Auken, mais dans un sens complètement différent de celui qui est présenté dans l’enquête d’AP : pour rétablir la puissance nucléaire stratégique US à un niveau de modernisation adéquat au XXIème siècle dans les trois composantes de cette force (la triade), il faudrait investir $355 milliards dans les dix prochaines années et autant pour les deux décennies suivant, soit autour de $1 000 milliards pour les trente prochaines années. Ce sont des estimations, dont on sait qu’elles sont systématiquement dépassées dans leur réalisation lorsqu’il s’agit du Pentagone et des programmes d’armement. Cette estimation vient en sus des $8, 3 milliards annuels d’entretien de la force actuelle, avec la perspective que ce budget-là va continuer à croître exponentiellement.
En fonction de la situation budgétaire des USA en crise profonde, cet investissement est tout simplement “impensable”. Cela conduit à des jugements très pessimistes sur le statut de cette force nucléaire US face à ses concurrentes ou adversaires potentiels, – ce dernier point étant de moins en moins théorique et de plus en plus concret au vu de la tension actuelle avec la Russie et, dans une moindre mesure, avec la Chine. Voici le jugement de John Hamre, qui fut n°2 du Pentagone dans les années 1990, qui signale “le retour des Russes“ dans ce domaine. (La force nucléaire russe est en plein développement opérationnel de modernisation des ICBM et des SLBM, – respectivement les engins intercontinentaux terrestre avec le nouveau Topol M et la modernisation du Voevoda RS-20B, ou SS-18 Satan pour l’OTAN, et pour les engins stratégiques lancé de sous-marins, avec le R-30 Boulava.)
«Those who see nuclear weapons as a necessary deterrent to attack from other nuclear-armed countries worry about the looming obsolescence of the current Cold War-era arsenal and about the jaw-dropping cost, of up to $1 trillion, of replacing it with a new generation of weapons and their support systems. “Unaffordable,” is the blunt conclusion by a panel of defense experts who reviewed the Pentagon latest defense plan.
»John Hamre, president of the Center for Strategic and International Studies and a former deputy defense secretary, says post-Cold War decisions that downgraded nuclear weapons as a national priority may come back to haunt the U.S., in light of efforts by several countries to expand or begin building nuclear arsenals. “It was always the backdrop of the competition with the Soviet Union that undergirded the nuclear enterprise. Now the Russians are coming back, the Chinese are expanding their inventory, and we are on the rim of a potential cascade of nuclear weapon states,” Hamre said. “But the American establishment is in serious decline.”»
On voit que la situation de la force stratégique nucléaire est sérieuse et porte une ombre redoutable sur le statut de “superpuissance nucléaire“ des USA, dans un domaine où la préparation, la modernisation, la fiabilité de l’entretien, la préparation des forces constituent un facteur d’une importance considérable : c’est le seul facteur qui permet d’étalonner la capacité de ces forces puisque, par définition, la réelle capacité de ces forces est mesurée à leur non-emploi. C’est le concept de la dissuasion : ce n’est pas leur emploi qui donne de la crédibilité à ces forces, puisque la dissuasion est fondée sur leur non-emploi, donc cette crédibilité qui est le fondement de la dissuasion dépend de la perception qu’on a des capacités de ces forces.
Les “scandales” du comportement du personnel de la force nucléaire stratégique sont un autre élément qu’on a déjà évoqué, qu’on a tendance à traiter à part mais que nous voudrions, nous, traiter conjointement avec la crise de la force nucléaire stratégique elle-même. (On le verra plus loin.) Mais pour l’instant, cet autre élément a été effectivement traité à part, et il soulève des questions extrêmement mystérieuses sinon polémiques chez certains, – chez certains de ceux qui veulent bien en parler, car il semble bien que la presse-Système US soit très réticente à en parler et que le black-out est souvent de mise. C’est justement le constat de départ des interrogations soupçonneuses de Bill Van Auken (WSWS.org) qui relève, dans l’absence d’explications satisfaisantes, dans le silence de la presse-Système, des arguments pour des hypothèses polémiques de type sinon complotistes, dans tous les cas montrant une certaine obsession pour l’explication de manigances de la part du gouvernement US ou de toute autre force “obscure”. Voici le passage ... (Où l’on voit que Van Auken présente la question de la modernisation de la force nucléaire comme un programme acquis, alors qu’on a vu qu’il ne l’est pas et qu’il a de fortes chances de ne pouvoir l’être jamais dans ces termes, simplement par incapacité budgétaire. Pour l’instant, le seul programme sérieusement mis en route, mais toujours au stade théorique et très loin d’être acquis, et de toutes les façons encore plus loin dans le commencement de sa réalisation, est celui des nouveaux sous-marins stratégiques.)
«The US mass media and the country’s political officials have shown a remarkable lack of interest in what the Pentagon acknowledged earlier this week was the unprecedented simultaneous firing of two senior commanders at two separate Air Force Intercontinental Ballistic Missile (ICBM) bases and the administrative disciplining of a third. [...] Why the silence? By tacit agreement, clearly secrets are being kept about the real state of affairs within a military command whose nuclear war-fighting mission constitutes one of the single greatest threats to the survival of humanity.
»The crisis in the US nuclear war command has now been unfolding for over one year, involving the sudden sackings of top commanders and senior officers, as well as the snaring of fully 20 percent of the ICBM missile launch crew members in a cheating scandal and the implication of several others in the use of illegal drugs. [...]
»The series of firings, scandals and incidents, however, suggest two possibilities, which are not mutually exclusive. First, that the US nuclear command is under the control of certified maniacs, the real-life counterparts of the “Dr. Strangelove” character, Gen. Jack D. Ripper, who unilaterally launches a nuclear bomber strike on the Soviet Union on the theory that “war is too important to be left to politicians.” It is worth recalling that among the recent scandals plaguing the Air Force has been the overwhelming influence of the Christian right at the US Air Force Academy, where a religious ideology embracing the Armageddon has been promoted even as cadets are trained in practical measures for bringing it about.
»The other possibility is that the US nuclear war command is being subjected to a deliberate and wholesale restructuring of its personnel for unspecified reasons. The shakeup has unfolded within a definite and disturbing wider context. In the first instance, President Barack Obama, who came into office vowing to pursue a policy of nuclear disarmament—one of the main things cited in the decision to award him a Nobel Peace Prize after barely 10 months in office—is now presiding over a major buildup of US imperialism’s nuclear arsenal. This includes plans to spend a staggering $355 billion over the next decade and at least $1 trillion over the next 30 years, with the deployment of 12 new nuclear submarines, some 100 nuclear bombers and 400 new land-based ICBMs.
»Moreover, this buildup takes place under conditions in which Washington is engaged in steadily escalating provocations against Russia and China, both nuclear-armed powers, even as it embarks on a major new war in the Middle East. The threat of a nuclear Third World War is now greater than it has been for decades.»
On voit bien que les arguments de Van Auken, “pathologiques” et “fondamentalistes” d’une part, “complotistes” d’autre part, sont extrêmement contestables. Ils le sont, pour le deuxième volet notamment, parce qu’il s’appuie sur une information complètement infondée. Le programme de modernisation qu’il présente comme preuve de la détermination US a disposer d’une force nucléaire capable d’imposer une hégémonie nucléaire terroriste sur le monde serait plutôt son contraire puisque la réalité est qu’on estime ce programme tout simplement “unaffordable” (“inabordable”, donc “impensable”) dans la situation budgétaire actuelle. Cela nous incline à chercher une autre explication, notamment à ce “silence” de la presse-Système qu’on retrouve également pour la crise de la force nucléaire stratégique elle-même, – et alors, nous rassemblerions les deux “crises”, celle du personnel et celle de la force, en une seule.
Ce “silence” que signale Van Auken est avéré. Il ne s’agit pas de censure, ni d’un rejet systématique. Le travail que fait AP sur ces “crises”, ou ces deux “crises” en une, vient d’un organisme de la presse-Système. Il est constant depuis une année, bien documenté, spectaculaire et reconnu comme tel. Il n’y a pas “silence” complet à cet égard (le mot doit plutôt être pris d’un point de vue symbolique), mais simplement utilisation parcimonieuse du travail d’AP, une non-exploitation journalistique inhabituelle par rapport à son importance et à son aspect “sensationnel” qui soulève certainement des questions. L’un ou l’autre journal de la presse-Système, – notamment le Los Angeles Times, – suit également le dossier, complétant l’idée qu’il n’y a pas censure, ni consigne systématique dans la presse-Système. La thèse de Van Auken manque de crédibilité.
En un mot, cette grave crise de la puissance nucléaire US éclate dans une sorte d’hostilité glacée du système de la communication américaniste à en faire rapport. Cette crise existe, elle est grave, elle est documentée, elle est exposée, elle constitue une crise systémique qui n’est l’objet d’aucune manipulation politique et que le groupe-Système constitué pour l’analyser (le groupe Augustine) expose dans toute sa gravité et sa crudité, de la manière la plus officielle possible (ordonnée par le Congrès, exposée devant le Congrès, etc.). Finalement elle représente une réalité absolument documentée et reconnue au sein du Système, et qui pourtant gêne les principaux composants du Système dans l’activité de la communication jusqu’à une sorte d’autocensure. Considérée de ce point de vue, la situation représente un risque énorme dans la mesure où cette espèce d’hostilité de la communication implique une tendance gravissime à refuser de traiter un problème fondamental de la puissance du Système.
On revient sur le terme très imagé et très intéressant employé par le groupe-Augustine dans ses conclusions temporaires est très intéressant : la puissance nucléaire US est “orpheline“. Personne parmi les centres de pouvoir et d’influence washingtoniens n’en veut la paternité, donc personne ne veut s’en faire le porte-parole au niveau national, pour activer une réaction. Ce n’est pas la crainte des responsabilités, puisque la principale organisation concernée est mise en accusation et reconnaît explicitement sa responsabilité. Les déclarations de l’administrateur de la NSSA Frank Klotz, telles qu’elles sont rapportées, représentent l’acceptation de cette responsabilité, mais elles ont également un intérêt en elle-même, pour trouver la voie vers une explication acceptable et enrichissante :
«“My generation came of age in the Cold War, when nuclear deterrence and the nuclear deterrent force were center stage,” he said. “At the end of the Cold War it was almost as if we had all heaved a sigh of collective relief and said, ‘Thank goodness we don't have to worry about that anymore.’ ... Quite frankly, we lost focus.”»
Cette idée est plus ou moins la même que celle qu’exprime John Hamre, autre personnalité sérieuse du Système et qui, lui, ne craint aucune implication. Lui aussi, Hamre, comme Klotz, explique que la fin de la Guerre froide a complètement écarté de l’esprit des responsables US, par une variation très particulière de la psychologie, l’idée de l’importance de la force nucléaire.
«[...P]ost-Cold War decisions that downgraded nuclear weapons as a national priority may come back to haunt the U.S., in light of efforts by several countries to expand or begin building nuclear arsenals. “It was always the backdrop of the competition with the Soviet Union that undergirded the nuclear enterprise. Now the Russians are coming back, the Chinese are expanding their inventory, and we are on the rim of a potential cascade of nuclear weapon states,” Hamre said. “But the American establishment is in serious decline.”»
Comment interpréter ces explications ? Elles nous paraissent en effet fondamentales si on utilise, pour les comprendre, une approche psychologique qui serait spécifique et fondamentale jusqu’à constituer la clef de cette crise, mais aussi d’autres comportements fondamentaux, notamment dans la crise ukrainienne et la tension actuelle avec la Russie. Pour un enchaînement fructueux, on observera que le même Hamre cité ici a, à d’autres occasions, abordé publiquement et officiellement certains problèmes qui nous intéressent, à savoir le “virtualisme” transmuté en narrative (voir le Glossaire.dde du 27 novembre 2012). C’est lui qui, en septembre 2003, donna devant le Congrès une analyse poussée et circonstanciée du phénomène du group-thinking, que nous considérâmes comme un des aspects du virtualisme, proliférant dans la bureaucratie de sécurité nationale et expliquant par le conformisme psychologique l’erreur générale d’évaluation de la fiction des armes de destruction massive de Saddam Hussein, et par suite, de la guerre contre l’Irak. (Le texte déjà référencé sur Hamre, le 30 septembre 2003, porte sur ce sujet, précisément.)
L’explication que nous proposons renvoie à une hypothèse que nous faisions dans une Note d’analyse précédente où nous envisagions le problème pour nous extraordinaire que pose l’approche brutale et provocatrice de la Russie par les USA, alors que ce qui est en jeu à l’extrême n’est rien de moins que l’affrontement nucléaire suprême. Dans ce texte, nous utilisions plusieurs références pour nous justifier de l’opportunité de notre hypothèse, notamment la stupéfaction de deux experts US de la Russie, Stephen F. Cohen et John Mearsheimer, justement devant l’inconséquence de cette politique de provocation vis-à-vis de la Russie. Nous pensons que les observations ci-dessus, de Frank Klotz et de John Hamre, vont dans le sens de corroborer cette hypothèse... Le texte dont nous citons quelques extraits est du 6 août 2014 ...
«C’est ici et ainsi que notre hypothèse s’amorce. Cette situation des années 1990 [post-Guerre froide, avec la disparition de la puissance militaire soviétique, notamment nucléaire] aurait eu pour effet de “sécuriser” [...] la psychologie américaniste dans la conviction que le nucléaire en tant qu’obligation de restreinte et de responsabilité n’existait plus pour les USA. Par ailleurs, la fin de la Guerre froide achevait la mise en place d’une génération politique commençant par Clinton complètement acquise à la communication, et qui dilua la question de la sécurité nationale dans une condition de perception où la communication règne, laquelle perception commença par l’installation de l’“hyperpuissance” sans rival concevable. On comprend combien la situation nucléaire de ces années-là s’inséra parfaitement dans cette évolution. [...}
»Ainsi, nous semble-t-il, peut-on proposer aux deux experts cette hypothèse pour répondre à l’incrédulité stupéfaite qu’ils expriment de se trouver, à Washington, au milieu d’une sorte de consensus absolu, notamment au Congrès, dans une russophobie haineuse, sans le moindre souci du risque de guerre nucléaire. Comment s’en étonner, enfin, puisque le nucléaire, dans la psychologie américaniste de Washington, n’existe plus en tant que représentation technologique, stratégique et symbolique d’un conflit impliquant le risque de la fin de la civilisation, – fin brutale, fin apocalyptique, fin par effondrement explosif avec retour à l’âge de pierre pour tout le monde (“back to the stone age”, comme disait le général LeMay des pays qu’il rêvait d’attaquer par surprise avec les B-52 de “son” Strategic Air Command)... Le nucléaire “n’existe plus” parce qu’il n’existe plus d’adversaire qui puisse prétendre à la concurrence et, d’une certaine façon, d’alter ego qui puisse forcer à la responsabilité partagée et à l’autorestriction comme durant la Guerre froide.
»... Bien entendu, les esprits, armés par les psychologies américanistes qu’on sait, en sont restés aux années 1990 et à la dissolution par poussière de l’ex-URSS et de son nucléaire antique. Nul n’a vraiment, sérieusement accepté l’idée d’une résurrection de la Russie, telle qu’elle s’opéra à partir de 2000, parce qu’il en avait été décidé ainsi à Washington. Pour les USA, Poutine et la Russie post-2000 n’ont aucune existence disons “légale”, ils sortent de l’ordre international post-historique établi par les USA depuis les années 1990, ils sont des imposteurs vils et absolument condamnables, – c’est-à-dire d’ores et déjà condamnés et en attente d’être exécutés, ce à quoi nous nous employons par Kiev-interposé. Par conséquent, leur prétention stupéfiante à renaître, à s’imposer, à s’opposer d’une façon critique aux USA (la mise en cause de l’exceptionnalisme US par Poutine en septembre 2013, dans les colonnes vénérées du New York Times ! Sacrilège !), – cela constitue une sorte de péché capital, un acte de relaps qui ne peut que faire se dresser une unanimité absolue chez le vulgum pecus washingtonien, ce consensus antirusse qui stupéfie autant Cohen que Mearsheimer... [...]
»Ainsi donc parlons-nous psychologie et nullement quincaillerie nucléaire lorsque nous développons une hypothèse pour expliquer ce formidable mystère d’un gouvernement américaniste prenant le risque colossal de se trouver en position d’affrontement avec la Russie, c’est-à-dire puissance nucléaire stratégique d’anéantissement contre puissance nucléaire d’anéantissement, – “si tu me tues tu es mort”... Mais il s’agit d’une psychologie qui a inventé complètement sa perception, à partir du sujet le plus extraordinairement catastrophique du monde qu’est l’armement nucléaire et la possibilité d’une guerre nucléaire.
»Ce qu’on expose ici comme hypothèse est que la psychologie US, fondée sur son propre exceptionnalisme et appuyée autant sur l’inculpabilité que sur l’indéfectibilité, a totalement inverti la doctrine de l’“unthinkable”. Durant la Guerre froide, l’on s’en souvient, la justification de la doctrine de coresponsabilité de non-engagement nucléaire (grosso modo la doctrine MAD, pour Mutual Assured Destruction) était fondée sur la conception que la guerre nucléaire était si extraordinairement catastrophique qu’elle en devenait “impensable” (“unthinkable”), et par conséquent “infaisable” (“undoable”). Aujourd’hui, ce qui est devenu “unthinkable” est la possibilité que la Russie puisse à nouveau tenir le rôle que joua l’URSS durant la Guerre froide, – c’est-à-dire pair et alter ego des USA par la grâce de la puissance nucléaire. Le problème est bien que, si l’on s’abaisse un instant à évaluer la quincaillerie nucléaire, le constat des années 1990 de la totale dissolution de l’URSS-Russie et de l’arsenal nucléaire qui va avec est complètement retourné. Si l’on voulait comparer aujourd’hui les forces nucléaires des deux puissances, sans doute est-ce la Russie qui, par l’état de modernisation et la diversité maintenue de ses forces, surclasse les USA...»
Les citations Klotz-Hamre nous montrent bien que le phénomène psychologique dont nous parlons n’a rien à voir avec la crise actuelle en Ukraine, avec la tension actuelle avec la Russie, même s’il a des effets directs à cet égard. C’est un phénomène interne à la psychologie US, qui s’est réalisé “en interne”, sans référence extérieure, dans la bulle de la psychologie de l’américanisme dont les verrous se nomment inculpabilité et indéfectibilité. Ce n’est pas seulement en Ukraine et face à la Russie que la possibilité d’un affrontement nucléaire (où les USA, au mieux, essuieraient des dommages apocalyptiques équivalents à l’anéantissement) n’existe plus dans la narrative qui fait foi absolu. C’est dans une sorte d’abstraction psychologique que cette possibilité est niée, cela entraînant le complet désintérêt des USA pour l’entretien et le développement de leurs forces nucléaires. Dans cette logique psychologique, le désintérêt de la presse-Système US autant pour les “scandales” du personnel que pour le statut très inquiétant de la force nucléaire US répond simplement au refus presque inconscient, quasiment pavlovien, de faire la chronique d’un aspect de la puissance US en déclin accéléré, mais dont on a inconsciemment décrété qu’il ne comptait plus vraiment. D’un autre côté mais dans le même sens, les “scandales” du personnel de la force stratégique, régie par des règles extrêmement strictes, peut s’expliquer par la même psychologie touchant également ce personnel qui se conduirait par conséquent d’une façon de plus en plus laxiste (d'ailleurs tellement dans l'air du temps) pour un système dont le climat psychologique lui dit que les règles draconiennes auxquelles il devrait se soumettre n’ont plus de raison d’être...
Mais on ne peut s’arrêter là. Il faut reprendre toutes les pièces du dossier, toutes les complexités de la psychologie américaniste. Alors qu’on a vu ce déni de la question de l’équilibre nucléaire où il serait autorisé à quelqu’un, à quelque puissance, de s’affirmer, par la seule nécessité de la dissuasion nucléaire d’ailleurs, comme l’équivalent des USA, il existe par ailleurs, parallèlement mais comme avec un cloisonnement qui empêche toute confrontation de cause à effet, une affirmation constante de la capacité de première frappe US (first strike), nucléaire et victorieuse. Ceci est totalement contradictoire avec cela mais qu’importe cela est. Le 9 juin 2014, nous évoquions certaines allusions à la possibilité d’une first strike US, à partir d’une hypothèse déjà évoquée, dès mars 2006 dans un article de Foreign Affairs, avec des réactions russes extrêmement vives (voir le 31 mars 2006) et même une réaction officielle indirecte de Poutine réaffirmant son engagement fondamental dans la voie de la modernisation de l’arsenal nucléaire russe (voir le même 31 mars 2006). L’hypothèse de la first strike, argument offensif et belliciste US, se complète du déploiement des antimissiles sur la frontière occidentale de la Russie, comme on est en train de procéder ... Mais que vaut tout cela lorsqu’on constate 1) l’état de la force nucléaire US, et 2) l’efficacité extrêmement douteuse et dérisoire des antimissiles, face à une force nucléaire russe largement modernisée, notamment au niveau des contre-mesures d’annihilation des antimissiles ? Cette question dont la réponse paraît évidente, et pourrait paraître renvoyer l’hypothèse d’une first strike dans une sorte de fantasyland pour neocon n’est au contraire pas rassurante du tout à cause du dysfonctionnement extraordinaire de perception qu’elle implique, existant entre la narrative imprégnant le monde du système de la communication où se trouve aujourd’hui la situation politique US (fantasyland pas si fantasy que cela), et la réalité qu’on vient de détailler.
Ainsi en arrive-t-on au problème nouveau que pose cette mise en évidence de l’état de la force nucléaire US dans le contexte de l’arrivée d'un Congrès à majorité républicaine, donc majorité belliciste et avec une très forte probabilité d’aggravation de la tension avec la Russie. L’aggravation de la tension impliquée par un Congrès extrêmement activiste dans son radicalisme extrême peut faire surgir plus précisément l’hypothèse de la first strike faisant partie de la narrative belliciste qui va désormais tout imprégner et infecter à Washington où déjà l'imprégnation et l'infection sont bien avancées.
Cette poussée générale de communication belliciste peut, à son tour, faire surgir au premier plan des préoccupations de sécurité nationale la réalisation de communication de l’état de la force nucléaire avec la perspective extrêmement difficile de remise à niveau de cette force, et la possibilité de dégradation supplémentaire de cette force dans ce cas, alors que bat son plein une campagne de communication dans ce sens (groupe-Augustine, Hagel). Tout cela se ferait dans le cadre de cette psychologie qu’on a décrite et du dysfonctionnement avec la réalité qui règne, cette psychologie de la narrative qui refuse toute conscience opérationnelle et simplement humaine de la gravité apocalyptique de l’arme nucléaire avec l’espèce de déni des capacités russes réelles dans ce domaine s’activant dans ce cas. Il n’y a pas à forcer l’esprit pour évoquer l’hypothèse de débats instantanés et enflammés, neocons en bandouillère, qui pourraient éclater, sur le fond d’un Congrès ultra-belliciste, avec l’argument qu’on devine des “jusqu’auboutistes” et de leur pathologie psychologistes, – avec, par exemple, des arguments du type “faisons au plus vite une ‘first strike’ pour annihiler les capacités russes avant qu’il ne soit trop tard (avant que notre force nucléaire se dégrade encore plus)”. Cela s'appelle en langage bureaucratique une “fenêtre d'opportunité” (on dirait plutôt un “hublot minuscule sinon trompeur d'opportunité”) et c’est la logique de l’argument classique du “tout ou rien” apocalyptique et eschatologique des neocons les plus exaltés.
D’une façon très significative, ce sont les élites-Système, celles qui fabriquèrent la Bombe et ses théories et qui se sont dégradées jusqu’à s’exprimer aujourd’hui dans l’hystérie des neocons et assimilés, qui ont écarté de leur psychologie le fait absolument écrasant qui régnait du temps de la Guerre froide de la formidable puissance apocalyptique du fait nucléaire. Ce sont elles qui s’agitent au Congrès pour établir un enchaînement d’interventionnisme direct et ouvert, en activant la perspective de livrer des armes au régime de Kiev. Drôle de destin de ces élites-Système. («But the American establishment is in serious decline.», Hamre dixit.)
... Encore une fois dans cette sorte d'analyse sur les risques d'affrontement nucléaire suprême, ce n’est pas, dans notre chef, l'annonce de l’inéluctable apocalypse. En effet, lorsqu’il s’agirait de l’apocalypse nucléaire, la folie neocon se heurterait bien entendu à un parti technicien et bureaucratique mesurant l’aspect catastrophique de cette folie puisqu'il est question de l’apocalypse nucléaire. Il s’agit plutôt de constater l’existence d’un formidable ferment de division, d’affrontement, de déchirement, très rapidement à Washington, d’autant plus rapidement que le bellicisme triomphant avec le Congrès va s’affirmer avec une force incroyable dès janvier 2015, et que l’état dangereux et les perspectives catastrophiques de la force nucléaires US vont, vont dans ce cas, et en sens inverse, constituer un sujet de préoccupation engageant le cœur fondamental de la puissance centrale des USA ; et tout cela sous la pression, s’exerçant pour les deux partis, de l’hypothèse du risque catastrophique de l’affrontement nucléaire considéré d'une façon diamétralement opposée, narrative contre réalité bureaucratique. C'est encore un cas, et de quelle puissance potentielle et catastrophique, où l’Empire risque d’y perdre ses derniers restes de stabilité.
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