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2752Hier, 17 novembre 2009, nous signalions à la fin de notre “Notes sur le Rafale et l’exportation (II)” notre intention de publier deux autres textes sur et autour du sujet, dont un «sur la période étudiée ci-dessus, mais sur le thème plus général de la seule problématique de l’exportation des armements, qui est extrait de notre Lettre d’Analyse Contexte, et datant de 2008.» Effectivement, ce texte date de janvier 2008, et nous avons tenu à le laisser en l’état, sauf quelques modifications de forme, tel qu’il fut écrit en janvier 2008. (Bien entendu et comme on l'aura aisément deviné, les liens renvoyant à certains de nos textes postérieurs ont été rajoutés.) On y retrouve parfois, dans un contexte plus large et sous un angle différent, l'une ou l'autre information déjà publiée dans les texte sur “le Rafale et l’exportation”. Cette analyse dresse un tableau général de la situation de l’exportation des armements (US essentiellement, sinon exclusivement) depuis la fin de la Guerre froide, cette activité perçue comme un outil d’hégémonie de l’américanisme sur le monde, avec tous les outils semi-clandestins et un peu plus que semi-clandestins qui vont avec – des réseaux Stay Behind de Gladio à un Bruce P. Jackson de Lockheed Martin et des néo-conservateurs.
Le commerce de l’armement est aussi vieux que la guerre. Aujourd’hui, le terme a été remplacé par l’expression “exportation des armements” pour bien montrer qu’il existe des centres de production, – quelques-uns, de moins en moins – et leurs acheteurs. Le nombre de ces “centres d’armement” n’a cessé de se réduire, à mesure de la raréfaction des pays capables de produire les technologies nouvelles nécessaires et de les intégrer dans les nouveaux armements.
La fin de la Guerre froide a constitué un événement essentiel. Les obligations de retenue imposées par l’équilibre des deux super-puissances qui disposaient de leur zone d’influence et de leurs “Etats-clients” ont été pulvérisées. On aurait pu croire à une “libération” des contraintes de la période. En réalité, ce fut tout le contraire qui se produisit: un emprisonnement du marché de l’exportation des armements par les USA, – étendu aux Anglo-Saxons à mesure que les années ont passé.
L’événement fondamental fut la (première) guerre du Golfe, avec la prise du Koweït par Saddam Hussein le 2 août 1990, et l’énorme commande quasiment imposée à l’Arabie par les USA dès le 20 septembre 1990, de $23 milliards d’armements, étendue successivement à $40 milliards dans les 2 années suivantes. C’était une partie du prix que les Saoudiens payaient aux Américains pour la défense de leur territoire contre la poussée irakienne d’août 1990. Cette dynamique lancée, les USA entreprirent une conquête systématique des marchés pour établir une hégémonie sans partage. Les Britanniques établirent une politique semi-autonome de “suivisme”, correspondant à leur alignement politique sur les USA. Restaient deux autres concurrents principaux.
• Les Français, qui avaient une véritable politique d’exportation, s’abîmèrent dans une inertie interne qui les empêcha de s’adapter à la nouvelle période. Ils perdirent peu à peu leur originalité.
• Les Russes subirent le contrecoup de l’effondrement post-communiste et de l’anarchie “hyper-capitaliste” de la période eltsinienne. Leur industrie d’armement semblait condamnée.
La caractéristique la plus fondamentale de l’évolution de l’exportation des armements depuis 1990-91 a été la transformation de cette activité en un outil ouvert d’affirmation hégémonique et stratégique. Cette évolution correspond parfaitement à l’évolution des USA, depuis la diffusion “accidentelle” (fuite) d’un document en mars 1992 signé Paul Wolfowitz (déjà au Pentagone avec Cheney, secrétaire à la défense), préconisant une politique de sécurité recherchant l’hégémonie globale grâce à la puissance militaire US. Les ventes d’armes US sont devenues des actes offensifs d’affirmation hégémonique, sous le couvert de tractations impliquant des arrangements de sécurité bilatéraux en parallèle.
La conception même des systèmes a suivi cette orientation. Le lancement en 1993 du programme JAST, devenu JSF en 1995, pour un nouveau chasseur de combat, renversait les tendances commerciales classiques en “recrutant” dès l’origine du programme des coopérants non-US qui s’inscriraient dans une chaîne de contrôle maîtrisée par les USA. Le processus n’est plus d’argumenter pour convaincre l’acheteur (le coopérant) mais de “choisir” l’acheteur (le coopérant) avec les arguments irrésistibles de la puissance US. Parallèlement ce processus tendait à rechercher la destruction des concurrents, exactement comme dans une guerre. (En 2000, l’analyste Richard Aboulafia écrivait: «Le JSF pourrait faire à l’industrie européenne ce que le F-16 a presque réussi: la détruire. [...] Le JSF est au moins autant une stratégie nationale qu’un programme d’avion de combat.»)
Un autre aspect important, à la fois de l’évolution de cette situation des exportations d’armements sous l’hégémonie US et du programme JSF perçu comme exemplaire fut d’adopter les règles du capitalisme ultra-libéral qui s’installait aux USA depuis Reagan. La gestion évolua dans ce sens, avec néanmoins les arrangements propres à conserver aux USA leurs avantages dans la coopération. Surtout, l’évolution permit de confirmer des buts tendant vers la globalisation (hégémonie industrielle) et donna aux entreprises US un rôle stratégique et politique.
En un peu plus de quinze ans, cette situation nouvelle et révolutionnaire s’est établie dans l’exportation des armements, sous l’impulsion des USA et à l’image de leurs arguments idéologiques. La situation commerciale habituelle de conquête des marchés puis de leur défense comme positions acquises est effectivement devenue une situation stratégique actant l’hégémonie militaire et politique sur ces marchés. Il ne suffit plus de parler d’influence, de pressions, etc., même si ces éléments sont de plus en plus présents et actifs. Il est désormais question d’une structure générale où les “clients” sont devenus des “correspondants” choisis par Washington pour à la fois absorber le matériel US et tenir leur place dans une structure militaire globale contrôlée par le Pentagone.
Cette situation est la conséquence d’une longue maturation. Les USA possédaient, à la fin de la Guerre froide, particulièrement en Europe qui est le modèle le plus convaincant et le plus achevé de cette situation d’hégémonie, une formidable base d’influence. Les différents moyens et relais “ouverts” sont connus, situés à la jonction de l’action légale de lobbying et de l’action d’influence du renseignement. Mais il existe également des moyens tangentiels fondamentaux, dont on ignore en général le poids. Il s’agit essentiellement du tissu de relais d’influence et d’action établi à partir de 1947-1948 sous la direction du MI6 (très vite en perte d’importance) et du renseignement US (CIA et DIA, SR des forces armées), et structurellement à l’intérieur de l’OTAN, au travers des réseaux Stay Behind (SB), plus connus sous le nom générique de leur branche italienne depuis les révélations de 1990, de réseau Gladio.
L’importance de l’influence des SB sur la pénétration des ventes d’armes US en Europe n’a jamais été explorée parce qu’elle est indirecte et exercée comme une conséquence naturelle. Une des raisons du maintien en activité des SB après 1990 est certainement leurs capacités d’influence sur ce domaine, au travers des cadres européens des SB (armée, renseignement, certains cadres industriels). La structure d’influence US en Europe est une remarquable réussite pour l’exportation des armements.
Le résultat de cette implantation fit des marchés européens, à l’exception de la France, un territoire conquis qu’il s’agissait de gérer. L’exemple néerlandais et le choix du JSF illustrent cette gestion.
En 1998, une réunion secrète entre des chefs militaires néerlandais (sans mandat politique) et leurs correspondants industriels US avait abouti à un accord pour le choix du JSF. En mars 2002, le gouvernement prit une décision dans ce sens, que le Parlement devait ratifier. Le 5 mai 2002, le leader populiste Pym Fortuyn, vainqueur probable aux élections du 16 mai, rencontra une délégation US conduite par l’ambassadeur Clifford Sorel, où l’on trouvait également des généraux hollandais. Fortuyn leur signifia son refus de voter pour le programme JSF, ce qui impliquait une défaite du programme au Parlement. Le lendemain, Fortuyn était assassiné dans des conditions très contestées. Il fut remplacé à la tête des populistes par un inconnu, Mat Herben, dont il s’avéra qu’il avait travaillé pendant 22 ans pour les services d’information de la défense, qui sont une antenne du SR militaire hollandais. Broos Schnez, de la direction du parti populiste, déclara le 28 juin 2002, après que son parti ait été conduit par Herben à voter pour le JSF: «We were flabbergasted. The Netherlands needs to know what kind of person he is and he’s not honest. He is an old ministry of defence official and perhaps his job was to infiltrate the operation to get the party to vote for the fighter, something which we were always against. I’d advise him to go to a good lawyer and clear his name, but nothing is happening, and that’s strange.»
L’entrée dans le programme JSF acquise, Herben donna sa démission de la direction du parti fondé par Fortuyn et disparut. L’affaire était close. Ce fut une remarquable opération réalisée dans le plus pur style SB, dont l’implantation dans les SR hollandais (dont venait Herben) depuis la fin des années 1940 est largement documentée. S’il s’agit de la manifestation la plus dramatique de l’activité de ce réseau européen/OTAN d’influence US, elle n’en est pas moins exemplaire. On retrouve cette sorte de schéma dans nombre de pays européens. Son efficacité ne s’est jamais démentie.
Cette structure si efficace, telle qu’on la décrit en action dans les années 1990 et au-delà, avait subi une remarquable transformation dans les années 1980. Il s’agit de l’intégration dans l’activité de l’exportation des armements d’un immense tournant politique aux USA, amorcé en septembre 1971 avec le “Manifeste Powell”, un texte-circulaire du futur Juge à la Cour Suprême Lewis F. Powell, Jr., adressé à divers leaders industriels et milliardaires activistes pour rétablir la puissance du Big Business et de l’establishment mise en cause par les événements des années 1960. Cette incitation se traduisit par un retour en force des initiatives privées pour constituer une nouvelle structure de pouvoir, notamment au travers des réseaux d’influence, des médias, des think tanks, et de certains groupes politiques (les néo-conservateurs en sont directement issus). Avec Reagan et un homme comme Bill Casey, venu de l’OSS et de Wall Street et mis à la tête de la CIA, la “privatisation” du pouvoir américaniste acquit un rythme vertigineux.
Le domaine industriel du complexe militaro-industriel joua un rôle essentiel dans cette évolution. Dès l’affaire de l’Irangate de 1985 (financement clandestin des Contras au Nicaragua par la vente clandestine de missiles anti-char TOW à l’Iran), la collusion entre le secteur privé et certaines forces gouvernementales (le NSC avec l’amiral Pointdexter et le colonel North) était évidente.
La structure de la puissance se modifia radicalement. Clinton accentua la tendance avec l’introduction massive des procédures du secteur privé, et du personnel adéquat, dans les structures du Pentagone (réforme menée par Al Gore). Le scandale Druyun-Boeing en fut l’illustration, avec la condamnation pour corruption en 2004 du chef de Boeing (première phase du remplacement des ravitailleurs en vol de l’USAF), de la directrice de l’acquisition pour l’USAF jusqu’en 2002. Darleen Druyun fut plutôt victime que coupable des nouvelles procédures du secteur privé implantées au cœur du Pentagone. Désormais, le secteur privé était devenu un acteur politique et un acteur officiel, formel, reconnu, dans l’activité de la vente et de l’acquisition des armements.
Cette évolution fondamentale avait conduit, dès les années 1980, à un phénomène nouveau avec un rôle nouveau joué par l’industrie d’armement US (secteur privé). Cette industrie devint partenaire des autorités politiques alors qu’elle était jusqu’ici l’exécutant industriel (et le bénéficiaire, bien sûr) d’une politique d’exportation conforme à la doctrine de sécurité nationale. On vit s’élaborer cette nouvelle “équipe” dans les années 1980.
Un des épisodes fondateurs et fort peu tenu pour tel fut la tentative française, en 1985-1989, d’impliquer la Belgique dans le programme Rafale. General Dynamics, alors producteur du F-16, voulait à toute force conserver son marché belge en barrant la route aux Français. GD conçut seul un programme fictif (l’Agile Falcon, version-papier updated du F-16) pour contrer les Français sous l’argument d’une concurrence instituée pour l’occasion. GD sollicita l’aide d’un adjoint au secrétaire à la défense Weinberger, Dennis Kloske, qui travailla directement avec les industriels. Kloske était la courroie de transmission vers la Defense Intelligence Agency, qui mena une campagne de désinformation contre certains partisans du Rafale (notamment des journalistes). Parlant un excellent français, avec des attaches sentimentales avec l’Europe (en Allemagne) qui le poussaient à des déplacements incessants, Kloske fut un soutien zélé de l’action de GD sans pour autant interférer sur la stratégie de la campagne de la société US. Les grands scandales belges de 1989 à propos de marchés d’armement (hélicoptères Agusta, systèmes ECM des F-16), que les Américains favorisèrent, achevèrent de sceller le refus belge d’entrer dans le Rafale.
Cette formule de partenariat, cette “équipe“ industrie-gouvernement où la première ne le cédait plus au second, ne cessa plus dès lors de se développer et de se raffiner. La fin de la Guerre froide favorisa évidemment la formule en donnant moins d’importance à l’orientation stratégique et politique de l’opposition au communisme. C’est sans aucun doute depuis 9/11 et la fabuleuse “Guerre contre la Terreur” que l’association tourne à plein régime.
L’application de cette nouvelle tactique, qu’on pourrait qualifier de “doctrine”, ne trouve pas de meilleur exemple qu’en la personne de Bruce P. Jackson (BPJ). Ancien du renseignement de l’U.S. Army, passé vice-président pour la stratégie chez Lockheed-Martin (jusqu’en 2001), occupant une place d’influence chez les néo-conservateurs, BPJ a organisé de main de maître la prise en main idéologique de l’Europe de l’Est. C’est lui qui a coordonné le rassemblement des “dix de Vilnius” (les dix pays d’Europe de l’Est signant une lettre commune de soutien à l’invasion de l’Irak en février 2003). En même temps, BPJ soutenait les négociations pour la vente de 48 F-16 à la Pologne et ouvrait la voie à une équipe informelle de l’administration Bush, menée par John Bolton, pour les premiers contacts pour l’installation du réseau anti-missiles BMDE en Pologne et en Tchéquie.
Cette structure informelle montre comment l’industrie et la bureaucratie de l’administration travaillent en coopération, appuyée sur l’ idéologie néo-conservatrice. Un conglomérat comme Lockheed Martin, qui soutient financièrement les néo-conservateurs, est un centre idéologique d’une puissance qu’il faut mesurer à l’égal de celle des centres du pouvoir washingtonien. Il ne s’agit donc plus d’une “conquête des marchés” mais du verrouillage idéologique des nations visées, où la composante industrielle joue un rôle essentiel. Dans le même mouvement déjà vu, la position permet d’aborder le marché d’armement visé, non en vendeur sollicitant ses acheteurs mais en “compagnon idéologique” déterminant à égalité avec les acheteurs les opportunités d’armement nécessitée par la posture idéologique.
En Europe de l’Ouest, le marché JSF a joué le même rôle que l’activisme de BPJ à l’Est, en s’appuyant cette fois sur une idéologie atlantiste plutôt que franchement néo-conservatrice. Dans ce cas, les “traditions” et les amitiés nouées au sein de l’OTAN et dans les structures parallèles type Gladio ont joué à plein pour assurer le succès du programme. L’engagement dans le JSF apparaît comme un engagement là aussi idéologique, autant que militaire et industriel.
Dans cette nébuleuse figure une exception ambiguë, – et l’on dirait plus BAE que le Royaume-Uni. D’une façon beaucoup plus subreptice qu’aux USA, le Royaume-Uni a évolué dans un sens similaire avec l’énorme expansion de BAE, sa transformation d’une part en un conglomérat anglo-américaniste, sa transformation d’autre part en un centre d’influence disposant de tous les instruments d’un pouvoir politique (puissance financière de corruption, organismes de sécurité privés, etc.). Grâce aux liens établis avec l’Arabie (contrats Yamamah), BAE a établi une influence exceptionnelle sur l’establishment britannique par les retombées au niveau des soutiens de la classe politique. La façon dont BAE a verrouillé le contrat des Typhoon avec l’Arabie, contre la bureaucratie de surveillance britannique et l’OSCE, mesure cette influence.
La transformation de BAE en un outil d’établissement d’influence politique et économique précédant les marchés eux-mêmes, à la façon des USA, a d’une certaine façon précédé l’évolution US décrite précédemment. Mais il manque sans aucun doute la dimension idéologique qui fait l’originalité de l’évolution américaniste. BAE évolue d’une certaine façon en “free-lance” dans le monde de l’exportation des armements, sans référence d’orientation politique très précise. Malgré la référence britannique, il s’agit de la première entreprise d’armements “globalisée”, sans attache souveraine précise. Cette particularité a l’avantage de l’absence d’obligation nationale et le défaut de l’hostilité des autres forces nationales.
Les procédures d’enquête lancées contre BAE par le ministère de la justice US (DoJ) pour fraude et corruption sont sérieuses. Elles marquent l’hostilité du complexe militaro-industriel US, qui continue à se heurter durement à BAE à l’exportation, où BAE se montre impitoyable. Même l’establishment militaire UK est mal à l’aise avec BAE, d’autant que l’expertise technologique du conglomérat s’est érodée. Le rôle de BAE pourrait se trouver contesté au MoD, surtout en fonction des impératifs financiers et politiques à venir pour Londres.
BAE a introduit plus qu’aucun autre, par son évolution propre, la question de la souveraineté nationale. Bien entendu, cette question a toujours été pendante dans l’activité de l’exportation des armements. Elle est aujourd’hui plus forte que jamais et, sans doute, alimente une crise rampante d’une grande force entre les exportateurs et les vendeurs. Comme entreprise de facto globalisée et ayant perdu une forte identité nationale malgré la subsistance de son implantation d’influence dans son pays d’origine, BAE suscite d’elle-même la question de la souveraineté nationale. (Ce constat va de pair avec son absence d’orientation idéologique.) C’est une des raisons implicites pour laquelle BAE, malgré sa forte implantation aux USA, n’est pas et ne sera jamais complètement acceptée aux USA en tant que telle, – c’est-à-dire, à moins d’une crise décisive, par exemple si l’enquête du DoJ inculpait BAE de corruption et aboutissait à l’éclatement du conglomérat entre une branche purement US et le reste. Cette issue est une possibilité non négligeable pour les deux ou trois années qui viennent.
L’avantage que donne à BAE cette position d’absence grandissante de référence de souveraineté propre pour elle-même est un atout indéniable pour ses activités. C’est cela qui en fait un partenaire si précieux pour les Saoudiens. Par l’intermédiaire de BAE, les Saoudiens exercent une énorme influence sur Londres, sans aucune réticence politique de BAE malgré la perte d’autonomie du pouvoir britannique que cela suppose.
Mais cette situation est à notre sens temporaire. Le groupe BAE voit monter contre lui des hostilités de forces souveraines, tant du côté des exportateurs (USA surtout) que du côté de certains acheteurs. Le plus important est, dans ce cas, l’hostilité US, qui ne va cesser d’être accentuée par un renforcement du “nationalisme économique” US qui est en marche dans la situation stratégique et économique délicate des USA. Quoi qu’il en soit, le cas BAE pose, d’une façon éclatante quoiqu’indirecte la question de la souveraineté nationale qui est aujourd’hui l’enjeu central de l’exportation des armements.
Lorsque l’URSS envahit la Tchécoslovaquie le 20 août 1968, le monde découvrit la “doctrine Brejnev” en action. Le dirigeant soviétique la désigna lui-même comme une “doctrine de souveraineté limitée” (pour les autres). La chose souleva une indignation générale à l’Ouest. C’est pourtant cette situation que nous venons de décrire à propos de la politique d’exportation des armements des USA, qu’il faut donc inscrire dans un cadre plus vaste pour bien la comprendre. Dans ce cadre, il faut également comprendre la vastitude des réseaux Stay Behind installés en Europe dès les prémisses de la Guerre froide.
Dans la meilleure étude parue à ce jour sur les SB (Les Armées Secrètes de l’OTAN), l’universitaire suisse Daniele Ganser démonte parfaitement l’évolution des SB – d’une mesure acceptable d’installation préventive de réseaux de résistance en cas d’invasion soviétique en une structure d’influence US dans les démocraties occidentales, par tous les moyens, y compris les plus violents. Ganser conclut, d’une part: «Dans chaque cas où, en l’absence d’invasion soviétique, le réseau SB servit à lier les mains des démocraties occidentales, l’opération Gladio peut être considérée comme la “doctrine Brejnev” de Washington.» D’autre part: «Cet engrenage destructeur, de peur et de violence ne prit pas fin avec l’effondrement de l’URSS et la découverte des armées secrètes en 1990, bien au contraire, il s’accéléra même.» La chose est encore plus accentuée depuis 9/11, notamment avec l’introduction de l’idéologie néo-conservatrice.
Ce qu’il faut mettre en évidence, qui est laissé de côté à cause de l’aspect spectaculaire des activités clandestines violentes, c’est la dimension politique d’influence de ces réseaux. Les SB ont fortement pénétré les élites politiques, militaires et du renseignement de nombre de pays occidentaux. Ils jouent un rôle prépondérant dans la mainmise idéologique de nombre de pays occidentaux, établissant cette situation d’hégémonie préventive faisant de la pénétration des armements US une formalité conséquente. Les conditions de l’entrée de la Hollande dans le programme JSF constituent l’archétype de cette situation. La palette de moyens employés pour ces opérations est impressionnante.
La description qui est faite de la situation de l’Europe pour ce qui concerne l’exportation des armements par les USA est évidemment exemplaire de cette activité aujourd’hui. L’analogie de “souveraineté limitée”, à-la-Brejnev, employée par Ganser pour les SB s’applique évidemment pour ce domaine. Mais nous croyons qu’il faut aller plus loin encore dans la définition, lui apporter une nuance enrichissante et, d’une certaine façon, sophistiquée, – très “américaniste”, sans aucun doute.
Nous parlons d’une “souveraineté inversée” comme approche sophistiquée de la “souveraineté limitée”. Cela est très évident dans le domaine des armées, par conséquent des armements. On pourrait avancer que le “choix” de matériels US par la plupart des pays européens (toujours la France à part) se fait très démocratiquement, par le bas. C’est d’abord le sentiment unanime des cadres militaires de ces pays de la nécessité d’une normalisation, d’une homogénéisation américaniste, qui pèse de tout son poids. (La chose vaut d’abord pour les avions de combat qui, pour de multiples raisons, entraînent le reste.) Cette nécessité est acquise au sein de l’OTAN et des multiples courroies de transmission avec les USA qui y aboutissent ou qui en sortent, avec les exercices et les entraînements faits avec les USA. Cela revient à une sorte de conformation psychologique qui conduit à penser que votre vraie souveraineté est américaniste, – d’où cette image de “souveraineté inversée”. Dans ce cas, bien entendu, il ne reste rien de la souveraineté de votre pays d’origine, d’autant qu’elle est “limitée“ elle-même dans les faits.
A partir de ces pressions des spécialistes et des utilisateurs, dans le cadre d’acquiescement général à la politique US, le “choix“ pro-US des armements est souvent tellement fait à l’avance qu’il n’y a pas de “choix”. Cette situation générale rend d’autant plus acceptables les activités type-SB et d’influence, tout comme les “reclassements” sans nombre de ces cadres à la retraite dans des structures industrielles (en général des US en Europe) prospères et généreuses. Le système fonctionne à merveille.
... Ou dira-t-on qu’il (le système) “fonctionnait”? Ce qu’on décrit a indiscutablement une dimension morale, même faussaire. Les correspondants européens travaillant à soutenir les exigences soft des USA opèrent avec une conscience apaisée par la certitude d’être du côté de la vertu politique. (D’où cette facilité à accepter une sorte de souveraineté américaniste, qui devient une sorte de “souveraineté occidentale”.) Pour cela, il faut pouvoir croire que la conduite US est “globalement irréprochable” (comme le chef communiste français Georges Marchais parlait en 1980 d’un «bilan globalement positif» de l’expérience soviétique). Depuis 9/11 et la réaction US, cela est devenu beaucoup plus difficile.
En ce sens, nous serions conduits à croire que l’indiscutable hégémonie de la puissance américaniste sur les marchés à l’exportation de l’armement pourrait commencer à être remise en question. A la question politique de l’orientation de la politique de sécurité nationale s’ajoutent des difficultés grandissantes de l’industrie de défense US à présenter des produits à un prix abordable et dans des délais acceptables. L’exemple du programme JSF sera à cet égard très intéressant à suivre.
La période actuelle est d’autant plus intéressante à suivre que l’industrie US, très sensible aux variations de l’influence US liées à la posture politico-morale et militaire de cette puissance, devient à la fois plus pressante et plus nerveuse à mesure que cette influence est mise en cause. En même temps, les puissances concurrentes des USA, – principalement la Russie et la France, – mesurent chacune à leur façon que la question de l’exportation des armements est aujourd’hui ouverte, avec des possibilités de développements radicaux dans un sens ou l’autre. Il s’agit d’une période cruciale, à l’image des événements politico-militaires et économiques.
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