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346411 novembre 2008 — Nous n’avons ni l’habitude, ni le goût des commémorations. Cette fois, la chose est différente, pour le 90ème anniversaire de la Grande Guerre. Il y a deux raisons à cela.
La première, nos lecteurs en ont déjà lu là-dessus,– certains ont eu même l’aimable sagesse, dont nous les remercions, de passer une commande de son objet. Il s’agit du livre d’histoire et album de photos à la fois, Les Âmes de Verdun. Nous vous en avons parlé à plusieurs reprises.
• Voyez nos textes à ce propos, directs ou indirects, à propos de Verdun en général et à propos de Verdun et des âmes de Verdun en particulier; textes des 24 novembre 2006, 9 mai 2008 (sur Verdun seul ou la sur la Grande Guerre); des 22 septembre 2008 et 1er novembre 2008 (sur Verdun et Les âmes de Verdun).
• Il existe d’ores et déjà un accueil sur le site edde.eu et, surtout, un site d’accueil spécifique pour ceux qui veulent connaître les caractéristiques de l’ouvrage et, nous l’espérons, en faire commande.
Cet ouvrage a été élaboré et fabriqué dans une fièvre sympathique qui n’excluait pas un certain désordre, par un groupe d’amis qui, en plus de l’être en vérité, se sont révélés des amis de circonstance, – d’une circonstance que nous espérons marquante et quasiment historique. Ces conditions ont engendré quelques contretemps, avec un certain retard comme pénalité assez classique, dans ce cas comme une marque de la fièvre de l’entreprise et en aucun cas de sa faiblesse. Le livre commencera donc à être expédié à ceux qui l’ont commandé le 17 novembre, dès sa sortie de l’imprimerie. Nous l’avons déjà vu dans sa réalisation achevée, – c’est, du point de vue de l’esthétique des livres, un superbe objet que vous aimerez conserver en bonne place, vous les érudits comme l’époque n’en fait plus et qui, pourtant, continuez opiniâtrement à l’être, en dépit de cette époque.
L’on sait que cet ouvrage, en plus d’être de circonstance, entend marquer une circonstance historique essentielle en lui donnant toute sa puissante actualité. (Bien sûr, dans ce cas, “Verdun c’est bien plus que Verdun”; notre Verdun c’est la Grande Guerre et, en vérité, la Grande Guerre dans la dimension que nous lui donnons ici, qui dépasse très largement cette guerre.) Le 90ème anniversaire de la Grande Guerre apparaît alors comme un événement riche d’une opportunité historique poursuivie jusqu’à nous, en plus d’être la commémoration qu’on sait. C’est toute la thèse du livre et c’est aborder la deuxième raison, le second argument de cet article. Nous estimons en effet que la Grande Guerre est l’événement fondateur de la crise dont nous subissons aujourd’hui les soubresauts gigantesques. Au contraire de l’école de pensée, puisque école et puisque pensée il y a, de l’historiographie moderne ou postmoderne, histoire réduite aux abats dont la quête zélée et constante a été de chercher à réduire l’événement à un monstrueux artefact sociologique ou nationaliste et à le priver de tout sens évidemment, au contraire de cette entreprise réductrice nous estimons que la Grande Guerre est un événement fondamental dont le sens foudroyant éclaire toute la crise de la modernité. La Grande Guerre n’est pas tant essentielle pour avoir provoqué le désordre du XXème siècle que pour avoir révélé avec une brutalité inouïe la crise de la modernité qui s’organisait et montait vers son paroxysme depuis la Renaissance, le XVIIIème siècle, la Révolution française et la “révolution tranquille” de la machine et du choix de la thermodynamique comme source d’énergie pour la civilisation industrielle. A cette lumière et par-dessus le XXème siècle qui fut surtout à partir de son deuxième tiers la tentative de dissimulation de la crise de la modernité derrière le masque sanglant des idéologies, le lien entre elle et nous est droit, clair et sans le moindre pli, bien plus qu’entre tout autre événement du XXème siècle et nous-mêmes. Nous parlons ici de l’esprit, nullement des allégeances idéologiques et du rangement du conformisme qui caractérisent nos élites attachées aux vestiges du XXème siècle, particulièrement celles qui écrivent la Grande Guerre avec leur technique d’historien des abats.
On comprend alors que ce nous fut un grand bonheur, et un honneur tout ensemble, de retrouver un texte oublié de notre ami Guglielmo Ferrero, ce philosophe de l’histoire, cet Italien à l’esprit véritablement européen dont nous avons déjà beaucoup parlé. La découverte de ce texte de Ferrero est très récente, presque commémorative, – l’affaire d’une semaine avant ce 11 novembre. Il s’agit d’un ouvrage publié en juin 1917, au cœur de la Grande Guerre, Le génie latin et le monde moderne (éditions Bernard Grasset); un recueil de conférences de Ferrero sur ce thème, reprises depuis une première conférence de 1909, mais dont les premières 45 pages semblent être effectivement écrites durant la fin de l’hiver 1916-1917, après Verdun. Cette ouverture du livre explique, comme une évidence dont les racines embrassent les fondements même de notre civilisation et de sa crise moderniste, les causes de la Grande Guerre.
A la lecture de ces quelques pages, on reste bien attristé par la comparaison, impossible à écarter, avec les actuels babillages prétentieux, de la régression que l’idéologie et le conformisme ont fait subir à notre vision soi disant historique de la Grande Guerre, attristé de cet abaissement de l’esprit auquel nous nous contraignons. Ferrero fait de la Grande Guerre, en quelques mots, un affrontement entre «l’idéal de perfection» (le “génie latin”) et «l’idéal de puissance» (la modernité, représentée dans ce cas par le “génie germaniste”, très vite remplacé par le “génie américaniste” lorsque le premier aura été abattu en phases successives, par pur esprit de concurrence dans le chef du second lorsqu’il s’imposa dans la course). Parallèlement, il situe exactement les responsabilités de la tuerie et nous évite de pleurer sur la fatalité et le soi disant caractère incompréhensible de la tuerie, – car il y eut responsabilité, au contraire de ce que nous enseigne a posteriori l’esprit égalisateur et niveleur de nos “Européens” postmodernes, et l’événement horrible de la Grande Guerre est alors parfaitement compréhensible.
Cette interprétation, qui rejoint parfaitement celle que nous privilégions, nous invite effectivement à considérer le XXème siècle comme le champ de bataille de la crise de la modernité, le pangermanisme apparu au tournant du siècle et continué jusqu’à la folie hitlérienne, étant bientôt succédé par le panaméricanisme.
(…Non pas le “pan-américanisme” version light, limité aux deux Amériques grâce à un habile montage, mais bien comme “pan-expansionnisme” global, à l’image du pangermanisme, ces mots formés à partir du préfixe “pan” [du grec pantos: “tout”]; le mot “pan-expansionnisme” est fort peu employé, sinon pas du tout, s’il est même autorisé, – sinon parfois, par nous-mêmes, – alors qu’il mériterait de l’être; il apporte une globalité fondamentale au mot “expansionnisme” en faisant de l’objet qui le pratique autant un prisonnier du besoin d’expansion qu’un machiniste impérial de cette expansion; il y a, dans la pangermanisme comme dans le panaméricanisme, selon des cas différents sur certains aspects mais proches sur l’essentiel, un besoin vital d’expansion même si cette expansion prend des formes différentes, l’idée née d’un constat d’une psychologie bien spécifique qu’à partir d’une certaine situation on ne peut continuer à exister que si l’on poursuit l’expansion hors de ses frontières, et dont le terme ne peut être que global, et son objet sera universel, militaire, politique, social, économique, culturel, – sinon métaphysique au bout du compte… C’est une question de vie ou de mort de la chose.)
Voici les 24 premières pages de cette première partie de ce livre, Le génie latin et le monde moderne, de Ferrero, sous le titre de: Génie latin et germanisme. Loin des images d’Epinal des explications d’un bloc avec la référence confortablement perverse parce que volontairement pervertie du nationalisme, on y trouve, comme matrice de la crise de civilisation qui s'ébauche, l’explication structurelle de la montée vers la Grande Guerre; c'est l’affirmation de la puissance déstructurante de l’Allemagne, alors véhicule de la modernité, de sa puissance industrielle, de sa révolution culturelle, bientôt de son ivresse…
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Presque toute la civilisation d’Europe et d’Amérique, dans ses éléments essentiels, a été créée, sur les bords de la Méditerranée, par les Grecs, les Latins et les Juifs dans le monde ancien, par les peuples qu’on appelle latins, au moyen âge et dans l’époque moderne. La religion, les institutions et les doctrines politiques, l’organisation des armées, le droit, l’art, la littérature, la philosophie, qui forment aujourd’hui les bases de la civilisation européo-américaine, sont, dans leur ensemble, l’œuvre de ces peuples qu’on peut, par leur situation géographique, appeler méditerranéens. Beaucoup moins nombreuses, bien que plus récentes, sont les contributions des peuples qui n’ont pas eu le privilège de pouvoir se baigner dans les eaux sacrées de cette mer historique. Leur énumération n’est pas longue. C’est une partie de la Réforme, le luthérianisme, si différent du calvinisme, c’est-à-dire de la Réforme conçue en pays latin ; c’est la grande industrie, qui se sert de la force motrice de la vapeur et des machines de fer, créée par l’Angleterre ; c’est le parlementarisme , qui est aussi une création anglaise ; c’est la philosophie anglaise et allemande du XVIIIe et du XIXe siècle ; et en littérature, le romantisme. A ceci, il faut ajouter au compte des peuples germaniques et anglo-saxons des contributions littéraires, artistiques, juridiques de différente valeur, dans les directions tracées par le génie gréco-latin, et la création de la science moderne à laquelle les Anglais et les Allemands ont travaillé avec les Français et les Italiens. La science moderne a été créée par un effort commun des peuples de l’Europe, et il serait difficile de comparer le mérite de chaque nation.
Création et application sont deux choses distinctes. Les peuples méditerranéens ont créé, dans leur longue histoire un nombre plus grand de principes de civilisation que les peuples germaniques ou anglo-saxons ; cela n’empêche point que plusieurs de ces principes ont été adoptés, appliqués, perfectionnés et même employés comme des armes contre les peuples qui les avaient créés par les autres groupes. Mais cette réserve faite, on peut affirmer que la civilisation moderne est dans son ensemble l’œuvre des peuples méditerranéens, beaucoup plus que des peuples extra-méditerranéens ; qu’elle a été créée en partie par les Grecs et les Orientaux hellénisés du monde antique, en partie par l’esprit sémitique, en partie par les Romains d’abord et ensuite par les peuples qu’on appelle latins, parce qu’ils parlent des langues dérivées du latin : Italiens, Français, Espagnols, Portugais. Pour ne parler que de l’Europe moderne, ce sont les peuples latins qui ont fait, au XVe et au XVIe siècle, la plus grande partie de ce travail d’exploration géographique qui devait livrer à la race blanche la planète tout entière ; c’est à eux surtout qu’on doit la Renaissance, ce grand mouvement intellectuel d’où est sortie l’époque moderne. C’est aussi parmi ces peuples qu’il faut chercher ceux qui ont pris l’initiative de réorganiser, en Europe, de grands Etats et de puissantes armées après le morcellement politique et le cosmopolitisme désarmé du moyen âge. La Révolution de 1848 est encore un mouvement à la fois intellectuel, politique et social auquel le monde latin donne l’impulsion.
Il suffirait de cette courte énumération pour conclure que ces peuples ne devraient être jugés inférieurs à aucun autre groupe de l’Europe par leur importance. Il n’en est rien. Depuis un demi-siècle la décadence des peuples latins est un thème préféré des méditations des savants ou de ceux qui croient l’être. On en parle sous mille formes différentes. L’Espagne et le Portugal se tiennent tellement à l’écart que leur existence serait presque ignorée si leurs anciennes colonies d’Amérique n’étaient pas devenues une partie si importante du système économique contemporain. L’Italie, en se mêlant depuis 1859 à la politique de l’Europe, a attiré l’attention du monde sur elle plus que la péninsule ibérique, mais l’attention qu’on prête à ses efforts actuels est bien petite en comparaison de l’admiration qu’on a pour son passé. L’Italie contemporaine disparaît encore presque entièrement aux yeux du monde, dans son immense histoire. Quant à la France, surtout dans les dix ans qui ont précédé la guerre, l’opinion qu’elle était un pays en décadence, à bout de forces, destiné à une mort prochaine, devenait générale. Au moment où la guerre a éclaté, le monde était déjà convaincu ou bien près de se convaincre que le groupe des peuples qu’on appelle en Europe latins, après avoir fait tant de choses jusqu’à la fin du XIXe siècle s’était laissé rapidement distancer par d’autres groupes plus énergiques. On avait donc le droit de le considérer comme arriéré.
Cette persuasion avait fini par pénétrer même dans l’esprit des peuples latins. Sous des formes et dans des proportions différentes, ces peuples ont, pendant les derniers trente ans, oscillé entre des exaltations et des dépressions continuelles. Tantôt ils se sont proclamés les premiers peuples du monde ; tantôt ils se sont abandonnés au plus sombre pessimisme sur leur avenir. Il est d’ailleurs indiscutable que, depuis 1789, le groupe des peuples latins a été, parmi les groupes européens, le plus agité au point de vue politique. Les crises politiques qui les ont troublés ont été beaucoup plus nombreuses et graves que celles qui ont troublé le monde anglo-saxon et le monde germanique. Ces crises ont beaucoup contribué à donner au monde et aux peuples latins eux-mêmes une impression de faiblesse intérieure. Et à mesure que la conscience de cette faiblesse s’aggravait chez ces peuples, deux peuples bénéficiaient de leur décadence, vraie ou prétendue, en grandissant dans l’admiration du monde. L’Angleterre d’abord, l’Allemagne ensuite.
L’Angleterre avait été en Europe, entre 1870 et 1900, le modèle le plus admiré, dans l’industrie, dans le commerce, dans la finance, dans la politique, dans la diplomatie, dans la vie sociale. L’Allemagne n’était jusqu’alors le modèle que pour l’armée, la science et certaines institutions sociales. Mais après 1900, l’Allemagne sembla devenir rapidement le modèle universel, en battant l’Angleterre dans presque tous les champs où elle avait conservé jusqu’alors une supériorité incontestée. On ne continua pas seulement à admirer l’armée et la science allemandes, comme les premières du monde; on commença à admirer aussi son organisation industrielle, ses méthodes commerciales, son système de banques, comme des modèles plus modernes et plus parfaits que ceux que l’Angleterre offrait encore. Le monde se dit que l’Angleterre vieillissait et de plus en plus les esprits se tournèrent vers Berlin. C’était l’Allemagne, par ses doctrines et son exemple, qui portait le coup définitif aux doctrines anglaises du libre échange et du laisser faire de l’école de Manchester. C’était l’Allemagne qui seule réussissait à disputer l’empire des mers à l’Angleterre, en créant en peu d’années la seconde marine marchande et la seconde flotte du monde. Quand la guerre a éclaté, von Ballin était sur le point de prendre place parmi les gloires allemandes, à côté de Kant, de Goethe ou de Wagner. L’admiration pour l’Allemagne était devenue si grande, que même la répugnance pour ses institutions politiques avait diminué. L’indulgence presque incroyable du parti socialiste de tous les pays d’Europe envers l’empire des Hohenzollern en est la preuve la plus singulière. Aussi il n’est pas exagéré de dire que tout le monde, dans tous les pays d’Europe et d’Amérique, était devenu germanophile, après 1900. On a souvent attribué le prestige de l’Allemagne à ses victoires de 1866 et de 1870. Mais la génération qui avait assisté aux triomphes militaires de l’Allemagne avait admiré le germanisme beaucoup moins que la génération suivante. Après 1900, le monde n’avait plus vu, en Europe, que l’Allemagne et sa force grandissante avec une rapidité prodigieuse, au milieu de peuples ou surpris ou éblouis.
Ces faits sont trop connus pour qu’il soit nécessaire d’insister longuement. Si on s’en tenait à leurs apparences, il faudrait conclure que des pays, qui avaient été, pour tant de siècles, si actifs et si capables, auraient été tout à coup frappés par une impuissance incurable. Presque toutes les vertus qui font un peuple fort et une civilisation florissante auraient émigré, en peu d’années, en Allemagne. Il y avait eu, parmi les peuples, des parvenus de la puissance et de la richesse ; on n’avait pas encore vu le parvenu de la civilisation : un peuple devenu, en quelques dizaines d’années, capable de tout enseigner à tout le monde, même à ses anciens maîtres. Notre époque aurait pu assister à ce phénomène extraordinaire.
C’était d’ailleurs l’explication qui, avant la guerre, tendait à devenir générale. La guerre européenne a rapidement changé cet état d’esprit ; elle l’a même complètement retourné chez beaucoup de personnes. L’histoire a rarement assisté à un revirement si violent et si soudain. D’un bout à l’autre du monde, des millions d’hommes ont flétri le peuple allemand comme la honte de notre époque, comme le représentant de la barbarie, sans plus se rappeler qu’ils l’admiraient, il y a trois ans, comme le maître et le modèle de l’univers. Mais justement parce que ce revirement a été si violent et si soudain, il semble utile de s’arrêter à étudier ses causes et sa signification. Si le monde a oublié qu’il considérait, il y a trois ans encore, comme le modèle du monde le peuple qu’il traite aujourd’hui de barbare, le fait n’est pas moins vrai et il suffit d’y réfléchir un instant pour en saisir immédiatement toute la portée. Nous vivons dans la civilisation la plus savante qui ait jamais existé. Le choix d’un maître et d’un modèle est l’opération la plus grave qu’un homme ou un peuple puisse accomplir. Comment alors l’époque la plus savante de l’histoire a-t-elle pu se tromper d’une manière si grossière sur la question la plus grave de la vie et prendre comme modèle le peuple qu’elle devait tout à coup renier comme barbare ? Une telle erreur doit avoir des causes profondes. La recherche de ces causes est donc le problème le plus important qui, en ce moment, se présente aux esprits qui réfléchissent et qui tâchent de comprendre.
Ce livre est dédié à l’étude de ce grand problème. […] Cet effort a été long et pénible. Mais l’idée est simple. Elle peut être formulée de la manière suivante. Un examen assez rapide suffit pour découvrir dans la civilisation contemporaine deux idéals : un idéal de perfection et un idéal de puissance. L’idéal de perfection est un legs du passé et se compose d’éléments différents, dont les plus importants sont la tradition intellectuelle, littéraire, artistique, juridique et politique gréco-latine ; la morale chrétienne sous ses formes différentes, les aspirations morales et politiques nouvelles nées pendant le XVIIIe et le XIXe siècle. C’est l’idéal qui nous impose la beauté, la vérité, la justice, le perfectionnement moral des individus et des institutions comme les buts de la vie ; qui entretient dans le monde moderne la vie religieuse, l’activité artistique et scientifique, l’esprit de solidarité ; qui perfectionne les institutions politiques et sociales, les œuvres de charité et de prévoyance. L’autre idéal est plus récent : il est né dans les deux derniers siècles, à mesure que les hommes se sont aperçus qu’ils pouvaient dominer et s’assujettir les forces de la nature dans des proportions insoupçonnées auparavant. Grisés par leurs succès ; par les richesses qu’ils ont réussi à produire très rapidement et dans des quantités énormes, grâce à un certain nombre d’inventions ingénieuses ; par les trésors qu’ils ont découverts dans la terre fouillée dans tous les sens ; par leurs victoires sur l’espace et sur le temps, les hommes modernes ont considéré comme un idéal de la vie à la fois beau, élevé et presque héroïque, l’augmentation indéfinie et illimitée de la puissance humaine.
Le premier de ces deux idéals, l’idéal de la perfection, peut être considéré, en Europe, comme l’idéal latin. Le génie latin a montré son originalité et sa puissance, et il a conquis sa gloire la plus belle en s’efforçant de réaliser certains idéals de perfection, c’est-à-dire en créant des arts, des littératures, des religions, des droits, des Etats bien organisés. Cela ne signifie point que les peuples latins n’aient pas, eux aussi, contribué à créer l’idéal de puissance. L’histoire de la France pendant le XVIIIe et le XIXe siècle suffirait à assurer une place importante à ce groupe de peuples dans le grand changement de l’histoire du monde, qui est représenté par l’apparition de cet idéal nouveau. Mais les peuples latins, qui sont les peuples d’Europe dont la civilisation est la plus ancienne, ont fait de trop grandes choses dans les époques où les idéals de perfection dominaient seuls ou presque seuls, pour que leur vie ne soit encore aujourd’hui pleine de l’esprit de ces époques. Si, d’ailleurs, en ce qui concerne les idéals de perfection, les peuples latins peuvent revendiquer un rôle historique bien précis et caractérisé, il n’en est pas de même pour le nouvel idéal de puissance. Ils ont développé celui-ci en union avec d’autres peuples de race différente. On ne peut donc attribuer une signification bien précise à ces mots “le génie latin”, sans identifier ce génie avec l’irrésistible tendance qui fait désirer aux peuples et aux individus toutes les formes de perfection dont l’esprit humain est capable.
L’idéal de puissance peut, au contraire, être considéré, en ce moment, comme un idéal germanique. Ici aussi, il ne faut pas tomber dans l’erreur de croire que cet idéal a été créé par les Allemands. L’Allemagne a contribué moins que la France au long et pénible travail qui devait aboutir à l’éclosion de cet idéal dans le monde. Mais il est indiscutable aussi que, si elle a été lente à comprendre l’idéal nouveau, l’Allemagne a fini par en devenir, en Europe, pendant les derniers trente ans, le champion le plus ardent. L’immense développement de l’Allemagne, qui avait émerveillé le monde, n’est autre chose que cet idéal nouveau de puissance transformé par les Allemands en une espèce de religion nationale, devenu une sorte de messianisme, et appliqué avec une logique implacable et une passion ardente jusqu’aux conséquences extrêmes, dans tous les champs : non plus seulement dans l’industrie et les affaires, comme ont fait les Américains, mais dans le monde des idées et — application plus dangereuse — dans la guerre et l’armée.
Cette distinction entre les deux idéals faite, il est possible de comprendre l’immense tragédie dont nous sommes à la fois les acteurs, les spectateurs et les victimes ; d’expliquer le bouleversement d’idées qu’elle a produit et de jeter un coup d’œil dans l’avenir et les devoirs qui nous attendent. Il suffit de comprendre pourquoi et comment notre époque avait mêlé ces deux idéals en croyant qu’ils pourraient se développer infiniment et paisiblement à côté l’un de l’autre, tandis qu’à un certain point ils devaient entrer en violent conflit. C’est ce que nous allons tâcher de faire.
Il n’est pas besoin d’une analyse profonde pour découvrir qu’un des phénomènes caractéristiques des trente dernières années a été, en Europe, le déclin des anciens idéals de perfection et le prestige croissant de l’idéal de puissance. C’est le fait général qu’on avait masqué sous les noms les plus différents, comme le “triomphe de l’esprit pratique”, le progrès économique de l’époque”, “la politique réaliste”, “les tendances modernes”. Ce triomphe de l’idéal de puissance est d’ailleurs, comme on le verra dans ce livre, l’aboutissement d’un mouvement historique très complexe, dont les origines remontent bien loin. Il a été cependant accéléré, dans les derniers cent ans, par des causes immédiates. J’en citerai les principales: l’immense accroissement de la puissance anglaise, les richesses accumulées par l’Angleterre et par la France, les victoires de l’Allemagne, le développement des deux Amériques, l’exploration et la conquête de l’Afrique, l’augmentation de la population et des dépenses publiques, civiles et militaires, qui exigeait une augmentation de la production; le perfectionnement de l’outillage industriel, les progrès des sciences, le déclin des aristocraties, des monarchies, des Eglises qui représentaient en Europe l’esprit de qualité ou les idéals de perfection; l’épuisement de plusieurs de ces idéals qui rendait nécessaire un renouvellement; l’affaiblissement des gouvernements, l’avènement au pouvoir des classes moyennes, l’importance croissante acquise par les masses et le nombre en tout: dans les armées, dans la politique, dans l’industrie. Livrées à elles-mêmes, soustraites aux vieilles disciplines, les masses peu cultivées devaient pencher plutôt vers l’idéal de la puissance qui satisfait des instincts primordiaux comme l’orgueil, la cupidité, l’ambition, que vers des idéals de perfection, qui exigent toujours de l’esprit de sacrifice et une certaine force de renoncement.
C’est dans l’immense éclat de cet idéal de puissance que l’Allemagne a tellement grandi dans l’opinion du monde, pendant les premiers quatorze ans du siècle. Si le devoir suprême de l’humanité était véritablement de tendre toutes ses forces pour augmenter sa puissance, l’Allemagne aurait été le vrai modèle du monde. L’idéal de la puissance devenu religion nationale et un ensemble des circonstances favorables, telles que la position centrale, le voisinage de la Russie, l’abondance de la houille, le pullulement de la population, le développement économique général de tous les pays, avaient produit en Allemagne une explosion d’énergie sans exemple. Appuyés sur un gouvernement fort et doué de capacités indiscutables, la race, l’industrie, le commerce, la science, la diplomatie allemande avaient envahi le monde, multiplié leurs entreprises, conçu les plans les plus audacieux. Le succès n’avait pas souri toujours à ces entreprises; mais les échecs n’avaient jamais découragé ni le peuple ni le gouvernement. Partout l’Allemand avait pénétré ou avait tenté de pénétrer, en troublant la douce tranquillité des situations acquises, en introduisant un esprit nouveau d’activité, de nouveauté, de concurrence, en visant à conquérir la première place par une lutte aussi tenace que dénuée de scrupules.
L’histoire n’avait pas vu encore un exemple d’activité si fiévreuse. Les Etats-Unis eux-mêmes ne pouvaient soutenir la comparaison. Ils ont accompli de grandes choses dans l’industrie, mais en exploitant un territoire de 9 millions de kilomètres carrés. Les Allemands avaient réussi à tirer toutes les marchandises dont ils inondaient la terre, toutes les idées, bonnes ou mauvaises, dont ils remplissaient les cerveaux, la plus forte armée et la seconde flotte du monde, d’un territoire de 600,000 kilomètres carrés. Hypnotisé de plus en plus par d’idéal unique de la puissance, le monde avait été ébloui par cette activité étourdissante et il n’attachait plus aucune importance à la question des procédés par lesquels l’Allemagne remportait ses succès. Qu’importait si, déjà en 1870, elle avait ressuscité la vieille âme barbare de la guerre et proclamé les droits souverains de la force? Qu’importait si elle avait développé son industrie et son commerce à l’aide de procédés artificiels comme le dumping; par une détérioration systématique de la qualité de tous les objets fabriqués, et en se servant sans aucun scrupule de tous les moyens de falsification que l’esprit humain peut inventer? Pour blâmer ces procédés, il aurait fallu des idéals de perfection ou des étalons de mesure qualitatifs. Mais ceux-ci se confondaient, perdaient leur prestige et leur force… Le résultat seul comptait. Dans l’écroulement de tous les idéals de perfection, il ne restait plus debout, au centre de l’Europe, gigantesque, triomphante, que l’Allemagne. Il est maintenant possible de nous expliquer pourquoi l’idée de la décadence des peuples latins avait fini par s’imposer à tous, les peuples latins compris. Les pays latins, même les deux les plus forts, la France et l’Italie, étaient incapables de rivaliser avec l’Allemagne dans cet effort pour la puissance. La France n’avait pas une population suffisante. L’Italie avait la population: mais il lui manquait le charbon. A ces causes matérielles s’ajoutaient des causes psychologiques, c’est-à-dire une certaine persistance des sentiments qui remontaient aux époques de civilisation qualitative: habitude de l’économie, la répugnance à l’agitation continuelle, à l’innovation incessante, à l’esprit de modernisme à outrance, à la manie de la vitesse. Enfin la situation politique de ces pays rendait impossible aux gouvernements de soutenir l’effort de la nation avec autant d’énergie et d’intelligence que pouvait le faire le gouvernement allemand.
Pour toutes ces raisons, ces peuples ont peu à peu fini par se sentir inférieurs, dans la lutte pour la puissance, à l’Allemagne qu’ils cherchaient à imiter, mais en n’y réussissant qu’en partie. De là une très grave conséquence. En réagissant sur la France et sur l’Italie, l’idéal de la puissance y a excité, dans toutes les classes, l’appétit des gains faciles, le désir des enrichissements rapides, toutes les formes de l’arrivisme. Mais comme il n’a pas pu se développer complètement, il n’a pas excité au même degré les qualités et les vices corrélatifs, qui faisaient de la vie allemande un système, sinon parfait, comme le pensaient les observateurs superficiels, au moins complet et cohérent dans sa dangereuse absurdité: l’audace, l’orgueil, l’habitude de tout faire en grand, même les folies; l’esprit d’association, la confiance dans l’avenir, la discipline; cette espèce d’extravagante ferveur messianique par laquelle l’Allemand s’était convaincu qu’il régénérait le monde, en l’inondant de mauvaises marchandises. Dans l’ensemble les deux pays restaient plus attachés que l’Allemagne aux vieux idéals de perfection, c’est-à-dire — et la guerre l’a prouvé — dans un état intellectuel et moral plus élevé. Mais en même temps ils apportaient dans la vie économique une timidité, une limitation, un esprit de méfiance, d’isolement et de réalisme, une absence de toute illusion mystique qui, en se combinant avec l’appétit des gains et le désir des richesses, engendraient des égoïsmes et des corruptions très nuisibles soit au système économique, soit à l’organisation sociale tout entière des pays. Cet état de choses provoquait un grand mécontentement et donnait à une partie de l’opinion, dans les deux pays, un sens très douloureux d’impuissance intellectuelle et morale, en comparaison à l’Allemagne.
Un effort qui ne réussit qu’à moitié est toujours pénible, à un individu comme à un peuple. A ce sentiment d’impuissance partielle s’ajoutaient les préoccupations très justifiées d’un danger réel. Ce peuple qui se multipliait au centre de l’Europe et qui développait avec tant de rapidité, sous la conduite d’un gouvernement énergique, sa puissance, n’était-il pas un danger pour les peuples qui l’environnaient? Mais toutes ces inquiétudes et toutes ces craintes ne seraient pas devenues si angoissantes, dans les années qui ont précédé la guerre, sans une illusion dans laquelle est la raison profonde de l’immense crise actuelle. Les idéals de perfection qui auraient pu limiter à des proportions plus sages notre admiration de l’Allemagne s’étaient obscurcis dans l’esprit du monde; mais ils n’avaient pas été reniés officiellement. Personne n’aurait avoué, même avant la guerre, vouloir vivre dans un monde sans beauté, sans justice, sans vérité. Quand on parlait du progrès ou de la civilisation, on sous-entendait toujours, plus ou moins clairement, une amélioration morale et intellectuelle. Notre époque voulait la puissance, mais elle voulait aussi, en toute sincérité, la charité, le droit, la justice, la vérité, le bien. Elle se fâchait facilement si quelqu’un doutait de ces vertus. Par malheur, si elle voulait ces biens, elle n’était pas moins obligée, par les passions et les intérêts dominants, à les sacrifier chaque jour à son désir de richesse et de puissance. Il s’agissait donc, pour notre époque, d’augmenter indéfiniment ses richesses et sa puissance, en échappant au reproche de payer ces biens matériels par une détérioration morale de la société tout entière. Le problème était difficile; comment l’a-t-elle résolu ? Elle a trouvé un moyen simple et commode de mettre d’accord l’idéal de puissance et l’idéal de perfection: elle les a mêlés et confondus. Une armée nombreuse de sophistes aidant, elle s’est convaincue que le monde s’améliorait, devenait plus sage, plus moral, plus beau, en somme plus parfait, à mesure qu’il enrichissait et qu’il développait sa puissance. La quantité pouvait augmenter et la qualité s’améliorer indéfiniment, l’une à côté de l’autre.
Quel rôle a joué dans la vie intellectuelle du XIXe siècle la nécessité où notre époque se trouvait de confondre les idées sur ce point vital! Que de théories ont été admirées, parce qu’elles sortaient de cette confusion et aidaient à la produire dans les esprits! Celle du surhomme, par exemple. Mais l’Allemagne fut encore le pays qui bénéficia davantage de cette confusion. L’ordre apparent qui régnait dans le pays, et cette coordination presque parfaite de tous les efforts de la nation vers la puissance, semblèrent l’idéal de la perfection intellectuelle et morale. L’Allemagne devint le modèle de toutes les perfections, parce qu’elle était le pays le plus puissant. Elle fut considérée comme la nation la plus intelligente, la plus instruite, la plus sage, la plus morale, la plus sérieuse du monde. Elle avait résolu mieux que les autres nations tous les problèmes de l’époque et réalisé l’idéal de la vie plus parfait. Son droit, ses institutions sociales, ses sciences, sa musique semblaient insurpassables; elle commençait même à devenir un modèle dans les arts. L’Allemagne avait transporté dans les arts sa manie du modernisme, sa capacité d’imitation et son esprit d’organisation; ce qui, dans l’immense anarchie esthétique de l’époque, semblait le début d’une ère nouvelle à un certain nombre d’esprits mécontents du présent. Même les socialistes s’étaient convertis, dans les pays latins, à l’admiration de l’Allemagne. Pour trouver un prétexte de récriminations contre le régime bourgeois, ils avaient oublié qu’ils devaient à ce régime la possibilité d’exister comme parti; ils exaltaient les “lois sociales” édictées par l’oligarchie militaire qui gouverne l’Allemagne comme un grand progrès dont leurs pays n’étaient pas capables; et le parti socialiste allemand, qui, sans les libertés données au monde par la Révolution française, n’aurait pas même pu exister, comme le véritable libérateur du monde! Ce qui revenait à dire que le gouvernement des Junkers était plus juste et plus humain que les gouvernements démocratiques de l’Europe occidentale. L’Europe se berçait dans ces absurdes illusions, quand tout à coup le ciel et la terre tremblèrent. L’Allemagne venait de mettre le feu aux poudres.
• Dans sa quatrième partie, Ferrero poursuit en expliquant: «En une semaine, le peuple qui était le modèle de toutes les vertus devint l’objet de l’exécration universelle. […] Que s’était-il passé en huit jours? Une chose simple et tragique: l’idéal de perfection et l’idéal de puissance, que le monde avait confondus, comme s’ils pouvaient se développer indéfiniment côte à côte, étaient entrés en conflit. Voilà le sens profond de toute la crise présente…»
• Dans sa cinquième partie, Ferrero poursuit encore: «…C’est pour cette raison surtout que la guerre actuelle semble devoir être le commencement d’une crise historique bien longue et bien compliquée. Cette immense catastrophe a montré au monde qu’il n’est pas possible de vouloir en même temps une augmentation illimitée de puissance et un progrès moral continuel…»
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