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1254Nous avons développé une analyse de la crise des présidentielles françaises essentiellement basée sur notre idée de ce concept qui s'est développé depuis quelques années dans la vie publique, que nous nommons virtualisme. Nos lecteurs ont déjà souvent rencontré ce mot, mi-néologisme, mi-pratique déformée. Nous avons par ailleurs en archives sur ce site, extrait de la publication régulière de de defensa, un texte sur «La première guerre virtualiste», où nous tentons une première approche systématique de ce phénomène. Pour tenter d'éclairer encore plus nos lecteurs, nous publions ci-après deux autres textes de de defensa-papier.
Si nous nous attardons à cette question du virtualisme aujourd'hui, c'est parce que nous estimons que la crise française, dans tous les cas jusqu'à ce deuxième tour des présidentielles, est une crise fondamentalement explicable par le virtualisme. C'est dans ce sens que nous avons développé notre analyse de la crise dans le prochain numéro de de defensa-papier (Vol17, n°16, à paraître le 10 mai 2002). En raison de l'importance que nous attachons à ce phénomène de la crise française combinée avec notre interprétation selon l'idée du virtualisme, nous publierons rapidement (autour du 20 mai) sur le site cette analyse de notre Lettre d'Analyse du 10 mai. C'est une pratique exceptionnelle, d'une façon générale nous observons un délai beaucoup plus long entre une parution-papier et une publication sur le site (qui n'est de toutes les façons pas systématique), pour la raison évidente du droit d'exclusivité du à nos abonnés pour une période significative. Ceux-ci, nos abonnés, ne nous en voudront pas de déroger à la règle en cette circonstance exceptionnelle.
D'une façon générale, nous pensons que cette crise française est extraordinaire par sa forme et par son mécanisme, et nullement par sa substance, qui est inexistante au départ. La crise n'a acquis de la substance qu'à cause de son développement consécutif à sa forme et à son développement. Ces particularités également extraordinaires rendent très confuse la tâche d'identifier la crise selon les seuls événements. Par contre, nous croyons qu'une analyse de la forme et du développement permet d'avancer dans la définition du virtualisme, qui est une chose essentielle selon nous, et, indirectement, de bien mieux identifier la substance des événements de la crise que ce processus a fait (re)surgir. C'est évidemment dans ce sens qu'est orientée notre analyse du 10 mai, que nous publierons dans une quinzaine.
Ci-dessous, nous publions deux textes parus respectivement dans la rubrique de defensa des Vol16 n°09 et Vol16 n°20, des 25 janvier et 10 juillet 2001. L'un de ces textes (Double Look) est déjà accessible en archives mais nous avons pensé qu'il était intéressant de le réunir avec celui du 10 juillet (nous l'avons placé en dernière place, après celui du 10 juillet, pour ne pas imposer sa lecture à ceux qui l'ont déjà lui ; dans tous les cas, il n'y a aucun lien de chronologie entre les deux puisque le sujet débattu est la forme d'un événement et non son contenu éventuellement chronologique). Ces deux textes se complètent pour faire avancer notre définition du virtualisme. Ils n'ont aucun rapport avec la substance de la crise des présidentielles françaises, mais indirectement tout à voir avec la forme et le mécanisme de cette crise.
D'abord, le “climat”. (Pas celui de l'effet de serre, qui est une formidable menace qui fixera peut-être nos prétentions à leur véritable valeur; qui est bien l'enfant de nos conceptions dominantes, – ainsi l'apprécions-nous en général et assez justement ; le petit homme au bout de son défi faustien, peut-être trop lourd pour lui.) Parlant du “climat” comme Arletty parlait d'« atmosphère », nous parlons de celui que crée notre psychologie. Au coeur de notre époque qui se donne à l'individualisme forcené, l'individualisme évidemment nihiliste du point de vue de l'organisation sociale de la civilisation, la psychologie n'a jamais été autant et paradoxalement collective, du point de vue de son activité, par le conformisme des pensées et des jugements. Au contraire, la psychologie oublie radicalement le sens du bien commun (ce qui fait notre communauté). Notre psychologie est organisée par la formidable pression des communications. Dans cette époque de vitesse et de liberté, tout ce qui est bas circule le plus vite possible et en toute liberté. Les communications transmettent d'abord ce qui est le plus tentant, le plus reposant pour l'esprit humain, le plus anesthésiant pour les efforts du jugement et de la responsabilité. C'est ce que nous désignons, ici explicité de façon plus précise, sous le terme générique de “conformisme”. Le conformisme n'était qu'un travers de l'hypocrisie sociale ; il est devenu un phénomène majeur, considérable, quasiment ontologique de notre évolution présente ; il est alors difficile de ne pas avancer l'hypothèse que cette évolution est une décadence, et ce conformisme, destructeur de la pensée et de l'organisation sociale de la civilisation.
Nous avons ce que nous avons créé. C'est sur cela qu'il faut se pencher. Voilà donc un premier enseignement pour notre compte (et nous nous citons): « à cause des pressions que font peser les communications d'une part, la nécessité du conformisme de l'autre, la forme des réactions psychologiques [compte aujourd'hui] plus que les informations et les idées que charrient les psychologies. L'important c'est le “climat” plus que les paroles contrôlées. Il s'agit de décrypter sa signification. C'est un travail d'enquêteur, ou de décodeur. » Ce contexte tourbillonne et enivre l'esprit en l'inclinant vers le plus bas. L'esprit plonge vers la tentation naturellement présente, celle qui permet à notre psychologie d'écarter l'affrontement avec nous-même. Dans les conditions de notre monde, cette tentation-là devient inévitable puisque nous en avons les moyens technologiques : l'habillage de la réalité. C'est la genèse permanente, en constante renaissance, de ce que nous avons pris l'habitude de nommer dans ces colonnes: virtualisme, qui n'a décidément rien à voir avec cette pratique violente et vulgaire (dans le sens de peu sophistiquée, pas maquillée du tout) qu'est la propagande.
Ce qui est singulier, et qui évite le découragement sans retour, est de constater combien cette décadence permanente de l'esprit se trouve combattue par un réflexe étrange, – car on ne peut aujourd'hui qualifier que d'“étrange” une réaction qui réclame un retour au réel. Cela nous vient parfois de sources qu'on jugerait inattendues. Dans la livraison du 20 juin 2001 du magazine Time, Michael Elliott, se référant au film Pearl Harbor (dont nous pouvons vous annoncer avec une ironie fatiguée qu'il est un très gros bide commercial), éditorialise sur notre obsession de la guerre juste (traduction approximative de « Obsessing Over the “Good War” »). Elliott nous dit, et dit surtout à nos hommes politiques comme s'il parlait à des gens capables d'user de leur libre arbitre pour déterminer ce qu'on peine à nommer encore “une politique”, qu'il est temps d'abandonner nos incantations vers la “Good War” de 1939-45 (1941-45), – c'est-à-dire, on le comprend, cette guerre-là, revue et corrigée en permanence, maquillée, fardée, remise constamment au goût du jour pour correspondre au chantier permanent de notre reconstruction virtualiste de la réalité. Il s'en explique avec, comme matériel de l'esprit, ce qui semblerait être du bon sens (« Mais cette guerre est finie depuis 56 ans et il est temps de se demander combien de temps encore son ombre va continuer à influencer notre monde »). Il termine par ce souhait : « One day – even in America – World War II will be just another movie. »(Il se trompe, le brave Elliott : c'est bien parce qu'elle est devenue un film, de Saving Private Ryan àPearl Harbor, que la Deuxième Guerre mondiale est complètement d'actualité, et l'une des références essentielles de notre Grande Politique. Enfin, l'intention y était.)
La réponse à Michael Elliott vient, on s'en serait douté, de l'incorrigible “exception française”. Dans une récente et prémonitoire interview (du 18 juin, dans Le Monde), le philosophe Michel Serres fait l'apologie de ce que nous nommons le virtualisme. La phrase citée en exergue dit tout : «Le virtuel est la chair même de l'homme. » C'est une curieuse situation, à fronts renversés : l'Américain plaidant pour un retour au réel, le Français faisant la leçon pour qu'on se plonge sans remord ni hésitation dans ce qui fait « la chair même » de l'américanisation de l'homme. Cela ne doit pas surprendre : les rapports entre la France et l'Amérique, surtout du côté des intellectuels et depuis le XVIIIe siècle, sont chargés d'ambiguïté, de complicités et de paradoxes. (Le “pays intellectuel” de la France n'a pas besoin de Hollywood pour faire bien plus que sa part dans le sens du virtualisme américaniste : sa réflexion depuis 10, 15, 20 ans, est un rabachage massif de la période vichyssoise de la France, comme si l'histoire de la France pouvait y être effectivement réduite. C'est effectivement une tentative virtualiste.)
L'argumentation du philosophe Michel Serres est, par exemple, que madame Bovary rêvait bien, elle, et elle rêvait qu'elle faisait l'amour de nombreuses fois – alors, pourquoi pas nous ? (C'est-à-dire, précisons tout de même pour qu'on ne jase pas : pourquoi ne construirions-nous pas une vie rêvée ?) C'est un curieux argument. Dans le portrait et la vie d'Emma Bovary, on conviendra que l'essentiel n'est pas ses pensées et désirs secrets, ni la façon qu'elle s'y jette, mais bien la peinture d'un caractère, d'une société et de ses moeurs, et ainsi de suite, c'est-à-dire le grand roman qu'est Madame Bovary ; l'essentiel, c'est donc Flaubert, qui construit une oeuvre virtuelle à partir de son observation du réel, pour mieux rendre compte du réel. Tout est évidemment dans la maîtrise de son oeuvre (du virtuel) par Flaubert. Ce qui fait la nouveauté de notre virtualisme, ce n'est pas le rêve, la création, l'imagination (s'il y en a), qui sont évidemment des choses excellentes et nécessaires de l'activité humaine, mais la volonté de s'y soumettre totalement jusqu'à nier la réalité pour mieux se complaire dans cette nouvelle situation. La nouveauté, c'est cette démarche de servitude volontaire. L'analyse de Michel Serres est une étrange abdication devant une mode conformiste élevée au rang de pensée (unique, il va sans dire), une subjugation de l'intellectuel par un sentimentalisme de midinette. L'âge, sans doute (pour Michel Serres).
La thèse implicite est que l'outil (les nouvelles technologies de la communication) conduisent à former une nouvelle psychologie caractérisée par la libération. Ce n'est pas nouveau : de même a-t-on coutume de dire que, pour une bonne part, notamment celle de la diffusion, la Renaissance c'est l'imprimerie. L'histoire montre la fausseté de cette sorte de réductionnisme (on comprend par contre l'avantage dialectique que certaines idéologies retirent de cette sorte d'affirmations). Cette approche sacrifie à la confusion courante aujourd'hui de la fin et des moyens, du contenant et du contenu. Les nouvelles technologies permettent une diffusion maximale, et le triste constat qu'on est conduit à faire est qu'elles diffusent d'abord le plus facile (« ce qui est bas [...] le plus tentant, le plus anesthésiant pour l'esprit humain ») ; dans notre époque, c'est le conformisme, qui devient ainsi l'un des matériaux essentiels du virtualisme. Ainsi, notre définition, qui est le contraire de ce qu'avance Michel Serres : le virtualisme usurpe l'usage des nouvelles technologies, celles-ci devenant une prison où notre esprit accepte de s'enfermer (toujours cette complicité), en acceptant le remplacement de la réalité par “notre” réalité, et “notre” réalité trouvant dans le conformisme l'outil d'uniformisation pour donner à cette opération toutes les apparences du réel. Le mal n'est pas le rêve, la création, etc, mais la proclamation que ce rêve est devenu la réalité, et, par conséquent, que l'autre, la vraie, doit être répudiée. Façon de résoudre le problème en proclamant qu'il n'existe pas. (Pure américanisation, renvoyant à ce mot d'un général américain : «Nous, en Amérique, nous ne résolvons pas les problèmes, nous les écrasons. »)
Selon le mot d'un politologue, Kennedy fut élu « plus à cause de sa coupe de cheveux et de sa coupe de costume qu'à cause du contenu de ses interventions ». Pour autant, la politique de Kennedy ne consista pas à entretenir une coupe de cheveux et à veiller à la bonne coupe des costumes. Cette “politique-spectacle” ne se réduisait pas à être exécrable à cause de ses aspects qui pouvaient l'être ; elle n'emprisonnait pas ceux qui y sacrifiaient. De Gaulle, bien qu'il fût stupidement qualifié par ses adversaires d'“homme du passé”, était un maître de la “politique-spectacle”, notamment grâce à sa maîtrise de l'intervention télévisuelle. On ne peut dire que les fondements de sa politique en souffrissent jamais.
Là s'arrête la bonne nouvelle, pour dire que le lien à la “politique-spectacle” dépend de l'homme ; au contraire, l'homme qui a utilisé la politique-spectacle peut en devenir le prisonnier, par faiblesse. Sur Kennedy, on pourrait dire qu'il reste ceci, qui est un jugement de l'écrivain Gore Vidal, qui fut un de ses proches (Gore Vidal milita activement chez les démocrates pendant la période et se présenta à la Chambre des Représentants en 1964 [battu]) : « Jack [Kennedy] était l'un des hommes les plus charmeurs que j'ai jamais rencontré. Il fut aussi, vu en perspective, l'un des pires parmi les présidents que nous avons eus. » Gore Vidal s'est expliqué indirectement de ce jugement lorsqu'il rapporta ce propos : Kennedy « voulait être un président guerrier. “Qui aurait jamais entendu parler de Lincoln, me demanda-t-il un jour, s'il n'y avait eu la Guerre Civile”?» Autrement dit, Kennedy était fasciné par la guerre pour la notoriété qu'elle donne au président qui la conduit (et la gagne, naturellement). A partir de ce constat qui ne satisfera ni les moralistes ni les âmes sensibles, constatons dans cette anecdote de Gore Vidal la préférence chez JFK de la forme (la guerre pour la notoriété) sur le fond (un but politique éventuellement atteint par la guerre, dont se contrefout Kennedy). JFK ne cessa pas d'être cela, homme politique dont la politique fut constamment influencée par les exigences de la politique-spectacle (par exemple, l'historien Richard Reeves nous rapporte comment, en mai 1961, il choisit le sujet de la conquête de la Lune pour un discours qu'il devait faire : parce qu'il cherchait un bon “sujet RP” [RP, pour relations publiques] après les échecs de la Baie des Cochons et de sa rencontre avec Krouchtchev à Vienne ; et peu importait le sujet, et la course à la Lune fut choisi parmi d'autres). JFK ne cessa d'exploiter ses qualités d'« homme charmeur » qui avait tant impressionné Gore Vidal, et il en fit même une condition de sa politique. Ainsi, dans son cas, les qualités qu'il faut pour la “politique-spectacle” interférèrent gravement sur la politique du président.
Cette pente, qui est la fascination de la substance pour la forme après que la substance se soit servie de la forme pour s'imposer, est directement la conséquence de cette faiblesse si courante, qu'on nomme justement d'une façon générale “la faiblesse du caractère”. La faiblesse du caractère marque la caractéristique principale de l'homme politique dans la démocratie moderne. Elle est l'envers sombre des “qualités” qui conduisent à sa sélection, le sens du compromis qui devient goût du compromis, l'usage accidentel de l'aménagement de la vérité qui conduit à l'institutionnalisation structurelle du mensonge, la proclamation des nécessités de la morale qui transforme la politique en une leçon de morale, et ainsi de suite. La technique de la communication (le médiatisme, les relations publiques) et ses exigences font le reste. La transformation au long des années 1980, accomplie et bouclée dans les années 1990, fut transcrite directement par la transformation de la “politique-spectacle” en “politique du spectacle” : la forme devenait l'essentiel, elle prenait la place de la substance. L'événement vaut largement en importance la chute du Mur et la fin de l'URSS. Il en est la conséquence en grande partie : la fin de l'URSS dispensait désormais de considérer la substance de la politique comme une matière impérative. La forme s'y substitua par conséquent, elle devint le fond de la politique. Le phénomène s'est imposé sans que nous nous en avisions, tant il suit la pente naturelle de la faiblesse du caractère, comme l'eau dévale une pente.
On se rappelle du double-speak du 1984 de George Orwell. Orwell nous présentait l'un des fondements du monde à venir : la capacité, par une manipulation radicale du langage, de faire accepter des interprétations de la réalité radicalement différentes, voire contraire à ce que dit ce langage. La transcription française (“double langage”) est très ambiguë et très peu satisfaisante, dans la mesure où elle pourrait faire croire qu'il y a deux langages (ce qui est vrai si l'on accepte cette définition comme une image, mais cela écarte alors la caractéristique technique/sémantique la plus intéressante du phénomène). Il s'agit bien d'un même langage, utilisé différemment, et l'expression anglaise est bien plus satisfaisante : on “parle” (speak) différemment le même langage. (Trouver une correspondance plus précise en français dans le sens exprimé par Orwell supposerait qu'on passât du sujet à l'action : “double-parler” [de la même langue] serait alors plus satisfaisant.) La caractéristique du double-speak est qu'il reconnaît implicitement la manipulation du même langage, donc qu'il reconnaît implicitement le mensonge.
Notre époque a souvent été présentée comme “orwéllienne”, notamment avec des référence au Big Brother de 1984. Pourtant, le double-speak (et encore moins, certes, le “double langage”) n'est pas satisfaisant pour rendre compte du phénomène décrit plus haut, “réalité-virtualiste” contre “réalité-réelle”. Nous proposons un autre concept, selon la même logique : double-look. (L'expression serait justement traduite par “double regard” alors que la logique cartésienne nous pousserait plutôt vers une expression comme “double réalité” qui souffrirait de la même faiblesse d'ambiguïté que “double langage” ; mais “double regard” souffre du handicap d'être déjà employé, et plutôt dans un sens favorable : le double regard de l'émotion et de la raison, du sens commun et du sens artiste, etc. Nous nous en tenons au néologisme anglais que nous proposons, d'autant plus approprié nous semble-t-il que le mot look [le look], employé par l'argot de la mode, a pris aujourd'hui le sens d'“aspect”, d'“apparence”, dévoyé dans le sens que nous disons : l'emploi argotique de look a évolué de la logique sémantique [the Look était le surnom de Lauren Bacall, désignant le regard de l'actrice] à son dévoiement virtualiste [look comme construction d'une apparence spécifique d'un être selon un conformisme donné à partir du regard de l'autre].)
Le double-look permet de comprendre en quoi notre monde se différencie du monde d'Orwell. Il n'y a pas (plus) manipulation. Il n'y a pas non plus des perceptions différentes de la réalité (ce qui est un phénomène normal et rend compte de la difficulté d'appréhender la réalité). Il y a d'une part la perception de la réalité dans sa complexité, avec des variations (la réalité-réelle), et d'autre part il y a une perception à la fois provoquée et volontaire, et à la fois acceptée, d'une réalité différente (réalité-virtualiste) ; cette réalité différente est rendue possible dans son apparence grâce à l'addition de comportements d'interprétation (conformisme) et de capacités mécaniques de représentation d'une puissance très grande (communication, technologie, etc). C'est la différence essentielle avec le double-speak d'Orwell : stricto sensu, il ne semble pas y avoir de mensonge, puisque le double-look semble rendre compte d'une réalité existante.
Nous avons tous les jours des exemples de ce phénomène, avec un effort d'interprétation. Nous revenons sur la perception de la position allemande en Europe (voir dd&e, Vol16, n<198>08, rubrique Contexte) au moment du sommet de Nice. Les chiffres et les réalités de la puissance continuent à exister (réalité-réelle) et nous montrent sans guère de difficultés que l'Allemagne est loin aujourd'hui d'être la première puissance en Europe, qu'elle ne l'est pas du tout dans des domaines essentiels et nécessaires de la définition de la puissance (diplomatie, technologie, puissance militaire, culture, voire même l'économie où la position allemande, loin de la supériorité des années 1980, est quasiment sur le même pied que la position française). Depuis le sommet de Nice, c'est une affirmation globale inverse qui prévaut impérativement. S'il se garde bien de détailler les faits (et pour cause), le double-look se garde bien de les dissimuler ou de les transformer (pas de mensonge) ; simplement, il les ignore au profit de l'effet. Ainsi peut-on lire dans Le Monde des 31 décembre 2000/1er janvier 2001 : « En faisant une sorte de fixation sur le maintien de la parité avec l'Allemagne, malgré une différence de 22 millions d'habitants, la France a consenti à cette même Allemagne une place prépondérante dans la future Europe élargie. » Qu'est-ce que cela signifie ? Qu'en refusant un avantage à l'Allemagne, la France lui a « consenti [...] une place prépondérante ... » ? On s'y perd diablement à chercher le lien de la logique. (Au reste, c'est le même journal, qui laisse ainsi entendre combien la France est en situation d'infériorité en Europe, qui revient aux faits parce que ceux-ci persistent à exister et nous assène, dix jours plus tard, dans sa manchette du 9 janvier 2001 : « Portrait d'une France en pleine croissance », avec un récit statistique de la situation économique française qui n'est pas loin de rappeler la description quasi-extatique de l'Amérique clintonienne des années 1990.)
Le double-look nous aide à nous y retrouver. D'abord, Le Monde parle d'une prépondérance dans « la future Europe élargie », comme si l'on savait de quoi il s'agit en réalité, et quand, et comment, mais qui est par ailleurs pour cette sorte d'esprit (les rédacteurs du Monde) une réalité-virtualiste tenue pour acquise ; ensuite, il se réfère comme allant de soi et qui est tenu pour acquis sans nécessité de démonstration à ce que nous présentions dans notre publication précédente (dd&e, Vol16, n<198>08, rubrique Contexte), avec cette citation de La Libre Belgique du 12 décembre 2000 : « La presse (allemande) est formelle : au sommet de Nice, l'Allemagne a pour la première fois assumé son rôle de leader implicite de l'Europe ... » Ainsi la référence à la réalité-virtualiste est-elle complète et l'Allemagne est-elle sacrée « leader implicite » de l'Europe, de presse en presse et d'édito en édito. « D'ailleurs, Schröder a étrenné aussitôt sa nouvelle position de leader européen en allant voir Poutine [les 6 et 7 janvier à Moscou] », explique une source diplomatique à Moscou. On examinera à nouveau le bien-fondé de cette affirmation le jour où, pour renforcer les liens nouveaux du « leader implicite » de l'Europe avec la Russie, Schröder s'opposera fermement et publiquement à la NMD américaine dont les Russes ne veulent pas entendre parler et que lui-même condamne d'ailleurs en privé. On sait bien que c'est irréaliste et que, comme d'habitude, les Allemands auront une position de repli (derrière la France, si la France s'oppose fermement à la NMD) ou une position de capitulation sur la question, – et tant pis pour les Russes. On comprend alors que le problème posé à l'univers de la réalité-virtualiste, et, dans celui-ci, à son «leader implicite » saisonnier, vient de rien d'autre que de la réalité.