Notre “chute de l’Empire”

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Notre “chute de l’Empire”

16 juin 2020 – J’ai bien du mal à me dire : “Oui, c’est cela, nous sommes en train d’assister à la chute de l’Amérique, à la chute de ‘notre chute de l’Empire’”. J’entends par là que la possibilité de ce gigantesque événement est désormais bien réelle, palpable, complètement imaginable et envisageable, je dirais presque comme un terrible qualificatif qui s’insinue enfin en nous tous : “inéluctable”, cette chute... Je parle de “l’Empire”, de l’Amérique, et l’on sait que c’est le Système, que c’est notre civilisation, que c’est une époque de l’Histoire et son temps que le Temps, cette chose métaphysique et sublime, abandonnent à eux-mêmes. Nous imaginons désormais bien plus que nous ne pouvons imaginer.

Et plus que jamais, plus que tout ce qu’on pouvait imaginer, – justement, toujours cette impossibilité devenant possible, – se produit ce phénomène incroyable, tel qu’on l’avait signalé à propos de l’attaque du 11 septembre :

« D'abord, il y a ceci : en même temps que nous subissions cet événement d’une force et d’une ampleur extrêmes, nous observions cet événement en train de s’accomplir et, plus encore, nous nous observions les uns les autres en train d'observer cet événement. L’histoire se fait, soudain dans un déroulement explosif et brutal, nous la regardons se faire et nous nous regardons en train de la regarder se faire. On sait également que ceux qui ont décidé et réalisé cette attaque l’ont fait parce qu’ils savaient qu’existe cet énorme phénomène d’observation des choses en train de se faire, et de nous-mêmes en train d’observer. Le monde est comme une addition de poupées russes, une duplication de la réalité en plusieurs réalités emboîtées les unes sur les autres. » (*)

On peut objecter pour ce qui concerne le colossal événement courant : “Eh ! cela n’a pas fait quelque chose ‘d’explosif et de brutal’, comme le 11-septembre...” Voire ! L’explosif prend son temps, la brutalité s’installe comme chez elle avec tant d’assurance, presque “en douceur”, qu’on en vient presque à l’ignorer. Chaque jour nous voyons les lueurs du déchaînement de la conflagration qui progresse comme une sorte d’incendie, comme si, dans cette époque de survitesse et de surpuissance, notre “chute de l’Empire” semblait prendre son temps pour mieux nous laisser ressentir, avec tous nos sens, avec toute notre perception, avec l’intuition qui doit nous éclairer, pour mieux nous présenter ce qui se passe. La conflagration paraît si lente alors qu’elle est si rapide.

Ainsi sommes-nous mieux envahi par cette perception de la chute, aucune surprise réelle, de moins en moins d’illusion, les simulacres les plus martelés et les plus sophistiqués se défont comme de la poudre aux yeux et se dissipent comme poudre d’escampette. Chaque jour qui passe et nous montre l’effondrement progressant encore dans le désordre chaotique, chaque jour nous place avec plus de force face à la puissance de l’événement.

La dernière étape s’est ouverte en 2015-2016 (entrée en scène de Trump), tout est allé si vite à partir de là, sans la moindre démobilisation alors que, dans des temps plus normaux, tout aurait dû rentrer dans l’ordre, connaître des haltes, des étapes, tandis que la sublime construction qu’est l’appareil du pouvoir, du Droit et de la Loi qui fait la forme centrale de la Grande République aurait repris la main… Rien de cela ! Les déconstructeurs fameux de la French Theory (Deleuze, Derrida, Foucault), qui semblaient avoir donné à la modernité la recette magique de l’éternelle jeunesse emballée sous simulacre en plastique, soudain se sont retournés dans leurs tombes et ont déconstruit la construction de leur déconstruction initiale ... Tout est allé si vite, justement, et sans reprendre son souffle, que rien sur l’instant, et après lui chaque instant, que rien n’a plus été comme avant.

Depuis 2015-2016, le présent, leur fameux Big Now, n’existe plus, pas le temps de se fixer, – emporté par le temps comme fétu de paille d’une poignée de secondes…

Cette “entrée en scène” de 2015-2016 qui a ouvert le final de l’effondrement nous a pris par surprise, et si vivement que je la vois encore, et pourtant elle appartient déjà à un autre temps, si lointain qu’on ne la distingue plus. Le Temps n’est plus le temps courant, il est devenu événement pur qui fabrique son propre temps, et cet événement, – l’Effondrement de la Grande République, de tout ce qu’elle tient et nous avec, – devenu Effondrement du Système, comme événement de la Fin des Temps et prémisses de l’Éternel Recommencement.

Mes amis les commentateurs, les sachants-tout, les sachants-mieux-que-les-autres, cette certitude de l’incertitude du monde qui est un des petits péchés mignons de la pensée certifiée un peu vite antiSystème, mes collègues donc ne pinaillent plus sur la piste à suivre. On ne se demande plus “si”, on s’interroge sur “quand” avec l’hypothèse du “très vite”, on poursuit avec un “comment” qui se résume à un “dans quel fracas” dont on entendrait déjà les premiers hurlements…

Mais non d’ailleurs, arrêtons de jouer sur les mots et avec les mots ! Nous les entendons chaque jour, ces hurlements, effectivement et assourdissants ; à Minneapolis, à Seattle et à Atlanta, à Londres et à Paris, à Dijon au jour d’aujourd’hui pour nos petits oignons à nous, pour nos superbes ministres à la barbe courte qui ont si bien compris l’art de déféquer sans quitter son deux-pièces avec vues sur les “quartiers difficiles”. Leur trouille se vit heure après heure, en mode Carpe Diem jusqu’au bout, en variation sur basse continue d’“Avec moi le déluge”.

Chaque matin qui d’angoisse me réveille amène aussitôt cette question que je me pose, moi qui annonce la Grande Crise avec tant d’endurance : “Est-ce bien vrai, tout ce tintamarre ? Allons allons, je vais aller à mon écran, à ma grande-petite lucarne, pour constater que tout est rentré dans l’ordre, que le Système retrouve ses habitudes rassurantes et nous nos servitudes que nous aurions parfois la lâcheté de qualifier de délicieuses.” Eh bien, pas du tout, rien à faire ! On peut croire cela l’aube d’un jour, pour quelques heures ou quelques minutes, jusqu’à une poignée de secondes et puis le vacarme rugit à nouveau.

Alors, je me répète, parce que la réalisation de ce phénomène qui pèse d’un poids énorme sur nous, est elle-même une charge incroyable, épouvantable, presque insurmontable pour chacun de nous, — il y a ceux qui le savent et ceux qui l’ignorent,  – mais qu’importe, les charges sont là et bien là :

« ...[E]n même temps que nous subiss[ons]cet événement d’une force et d’une ampleur extrêmes, nous observ[ons]cet événement en train de s’accomplir et, plus encore, nous nous observ[ons]les uns les autres en train d'observer cet événement. »

Et une fois de plus, les dieux en rient encore au milieu du tumulte ... Qui n’aurait pas reconnu ceci : l’événement terrible et sublime, l’événement qui devient le Temps lui-même, ce sont les dieux eux-mêmes...

 

Note

 (*) Philippe Grasset (himself),  Chroniques de l’ébranlement, éditions Mols, Bruxelles 2003.