“Notre crise climatique” — Rubrique Analyse, Volume 22 n°17 du 25 mai 2007

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“Notre” crise climatique

La crise climatique est là... Même ceux qui contestent la validité de la thèse du réchauffement climatique à cause de l’action humaine devraient en convenir

Il est vrai que notre Lettre d’Analyse, ainsi que le site dedefensa.org qui en est issue dans l’esprit, portent une vision du monde. Nous en donnons une définition dans notre texte de présentation du site, avec une référence appuyée aux “antimodernes” dont nous avons déjà parlé (voir notre rubrique de defensa, Volume 20, n°20, du 10 juillet 2005.) Nous trouvons l’essentiel de “notre” définition dans cette définition de Péguy proposée par André Compagnon (dans son livre Les Antimodernes), avec la remarque que la dernière partie de phrase constitue le coeur vibrant de cette définition : Péguy, «probablement le seul authentique antimoderne [NDLR: de son temps?], antimoderne jusqu’au jusque-boutisme [...] le seul qui puisse dire “nous modernes” tout en dénonçant le moderne.» (Nous ne sommes pas de ceux qui ignorons “le moderne”, ce qu’il est et ce qu’il a fait. Nous le connaissons, souvent bien mieux que nombre de “modernistes”, et pour cela nous sommes absolument anti-modernes. Nous avons vu le monstre au fond des yeux.)

Cette introduction est là pour fixer (rappeler?) nos repères, la structuration de notre pensée et de notre perception du monde. C’est avec cet outil qui est aussi une référence que nous abordons pour nos lecteurs notre tentative de définition de ce que nous nommons “la crise climatique”, de préférence à des termes tels que “réchauffement climatique” («global warming”). Pour expliciter clairement cette distinction, nous indiquons que le terme “crise climatique” est à la fois politique et historique tandis que le terme “réchauffement climatique” est proposé ici dans son acceptation fondamentale qui est d’être évidemment un terme scientifique.

Notre prémisse également fondamentale est que, par l’évidence autant que les divers effets, manifestations, conséquences, etc., qui l’accompagnent, la “crise climatique” est désormais une chose indiscutablement politique. Elle pèse sur les politiques, les oriente, affecte les décisions, les programmations et la prospective. Elle suscite incontestablement une interrogation historique et philosophique. Elle fait désormais partie de l’universalité présente de la pensée. C’est de cette façon que nous l’abordons.

La querelle du “sexe des anges”: la responsabilité de l’homme dans la crise climatique

Pendant un quart de siècle depuis que la question de la dégradation du climat est une préoccupation majeure (déjà une conférence internationale des chefs d’Etat et de gouvernement sur cette question avait eu lieu au printemps 1989 au Brésil, et déjà annoncée comme décisive), on a débattu pour savoir si l’homme avait une responsabilité dans le processus du réchauffement climatique. La chose n’a cessé de prendre un tour polémique, en même temps que de nombreux indices climatiques indiquaient effectivement une telle évolution du réchauffement. Elle est même devenue nettement politique et idéologique avec l’administration GW Bush. On a connu diverses interventions, falsifications, corruptions, etc., des pressions sur des scientifiques, des rapports orientés, notamment de la part d’une administration US et des lobbies pétroliers qui sont très hostiles à tout changement fondamental dans la structure et le fonctionnement de l’économie.

Ces trois dernières années, un rassemblement proche de l’unanimité s’est fait autour de la réalité du réchauffement climatique nécessitant des changements, — peut-être radicaux, on verra, — dans la structure et le fonctionnement de l’économie. Pourtant, une nouvelle vague de contestation est apparue, notamment en France. Elle est certes timide et de peu de puissance mais elle est tout de même significative. Elle s’exprime au nom d’un rigorisme scientifique très caractéristique de la rationalité française, avec le but implicite de protéger le fondement même du progrès scientifique des attaques fondamentales qu’on commence à distinguer ici et là.

Nous nous garderons bien de prendre position dans cette querelle. Le moins qu’on doive dire est qu’elle est singulièrement pervertie par des arrière-pensées et des perceptions idéologiques et polémiques. Aujourd’hui, certains adversaires de la thèse de la responsabilité humaine évoquent la possibilité d’un gigantesque complot à l’échelle mondiale, — sans pour autant expliquer les buts recherchés par les comploteurs, — et ils comparent cette affaire à une immense nouvelle affaire Galilée, — où le rôle du savant italien serait tenu par ceux qui défendent la thèse de la non-responsabilité humaine. (C’est notamment faire bien de l’honneur à Mobil Oil, qui tiendrait ainsi le rôle d’un Galilée postmoderniste, puisque le géant pétrolier US est l’un des principaux animateurs de la lutte, par tous les moyens faut-il le dire, contre la thèse de la responsabilité humaine.)

Arrêtons là. D’abord, pour confirmer que nous ne pouvons nous prononcer d’une façon acceptable, c’est-à-dire scientifique, dans cette affaire. Ensuite, parce qu’il nous semble que la querelle, même si elle porte sur un thème gigantesque, n’en est pas moins du modèle “sexe des anges”, et qu’elle est peut-être dommageable dans ses effets. Plusieurs points justifient cette appréciation.

• D’abord, la pression des événements climatiques. Il est manifeste aujourd’hui que le changement de climat est en route, tout le monde le reconnaît, y compris les adversaires de la thèse de la responsabilité humaine. Pour la plupart de ces derniers, en effet, la question débattue porte sur ce seul thème de la responsabilité humaine dans un événement climatique déjà en cours. Ils ne contestent pas que des mesures doivent être prises par rapport à cet événement climatique.

• Ensuite, l’enjeu stratégique et politique de l’événement commence à apparaître. Des études d’experts ou de groupements divers commencent à prendre en compte les bouleversements nés de la crise climatique et les pressions diverses qui vont s’exercer sur les intérêts stratégiques existants. Récemment, un groupe de onze généraux et amiraux US à la retraite a publié un rapport dans ce sens, texte notablement alarmiste. La crise climatique s’impose alors que diverses crises des ressources font également leur apparition (pétrole, eau, etc.). Tout cela conduit à la notion stratégiquement fondamentale de survivance. Quelle que soit la part prise dans cette évolution par la crise climatique stricto sensu, il apparaît que nous évoluons très rapidement vers une période lutte de survivance, où les enjeux et les conflits qui en résulteront auront à voir avec la survivance de groupes humains, voire de l’espèce.

• Il faut insister sur cette notion de survivance, en observant qu’elle n’a qu’un seul précédent depuis les temps des grandes épidémies et autres fléaux de l’histoire pré-moderne. Il s’agit de l’anéantissement par l’arme nucléaire, qui a joué un rôle essentiel dans le caractère exceptionnel de la Guerre froide. Encore ne s’agissait-il, au contraire de la situation actuelle en bonne partie, que d’un danger d’annihilation théorique, maîtrisable par l’être humain. Il n’empêche, cette perception de la Guerre froide et les premiers dangers environnementaux et climatiques avaient poussé la réflexion stratégique sur la piste des menaces de survivance. Un rapport du Pentagone, conduit par Fred C. Iklé (Competitive Strategies) fut publié sur cette question en 1988. L’abandon de la réflexion stratégique sur cette question, tout comme l’abandon de la lutte contre la crise climatique après la réunion mondiale du printemps 1989, représentent une faute et une faiblesse de gouvernement inouïes, quelque chose qui devrait trouver une place d’équivalence pour le temps de paix et les actes non militaires à la notion de “crime contre l’humanité”. Cet échec monumental de la prévision politique et stratégique est directement à mettre au débit de l’esprit d’une époque (les “années Clinton” des deux mandats du président démocrate). Ces années 1990 furent l’époque de la globalisation à outrance (absolument pas contestée, au contraire de la situation actuelle), de l’ivresse de l’optimisme américaniste (exubérance de la Bourse, diverses “bulles” économiques, etc.), de l’hyper-libéralisme et de l’économisme sans frein, de l’investissement de pays émergents ou ex-communistes (Argentine, Russie, etc.). Ces événements contrecarrèrent toute réflexion pouvant menacer de mettre en cause, de près ou de loin, le modèle de ce qu’on nomma alors (le terme est de Edward Luttwak) le “turbo-capitalisme”.

En un sens, on dirait que le temps n’est plus à la spéculation ni à l’analyse, mais à l’action. Cela est d’autant plus le cas que cette action est très difficile à déterminer (quel type d’action et par qui) et à mettre en marche, comme l’on sait, à cause des divergences de conceptions et d’intérêts. La logique politique invite à tout faire pour favoriser une mobilisation, quels que soient les fondements de cette mobilisation.

Anatomie de “notre” crise climatique

Pour autant, pour nous chroniqueurs et commentateurs, la question théorique n’est pas réglée. Mais nous ne pouvons prétendre l’aborder de manière honnête et efficace qu’en abandonnant le terrain scientifique. Par conséquent, et stricto sensu, la polémique sur la responsabilité directe ou pas, conséquente ou pas, de l’activité humaine dans le processus du réchauffement climatique ne nous intéresse pas. Nous la jugeons négligeable et, pire encore, éventuellement contre-productive en ce qu’elle mobilise l’attention sur l’accessoire aux dépens de l’essentiel.

Il nous apparaît d’autre part que la question de la responsabilité humaine, c’est-à-dire la question des activités économiques humaines avec leurs conséquences, au sens le plus large, doit être placée dans un contexte beaucoup plus large. Il s’agit du contexte universel et historique à la fois, avec des manifestations, des effets et des conséquences matérielles, environnementales et humaines, dans tous les domaines possibles. Il nous apparaît également que cette question ne peut être séparée du contexte idéologique (et politique par conséquent) où elle se développe.

Un exemple frappant est celui de l’Union Soviétique. On n’a pas assez mis en évidence combien ce phénomène essentiellement idéologique et économiste de développement massif et accéléré que fut l’URSS est lié à des effets terrifiants au niveau de la dégradation de l’environnement, tant naturel qu’humain. Nous ne parlons pas ici de la validité de la doctrine marxiste mais de l’état d’esprit. Il est manifeste que les dirigeants soviétiques avaient comme but principal un développement économique massif et accéléré, sans aucune autre considération, notamment pour les effets environnementaux (tant naturels qu’humains, répétons-le). De ce point de vue, la situation évolutive de l’ultra-libéralisme (ce qu’on surnomme le “turbo-capitalisme”) sous la forme de la globalisation ne diffère pas de ce que fut la situation évolutive de l’URSS. Le principe voudrait que tout soit sacrifié à la productivité, à la rentabilité et à l’efficacité économique. C’est l’idée d’“économie de force” proposée par Arnaud Dandieu et Robert Aron en 1931 (La décadence de la nation française) totalement mise en application.

Le règne du communisme en URSS, après avoir semblé à certains comme “globalement positif” par rapport à la Russie tsariste, est finalement apparu, lorsque les comptes purent être faits, comme une catastrophe universelle sans précédent pour ce pays. Le système engendra, dans un même mouvement aux effets incontestablement liés, une terrifiante dégradation de l’environnement, un terrible appauvrissement culturel, intellectuel et spirituel. Il n’est pas sans intérêt d’observer que cette affreuse situation fut exactement prolongée et dramatiquement aggravée, également sur tous les plans environnementaux (naturels et humains), par l’introduction brutale du capitalisme en Russie dans les années 1990. Cela établit indubitablement, à notre sens, la parenté évoquée plus haut entre communisme et capitalisme.

C’est nécessairement dans ce contexte, éclairé par l’exemple communiste, qu’il faut placer la question du réchauffement climatique pour parvenir à une bonne définition et une définition juste de la “crise climatique”. Quelle que soit la mesure de la responsabilité humaine dans la question du réchauffement climatique, il apparaît évident que le développement économique tel qu’il a été poursuivi, et tel qu’il est poursuivi, fournit un cadre idéal (!) pour une éventuelle évolution catastrophique des conséquences du réchauffement climatique.

Il y a bien entendu des aspects évidents. Les concentrations urbaines, la dépendance humaine des processus et activités nourrissant la dégradation environnementale et le réchauffement climatique, le système de communication poussant à une consommation aveugle, un environnement artificiel qui brise les rapports entre l’être humain et l’environnement naturel font partie de ces évidences. Il y a également, et c’est peut-être plus intéressant, des aspects moins convenus et plus inattendus. La dégradation culturelle de l’humanité, l’amorphie et le conformisme de la pensée, l’abandon des règles rigoureuses d’éducation, des cadres structurés de la société, le triomphe de l’individualisme, contribuent décisivement à réduire, voire à annihiler les capacités de conscience de l’humanité face à la progression de la catastrophe environnementale générale. D’une façon plus générale, nous ne faisons ici que détailler le thème, développé dans notre précédent numéro (rubrique Analyse) de “la laideur triomphante”.

C’est dans ce sens qu’il nous paraît que la question du réchauffement climatique ne peut être laissée aux scientifiques. Elle doit se comprendre dans un cadre beaucoup plus vaste, qui va de la destruction de l’environnement à un corpus d’idéologies soumettant les conditions de développement du monde au diktat de la spécificité humaine, que ce soit la raison prise comme description du monde plutôt que comme outil pour décrire le monde, que ce soit le progrès des conditions matérielles, que ce soit l’économie elle-même lorsqu’elle devient économisme et prône le développement pour le développement.

C’est également en fonction des conditions créées par l’homme que le réchauffement climatique, quelle qu’en soit l’origine, a toutes les chances (!) d’alimenter d’une façon décisive ce phénomène plus vaste que nous nommons crise climatique. Les conditions de la civilisation font que la fameuse capacité d’adaptation de l’espèce humaine, tant vantée comme une des caractéristiques la distinguant radicalement des espèces animales, est en train d’apparaître paradoxalement comme une contrainte qui peut accélérer les conséquences catastrophiques de la crise climatique. Cette capacité d’adaptation a évolué en s’éloignant de plus en plus de sa condition naturelle pour dépendre de plus en plus de conditions artificielles qui elles-mêmes alimentent la crise. Par exemple, l’homme s’adapte d’autant plus à la chaleur qu’il dispose de la climatisation, qui est un outil artificiel qui contribue fortement à la dégradation générale de l’environnement. L’homme intervient de plus en plus en fonction d’une réalité créée par lui-même, et non plus en fonction de la réalité du monde. Ce qu’il croit être la maîtrise du monde est en réalité devenu la perception faussaire du monde.

Crise climatique ou crise de civilisation?

Il est évident qu’il y a, dans les réactions diverses à la crise du réchauffement climatique, des arrière-pensées qui mesurent la véritable ampleur du débat, de l’enjeu de son issue. On peut distinguer ce phénomène notamment dans deux attitudes contradictoires:

• Les adversaires de la thèse de la responsabilité humaine, s’ils insistent pour rester sur le seul champ scientifique, n’en donnent pas moins comme argument implicite de leurs thèses la nécessité d’empêcher le développement d’une réaction anti-progrès et anti-scientifique.

• Les partisans d’une réaction énergique et rapide contre le réchauffement climatique, regroupés notamment autour du rapport Stern (octobre 2006) préconisant une action systématique au niveau de l’adaptation du système, ont également à l’esprit la défense du système. Stern avertit ses interlocuteurs: si le système ne réagit pas en investissant une part de ses capacités dans la lutte contre le réchauffement, il sera obligé de payer le prix fort plus tard. Là aussi, on trouve la position évidente d’une défense du progrès et d’un développement basé sur la science (les technologies), derrière la défense du système.

Ces deux réactions ont ceci de paradoxal qu’elles sont contradictoires. Cette contradiction et la véhémence de l’argumentation qu’on constate d’une façon générale ne font qu’illustrer la tension fondamentale qui sous-tend ce débat. Comme on le constate aisément, lorsqu’il s’agit de passer à une approche plus concrète, le débat dérive évidemment vers des situations de contestation politique. On le voit avec l’argument de certains pays pauvres, qui résistent aux demandes de limitation des effets du progrès économique selon l’argument évidemment honorable que leur pauvreté résulte des inégalités du système, et que cette pénalisation qu’on leur demande est dans leur cas doublement injuste. On le voit avec les appréciations stratégiques qui se développent, selon lesquelles les conséquences de la crise climatique vont très rapidement se traduire en termes d’affrontement stratégique. En effet, il est temps de parler clairement de la crise climatique comme d’une crise systémique, comme de la crise systémique par excellence, — si l’on veut, pour paraphraser le mot fameux, “la mère de toutes les crises systémiques”.

Nous sommes prisonniers en effet d’un corpus puissant de type idéologique et moral, qui lie fermement tous les aspects de notre civilisation (de notre système). Les rapports sont serrés, avec des effets en cascade selon que l’un ou l’autre élément est soumis à des pressions. Nous sommes les premiers responsables de cette situation, parce que notre système n’a cessé de s’affirmer comme absolument totalitaire depuis la chute du communisme et l’affirmation de la globalisation. C’est la première fois qu’un tel phénomène se produit, une telle unicité officielle des conceptions, des “valeurs”, des méthodes, des objectifs (et de l’absence de sens, diront certains, ce qui est peut-être le plus solide des ciments); un tel conformisme des pensées, allant jusqu’à l’homogénéisation des communicatons et des langues; une telle “culture officielle”, ou culture populaire, — pour répondre au conformisme, — homogénéisée, gommant les différences. La globalisation du système, c’est la globalisation des profits et des conceptions, mais c’est aussi la globalisation des fragilités et des vulnérabilités.

Déjà, certains avatars ont porté des coups puissants au système dans son ensemble. Pour illustrer la diversité que nous voulons mettre en évidence, nous dirions que les échecs sanglants de l’aventure américaniste depuis le 11 septembre, notamment en Irak, et la perte de crédit de la puissance américaniste qui s’ensuit, constituent un phénomène dont les effets se font sentir dans tout le système, affectant même le crédit apporté au développement technologique (par le biais de l’échec des forces armées US qui en sont suréquipées). On voit bien que nous plaçons les aventures irakiennes et autres dans le contexte du système et de la globalisation.

C’est de cette façon qu’il faut, nous semble-t-il, appréhender le développement de la crise climatique avec les effets qu’elle va faire sentir autant au niveau des jugements que des psychologies. L’énormité de cette crise, autant au niveau de sa réalité qu’au niveau de sa symbolique, fait évidemment que son effet sera nécessairement très puissant. Il nous paraît impensable que son développement ne conduise pas à des mises en question de moins en moins sélectives et de plus en plus systémiques, comme c’est évidemment le cas de le dire. Il nous paraît évident que les réactions vont dépasser de plus en plus le seul cadre des causes supposées du réchauffement climatique pour affecter la notion même de progrès dans son ensemble, et la science elle-même.

On retrouve alors une réflexion désormais classique, que nous avons nous-mêmes développée, que l’expert et chercheur britannique Anatol Lieven a parfaitement synthétisée dans un article dans l’International Herald Tribune, le 26 décembre 2006. Lieven s’appuyait sur le rapport Stern et les recommandations qu’il fait pour lutter contre le réchauffement climatique et en limiter radicalement les effets. Il observait combien un échec du système à suivre ces recommandations portait un très grave danger de déstabilisation générale, — et systémique, évidemment. Là aussi, c’est évidemment, derrière des termes comme “capitalisme global” et “démocratie occidentale”, la question du Progrès qui est posée:

«The question now facing us is whether global capitalism and Western democracy can follow the Stern report’s recommendations, and make the limited economic adjustments necessary to keep global warming within bounds that will allow us to preserve our system in a recognizable form; or whether our system is so dependent on unlimited consumption that it is by its nature incapable of demanding even small sacrifices from its present elites and populations.

»If the latter proves the case, and the world suffers radically destructive climate change, then we must recognize that everything that the West now stands for will be rejected by future generations. The entire democratic capitalist system will be seen to have failed utterly as a model for humanity and as a custodian of essential human interests.»

Le système occidental, système ultime fondé sur la finalité et la fatalité du Progrès, découvre désormais que sa puissance énorme recèle une faiblesse à mesure

Autant une crise par elle-même qu'un révélateur de notre crise de civilisation.

La crise climatique met en évidence que la plus grande puissance de la civilisation occidentale devenue un système colossal et de moins en moins contrôlable recèle sa plus grande faiblesse, — peut-être une faiblesse mortelle. Cette immense puissance de notre système général est sa formidable capacité d’intégration, qui démultiplie les puissances disponibles. Elle donne ses résultats les plus décisifs en atteignant son paroxysme, qui est également son apogée indépassable, avec la globalisation.

Cette capacité d’intégration, qui est effectivement la recette de la puissance dévastatrice du système et qui semblait être le verrou du développement maximal du progrès, apparaît désormais comme une terrible, peut-être une mortelle faiblesse. Le système est devenu un véritable maillage dans sa structure intégrée, avec une solidarité mécanique entre tous ses éléments. Si un maillon important cède, il apparaît que le reste tendrait évidemment à suivre, dans un mouvement classique de “détricotage”. Cela paraît bien devoir être le cas avec la crise climatique, très grave, très menaçante, très symbolique et difficilement contrôlable.

La psychologie joue évidemment un rôle capital dans ce processus, et un rôle qui est devenu évidemment très puissant à cause des moyens également très puissants de la communication. (Ce phénomène de la communication ne peut être ni bridé, ni contrôlé parce qu’il est la poutre de soutènement du système passé à sa phase ultime de globalisation.) La psychologie, dans ce cas, c’est la perception humaine de la légitimité du progrès, déjà mise en cause par les échecs politiques du système depuis quelques années, et qui pourrait être totalement anéantie par la perception de ce qu’est la crise climatique.