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1418L'époque postmoderne se caractérise par un défi méthodologique sur la voie de la connaissance
Nous voilà, une fois de plus semble-t-il, conduits à commencer une chronique d'analyse politique par un exposé sur la méthode de cette analyse. C'est un devoir de notre temps historique, où la connaissance est devenue plus dépendante de l'interprétation des informations que de l'accès aux informations. Notre outil principal est désormais la méthode du traitement, plus que le moyen de l'acquisition; le défi qui nous est lancé est la distinction, pour apprécier une information, entre l'essentiel et l'accessoire, entre la dissimulation par système (y compris à soi-même, de la part du système) et la libération systématique des pressions du système.
Nous avons, face à nous, — et en disant “nous”, nous désignons l'esprit indépendant, — des autorités politiques qui ont perdu leur légitimité. Elles ont été conduites à emprunter la voie de l'interprétation de l'information pour survivre en tant qu'autorités. Ce n'est pas accuser ces autorités politiques de mensonges, — disons: plus qu'à leur tour. Nous avons dit maintes fois, en progressant dans la définition de “notre” virtualisme (de notre idée du système basé sur ce que nous désignons comme le “virtualisme”), que ce concept se caractérisait par la croyance en sa véracité de celui qui en use. Pour désigner un des aspects du virtualisme, les Américains emploient les expressions de “group-think” et “group-thinking”, dont ils tendent désormais à faire un seul mot (groupthink et groupthinking). Ils signifient par là que le conformisme détermine la pensée désormais, et non plus le jugement direct des choses; que la pensée se réfère au conformisme pour se former avant d'en venir aux faits. Cela, c'est une méthode plus qu'un mensonge. Dans le chef de celui qui s'y soumet, conformisme ne signifie pas mensonge, même si l'on peut considérer que c'est le cas. Nous vivons dans une époque où l'idée de mensonge n'est plus centrale à la tromperie.
Cette idée sémantique libère l'esprit indépendant de tout devoir de respect de l'autorité politique. Ce qui est encore désigné comme “l'autorité” par pure convenance sémantique est devenu un acteur comme un autre de l'exercice fondamental de la compréhension historique de notre temps. Cette révolution de la classification faite, on comprendra aussitôt que nous jugeons que cet acteur-là est l'un des moins honorables pour ce qui concerne la véracité qui nous importe. Littéralement, c'est celui que nous jugeons comme l'un des moins crédibles, voire le moins crédible, — nullement par vice mais par système, ce qui est bien plus grave.
Notre “devoir de comprendre”, à nous, esprits indépendants, exige cette libération des conventions faisant d'une “source officielle” quelque chose à laquelle il faut faire un peu plus crédit qu'au reste, — puisque c'est “un peu moins” qu'il faut dire. Dans ce cadre absolument révolutionnaire de la position de l'analyste, l'exposé de la Méthode de cette analyse est un devoir de loyauté. C'est aussi une des clefs permettant de mieux comprendre le destin et le contenu de son analyse.
Exposé de notre Méthode et des liens entre elle et le jugement qu'elle détermine: cas de l'Europe
Le territoire est désormais dangereux. La fin de l'autorité par la mort de sa légitimité, parallèlement, — et ceci accélère cela, — à la disposition universelle de l'information nous libère d'une référence qui est devenue une imposture. Sans cette libération, nous serions entrés dans le crépuscule de la dictature de l'esprit. Cela signifie également qu'il n'existe plus aucune certitude, que l'exercice de la compréhension historique du monde est devenu complètement contingent. (Cela ne signifie pas que l'Histoire est devenue contingente: la méthode pour en juger, oui.) En écartant le risque de la dictature dans ces conditions, nous avons fait naître celui de l'anarchie. Là est le danger. Il faut le savoir avant de s'en effrayer, et s'en garder plutôt que de s'en effrayer.
L'analyste, pour survivre, doit se transmuter en historien. L'universalité de l'information lui en donne le moyen en lui offrant ce paradoxe: l'exercice de survivance lui offre les moyens d'une transmutation, c'est-à-dire de quelque chose au-delà de soi et plus grand que soi. Ce n'est pas lui-même qui survit parce qu'il devient nécessairement plus grand en survivant (ou bien il a échoué et il est effectivement mort en tant qu'esprit indépendant). Reste sa méthode pour réussir la transmutation. La description de sa méthode est en soi un premier pas, et peut-être un pas essentiel, de son analyse historique. Subrepticement, en exposant une méthodologie on pose les fondations de la substance, puis de l'objet de cette méthodologie, puis on découvre chemin faisant qu'on est effectivement passé à la substance et à l'objet de cette méthodologie.
“Notre Méthode” suppose une certaine complicité de notre lecteur, voire son aide en étant notre complice. Il nous faut une certaine communauté d'esprit pour que, en même temps que nous parvenons à un jugement, le lecteur parvienne lui-même au sien, comme s'il progressait indépendamment de son côté. Nous nous permettons de nous citer pour bien nous faire comprendre. Notre plus grande réussite est d'entendre un lecteur nous dire, plutôt que: “vous nous informez bien” ou “vous nous apprenez beaucoup”, — ceci, que nous avons déjà entendu: « Vous nous obligez à penser au-delà de l'habituel, à pousser notre pensée hors de ses bornes. »
Cette complicité, qui est une confiance sans aveuglement, conduit à accepter notre proposition que notre principale tâche est de l'ordre de la sélection. Il s'agit de briser l'ordre imposé par la forme qui est donnée à l'information pour lui imposer notre propre ordre. Ce n'est pas une technique, c'est une inspiration. Le “traitement” de l'information passe nécessairement par la disposition d'une certaine intuition. A la contingence qui nous est imposée par le désordre de l'interprétation du monde et la démission des autorités perdues dans l'illégitimité, répond notre propre contingence de notre intuition réalisant la transmutation sacrée du désordre imposé en un ordre, — toujours selon la même image du contre-feu, incendie allumé en avant de l'incendie pour priver l'incendie d'aliment et provoquer son extinction.
Il n'est aujourd'hui pas de territoire plus propice pour “Notre Méthode”, à nous Européens, que la compréhension de l'Europe. Depuis un an, l'Europe sombre dans le désordre. Le virtualisme a été mobilisé comme jamais, dans l'urgence on s'en doute, pour colmater la brèche géante. A nous d'agir.
La seule subversion aujourd'hui est de retrouver la réalité. L'Europe est un bon terrain de manœuvre
En effet, l'Europe sombre dans le désordre alors qu'elle était promise, depuis cinquante ans, à devenir l'exemple d'organisation sociale et politique à offrir au monde. Même certains Britanniques y croyaient jusqu'à en faire un exemple pour l'avenir. Il n'est besoin que de rappeler le cas de Robert Cooper, actuellement au secrétariat général de Javier Solana, qui exposait au printemps 2002 dans un essai dans The Observer promis à devenir un livre ses conceptions sur la postmodernité: « The EU is the most developed example of a postmodern system. It represents security through transparency, and transparency through interdependence. The EU is more a transnational than a supra-national system, a voluntary association of states rather than the subordination of states to a central power. » (Un complément assez peu noté de l'analyse de Cooper était que le “modèle américain” n'en était plus un, plus du tout. Au contraire, il s'agissait d'une forme de gouvernement dépassée. Il est bon de préciser que Cooper avait toute la confiance de Tony Blair et qu'il exprimait les vues du Premier ministre sur ce point.)
Nous donnons cet exemple pour fixer à quelle hauteur les esprits mettaient le modèle européen. Il y avait l'idée que la construction européenne matérialisait toutes les ambitions de l'esprit postmoderne de construire une “cité” idéale, mariage réussi et harmonieux de notre héritage grec, de la technologie et du libéralisme moderniste, des “valeurs” morales et humanitaristes. Dans ce champ de l'utopie politique, — le mot a ici sa place, — même les sordides calculs et les faiblesses psychologiques de la vassalité pro-américaniste n'avaient pas leur place. Même un Tony Blair ou tel haut fonctionnaire de la Commission s'affichait “européaniste” et exprimait quelque condescendance pour la vétusté de l'organisation américaniste, avec ses références nationalistes et la brutalité de la promotion de ses intérêts.
La force de ce sentiment est l'un des plus grands phénomènes politiques de la période triomphante de l'après-Guerre froide. C'est la grande Utopie de notre temps. En quelques années, sous la pression extrême des communications et la force du conformisme que ces moyens de diffusion de la connaissance ont répandu, cette Utopie est devenue notre religion. Elle s'est installée au coeur de notre pensée et a gouverné d'une main de fer notre intelligence. Elle a installé dans notre perception du monde un filtre intellectuel qui a transformé notre regard sur le monde. Même si l'on peut observer avec justesse les tendances à la soumission de ces partisans-là de l'Europe à une vassalité constante par rapport aux États-Unis, — même cette vassalité a acquis une existence qu'on pourrait juger autonome. La promotion de l'hyper-libéralisme économiste, un des articles de la Foi de cette Utopie, par les institutions européennes est quelque chose qui ne peut être définie par la seule explication de la vassalité. Le suzerain américaniste est dépassé, il est même durement critiqué, en a-parte, lorsqu'il est pris en flagrant délit de manquement à la doctrine.
Le domaine européen est devenu, en quelques années, le terrain favori de la représentation utopique du monde du postmodernisme. Le virtualisme, à la fois outil et inspirateur de ces phénomènes, y règne en maître. Pour s'y reconnaître, pour tenter de distinguer le réel de la représentation, il faut déployer une méthode et en user sans vergogne. Nous avons la nôtre.
La violence extraordinaire du débat pré- et post-référendaire, en France et alentour, est celle de l'Utopie contestée mortellement
Il est manifeste que la violence, aujourd'hui, des attaques, en France, contre le soi-disant “déclin” de la France, et des attaques européennes (de la Commission) contre la France, — cette violence est une réaction de survie de l'Utopie mortellement contestée. Il est également manifeste que cette violence est née durant la campagne du référendum du 29 mai 2005 et qu'elle n'a plus cessé depuis. Au contraire, elle s'est exacerbée. C'est bien plus que “l'Europe” (leur idée de l'Europe) qui est en cause. C'est la modernité elle-même qui est en cause. Les circonstances autant que la force des sentiments en jeu en ont décidé ainsi.
Ce n'est d'ailleurs pas mal trouvé. Au travers d'une situation où le débat français et le débat européen ne font plus qu'un malgré les contradictions apparentes, on voit se concrétiser irréfutablement l'idée centrale, suggérée depuis longtemps par l'intuition, que l'enjeu français et l'enjeu européen ne font qu'un, et qu'ils dissimulent à peine l'enjeu de la modernité qui est le coeur brûlant de notre crise de civilisation. Si la France est ici et là dénoncée comme le pays qui empêche l'Europe de se faire selon les préceptes de l'Utopie, c'est parce que la France est, en Europe, le seul pays qui peut faire ou défaire cette Europe comptable de la modernité dans ses espérances les plus décisives.
Il s'agit d'une intuition puissante, qui gouverne depuis des années notre analyse. Elle place la France au centre du jeu parce que ce pays est le seul pays à être, d'une façon absolument substantielle, à la fois en-dedans du système et en-dehors du système. La France est diversement double (« On a l’impression qu’il y a deux France », dit Chris Patten, dans une interview à laquelle nous nous référerons dans cette chronique.) Elle est double parce qu'il y a “la France” et qu'il y a “les Français”, et que ce n'est pas la même chose; double avec ses élites et son opinion publique (l'une et l'autre se déchirent comme des ennemis héréditaires); avec sa direction politique et la politique de la France (la politique de la France est souvent à l'opposé de ce qu'on peut attendre de sa direction politique décadente et corrompue); avec l'en-dedans et l'au-dehors... La France est importante non parce qu'elle est puissante ou influente, même si elle est l'une ou l'autre, mais parce qu'elle synthétise comme nul autre pays et nulle autre situation la grande crise de notre civilisation, la crise ultime de notre temps historique. La France n'est pas là pour éclairer notre lanterne, elle est notre lanterne pour nous y retrouver dans ce chaos. Ce n'est pas une situation confortable (pour la France).
Notre époque est habituée à tenir la puissance et l'influence comme les seuls facteurs d'importance de la politique du monde, et à condition que cette puissance et cette influence soient comptabilisées en chiffres, en poids, en quincaillerie et en graphiques économiques, et saluées par l'emphase pompeuse du discours virtualiste du système de la communication. C'est dire combien il ne faut attendre que tromperie de ce système et qu'il nous faut progresser selon les seules lumières de l'analyse intuitive.
Un événement extraordinaire est en train de se produire: l'agonie de l'idée européenne
Répondant à une question du Monde (le 7 avril) sur l'existence ou pas, aujourd'hui, d'une “vision européenne” de la France, le même Chris Patten observe: « Pour la première fois, depuis que je suis en politique, je pense que cette vision française n’existe plus. C’est extraordinaire. C’est dû à ce qui s’est passé chez vous. C’est aussi dû en partie au fait que l’Allemagne ne considère plus que les intérêts français doivent toujours prévaloir afin de préserver la réconciliation entre les deux pays. »
Laissons l'explication du constat, sur laquelle nous reviendrons plus loin, et attachons-nous au seul constat. Nous trouvons une confirmation de ce constat en introduisant une autre explication que celles que propose Patten, une explication complémentaire si l'on veut. Il s'agit du climat général créé par l'arrivée des dix nouveaux pays de l'Est. Ces pays apportent un esprit de chicane, d'exigence et de revendication, souvent décrit de manière défavorable par des sentiments d'irresponsabilité et d'arrogance. Ce n'est pas nécessairement un blocage mais un encrassement d'une machine déjà extrêmement lourde, qui conduit à des situations effectivement proches d'un blocage. Cela est d'autant plus pesant que ces pays n'apportent que peu de choses. La situation dans le domaine de la défense est très significative, selon une source qui est impliquée dans ces questions: « Les nouveaux pays interviennent beaucoup, surtout sur des points de détails, ils ne bloquent rien mais ils freinent le processus sans nécessairement le vouloir, par leur seul comportement. En échange de cela, ils n'apportent quasiment aucun moyen supplémentaire. »
On rencontre depuis quelques temps beaucoup de désenchantement, également de ce point de vue technique, “sur le terrain” comme on dit, de la part de sources qui, il y a un ou deux ans, se montraient encore enthousiastes des progrès réalisés. Le cas du processus de défense européenne est symptomatique. Cette situation renvoie, pour revenir au cas français (la France tient un rôle fondamental dans ce domaine de la défense), à un arrière-plan parisien, du côté des organismes de direction nationaux, qui a complètement changé. Une source française à Bruxelles observe qu' « à Paris, depuis un an, tous les tabous sont tombés. On n'hésite plus à observer d'un oeil extrêmement critique tout le processus européen, et on le dit ».
Il est bon d'admettre à ce point que la critique n'est plus tant d'ordre politique (orientation de l'un ou l'autre pays, de l'un ou l'autre groupe de pays) que du point de vue très concret du fonctionnement opérationnel des choses. Le champ européen n'était pas considéré comme particulièrement souple et efficace avant l'élargissement. Mais des habitudes, des procédures implicites, des arrangements protégeaient une certaine efficacité. Cette situation a été bouleversée par l'arrivée massive de dix nouveaux membres, sans expérience, sans moyens et avec beaucoup de prétentions et d'idées toutes faites. En temps normal, l'événement eût montré une grande force de déstabilisation. Mais les temps ne sont pas normaux. L'événement se produit au moment du choc du 29 mai 2005, au moment des tensions renouvelées sur des questions essentielles comme la politique économique. Il ajoute une crise à une crise pour créer les conditions terribles d'une possibilité de rupture.
La référence du 29 mai partout dans les esprits: elle a pénétré la psychologie française, qu'on ait été partisan ou adversaire de la Constitution
Il s'agit là d'une évolution psychologique extrêmement importante. Le choix du 29 mai 2005 comme référence événementielle de cette évolution est complètement justifié. Il y a là une conjonction d'une force extrême, qui explique suffisamment et justifie l'évolution psychologique.
Lorsque nous parlons d'évolution psychologique, nous parlons bien d'une évolution qui, pour ce cas, ne concerne pas encore le raisonnement et le jugement. Elle affecte aussi bien les partisans que les adversaires de la Constitution et concerne aussi bien la perception que l'humeur. Bien entendu, ces remarques valent essentiellement pour les Français, à cause du rôle central qu'ils tiennent dans cette crise.
Il ne s'agit rien moins que d'un processus qui affecte profondément la perception et les convictions qu'on en tire, ou qu'on abandonne. On pourrait le décrire comme un désenchantement. Il est question d'une rupture des liens subtils et mystérieux, des liens littéralement enchanteurs qu'on entretenait avec une “idée”, qui est dans ce cas la toute-puissante “idée européenne”. Cette idée ne pouvait signifier qu'une seule chose pour la France: puisque la nation n'est plus assez forte, substituons-lui l'Europe, ce regroupement de nations qui défendra et affirmera en un seul corps toutes les nations qu'elle absorbera en son sein. Même si des divergences profondes existent sur ce qu'est une nation, une approche assez similaire de la vertu fondamentale de l'Europe existait chez tous. C'est ce qui a maintenu vivace, chez les Français, l'idée de l'Europe. Même les adversaires français de l'Europe subissaient cet enchantement: leur opposition s'appuyait sur l'idée que l'Europe existait ou existerait mais que ce ne serait en aucun cas celle qu'ils désiraient.
(C'est, au contraire, ce qui a empêché les Britanniques de subir ce même enchantement. Les Britanniques n'ont jamais cru que l'Europe pourrait se substituer à leur propre nation parce qu'ils n'ont jamais cru que l'Europe pourrait exister en tant qu'entité substantielle. Ils ont cru, à l'inverse, géographiquement s'entend, que leur nation serait sauvée par la substitution américaniste: l'alliance anglo-saxonne, derrière la puissance américaniste, sauvegarderait la nation britannique et la renforcerait. Du côté britannique aussi, c'est le désenchantement... On y reviendra, bien sûr.)
Nous insistons bien entendu, comme nous en avons l'habitude, mais encore plus qu'à l'habitude, sur cette dimension psychologique. Elle est essentielle parce qu'elle prépare les esprits à des jugements, puis à des décisions qui seraient impensables, qui sont, aujourd'hui encore, impensables. Ses effets se manifesteront à l'occasion de l'un ou l'autre événement en apparence fortuit, et qui ne doit pas nécessairement porter sur la question européenne mais qui conduira à l'aborder d'une façon substantielle.
Le phénomène le plus remarquable, à notre sens, est que ce désenchantement psychologique provoqué par le 29 mai agissant comme un catalyseur, voire comme un exorcisme, touche partisans et adversaires de ce qui était proposé à ce référendum. C'est dire s'il met à nu une forte pression qui existait déjà. C'est dire si nous pensons que ce désenchantement n'est pas un accident ni une cause mais un aboutissement.
Bon juges en la matière, des Britanniques observent le changement français
Revenons au jugement de Patten pour nous attacher cette fois à l'explication du constat qu'il fait. Constatant ce fait « extraordinaire » de la disparition d'une vision européenne de la France, il avance comme explication ce qui se passe en France, ce qui va de soi, et aussi le « fait que l’Allemagne ne considère plus que les intérêts français doivent toujours prévaloir afin de préserver la réconciliation entre les deux pays. »
L'idée vient aussi sous la plume d'un autre Britannique, d'un sentiment contraire à celui de Patten puisqu'il est eurosceptique convaincu, l'analyste Robert North déjà souvent cité dans ces colonnes. On a déjà cité ce jugement de North dans notre précédente livraison, mais nous allons l'utiliser d'une autre façon. North écrivait le 27 mars: « This time round, though, Germany is unlikely to back down, leaving the possibility that France will end up seeking to form new alliances, effectively leading to a break-up of the European Union. » North impliquait un affaiblissement de la France par un éloignement de l'Allemagne de son alliance avec la France, amenant la France à retrouver une certaine autonomie la conduisant à se libérer du cadre européen, entraînant la rupture de ce cadre. Comme on a pu déjà l'observer à d'autres propos, c'est proposer in fine une situation paradoxale. On tire du constat de l'affaiblissement de la France une évolution de la France qui représente de facto un renforcement de cette nation par une sorte de “libération”; et tout cela conduit, — autre constat paradoxal, — à une rupture du cadre européen, impliquant également que la France est une puissance d'un bien grand poids pour entraîner une telle conséquence.
Nous proposons un autre constat, à partir d'une autre analyse provenant d'un témoignage de la source française déjà citée. Cette source décrit les efforts de la France pour convaincre (“forcer” n'est-il pas un verbe plus approprié?) l'Allemagne à prendre en charge une opération éventuelle de l'UE au Congo, selon que l'ONU fera ou non appel à l'UE. Il y a de la lassitude dans ce constat, devant ce partenaire privilégié qui rechigne à jouer le rôle de puissance européenne directrice dans l'évolution de la défense européenne, étant habitué à laisser ce rôle coûteux et parfois ingrat à la France. Il y a dans cette description une observation implicite qui relève du désenchantement européen déjà signalé: tous ces efforts français pour animer la défense européenne valent-ils ce qu'on y met si l'on a perdu la foi dans le bien-fondé, l'efficacité et la fécondité du processus européen? Notre source a alors cette remarque étonnante: « Parfois, on pourrait penser que notre alliance sacrée avec l'Allemagne est un fardeau, un peu comme l'alliance américaine de l'Angleterre est un fardeau pour les Anglais. »
Brusquement, les constats énoncés plus haut, qui relèvent du classique jugement que l'Allemagne voudrait secouer la tutelle de la France, renversent leur sens sans être démentis sur le fond. Et si cette soi-disant tutelle de la France sur l'Allemagne (qui reste si largement à démontrer que nous pourrions montrer qu'elle a eu bien souvent plus de désavantages que d'avantages pour la France, sous forme de contraintes que la France s'est imposée), — si cette soi-disant tutelle coûtait plus à la France qu'elle ne lui rapporte? On comprend combien cette sorte de question est une marque du désenchantement signalé plus haut. Les Anglais cités n'ont pas tort sur le fait mais ils n'auraient pas raison sur le sens.
Une évolution similaire chez les Britanniques? Ce qui se fait en France vis-à-vis de l'Allemagne se faisant au Royaume-Uni vis-à-vis des USA
Au fait, cette évolution française vis-à-vis de l'Allemagne n'aurait-elle pas une correspondance dans l'évolution britannique vis-à-vis des USA? Le 10 avril, Time Magazine rapportait cet avis d'un officiel britannique vis-à-vis de la polémique UK-USA sur le JSF, dont on sait l'importance substantielle que nous lui accordons pour les relations USA-UK. Cet officiel confiait, dans le cadre des tensions anglo-américaines qui est rappellé ici: « It’s unclear how far London might be willing to go to show its displeasure. Blair has yet to complain to Bush in their weekly videoconferences. But a British official says, “We’re just about fed up.” » Même sentiment de lassitude, de fatigue psychologique, de perte de ce qui reste de conviction dans les efforts épuisants et souvent humiliants accomplis jusqu'ici.
Même sentiment à propos des réactions de Jack Straw (que l'on dit en désaccord avec Tony Blair) après la publication de l'article de Seymour Hersh sur les plans d'attaque US de l'Iran. L'option de l'attaque nucléaire qui semble bien être étudiée par le Pentagone sur ordre de la Maison-Blanche est « completely nuts »; Straw qualifie l'option d'une attaque contre l'Iran comme « inconceivable ». Même si sa démarche est une attaque indirecte contre les thèses de Tony Blair, c'est d'abord une attaque, directe celle-là et fort peu diplomatique, contre les USA et leurs lubies militaires anti-iraniennes. Si le registre est plutôt ici celui de la colère due à l'exaspération, on retrouve le sentiment général de lassitude des Britanniques vis-à-vis du comportement erratique, cavalier et méprisant pour eux des Américains.
Le cas britannique vis-à-vis des liens entre les USA et le Royaume-Uni a été encore plus accéléré par une intervention d'une grande importance et d'une grande pertinence du professeur Trevor Taylor, le 30 mars, à une conférence du RUSI à Londres sur la question des acquisitions d'armement. Taylor parlait de la nouvelle stratégie industrielle britannique, contenue dans le document dénommé DIS (Defense Industrial Strategy) adopté à la fin 2005. La publication Jane's note: « An eminent UK academic has said the expectations and aspirations of the Defence Industrial Strategy (DIS) are “incompatible with US policy and practice on military equipment sales”. Professor Trevor Taylor said that the DIS “only makes sense in enhanced co-operation with Europeans” as a result of US policy. » Ce jugement, complété par d'autres remarques du même genre, est lourd d'implications pour ce qui concerne le domaine sacro-saint de la coopération des armements avec les USA. Bien entendu, le JSF est une application concrète des remarques que fait le professeur Taylor.
On ne dit pas qu'il y a quelque chose de nouveau, de fondamentalement nouveau sur le fond. Tout ce qui est dit ici n'est une surprise pour personne, chez ceux qui ont l'habitude d'observer d'un oeil critique la réalité des relations entre les USA et le Royaume-Uni. C'est le ton qui nous arrête, en vérité cette lassitude profonde, bien résumée par cette expression qui reflète l'état d'esprit qu'on veut définir: “fed up”. Lassitude et désenchantement, et sensation de l'inutilité de poursuivre ces tentatives de changer ce qui est solide comme un roc, qui ne bouge pas et ne bougera pas, et qui devient, dans cette perspective, insupportable aux Britanniques...
Français et Britanniques sont-ils dans des alliances où ils se contraignent eux-mêmes?
Dans le domaine des faits, il paraît bien improbable et peu justifié de faire un parallèle entre l'alliance anglo-américaine et l'alliance franco-allemande. On observera pourtant qu'elles ont toutes les deux leurs sources dans la Deuxième Guerre mondiale et fonctionnent toutes les deux pour des objectifs indirects et paradoxaux. Les Britanniques sont originellement dans l'alliance américaine pour tenter de récupérer à leur avantage propre, par une tactique habile, un peu de la puissance US, et limiter leur propre perte de puissance (l'Empire, la livre, etc.) dûe essentiellement à une politique spécifique des USA. Les Français ont initialement conçu l'alliance allemande pour contrôler l'Allemagne et empêcher un retour aux situations de 1914 et 1939.
Il n'est jamais sain pour une alliance de s'établir non selon des buts extérieurs, mais pour permettre à l'un des deux alliés d'obtenir par la ruse et par la “douceur” ce qu'il n'obtient pas vis-à-vis de cet allié par sa propre puissance. Cette situation crée une contrainte psychologique que les hommes de l'art nomment frustration. Elle enchaîne les psychologies plutôt que les libérer.
Bien sûr, les deux pays considérés ont des situations très différentes. La France a su se forger une indépendance très forte grâce à la rénovation de sa souveraineté, tandis que les Britanniques suivaient un chemin inverse. La dépendance des Britanniques par rapport aux Américains dans les domaines essentiels (domaine de la sécurité) ne peut être comparée à cet égard à la situation de la France par rapport à l'Allemagne, presque jusqu'à une situation inverse. Nous ne plaidons pas la similitude des situations structurelles et politiques mais la similitude des états psychologiques. La contrainte concerne les attitudes, les jugements en profondeur, les réactions indirectes, toutes ces choses dépendantes de la psychologie. Sur le terme, l'effet sur le jugement puis sur les décisions politiques est certainement d'une grande importance.
Ces alliances-enchaînement pèsent évidemment sur les politiques européennes des deux pays, qui se trouvent par ailleurs être les deux principales puissances et les deux principales nations en Europe. Elles contraignent leurs jugements, l'influence d'une manière disproportionnée et infondée. Qui, en France, peut écarter l'hypothèse que le dessein européen de la France a été fortement, décisivement influencé par la nécessité de maintenir l'alliance avec l'Allemagne? Ainsi pourrait-on avancer l'idée qu'il n'y a jamais eu de véritable “dessein européen” chez les Français , de véritable politique européenne appréciée per se. (De même du côté britannique: l'hostilité à l'Europe n'a jamais été éprouvée sans le poids considérable de la nécessité impérieuse de l'alliance américaine.)
Dans les deux cas, bien entendu, l'évolution plus équilibrée et plus apaisée de la perception générale dépend d'une libération psychologique. Pour la France, le désenchantement européen a une valeur en soi, une justification intrinsèque, correspondant à des événements bien identifiables. Il ne doit pas masquer pour autant la nécessité d'une évolution psychologique libératrice, — c'est-à-dire, dans ce cas, une appréciation dans des termes différents de l'alliance allemande, et les éventuels développements qui correspondent.
Tout cela passe par une seule voie: le retour à la référence et au rôle de la nation
Le même Chris Patten se trouvait confronté, dans l'interview déjà citée, à cette question sur l'Europe (« Comment l’Europe peut-elle trouver un second souffle? »). Il conclut sa courte réponse par ces mots tranchants: « L’essentiel de la réponse appartient aux Etats-nations. A Bruxelles, aujourd’hui, le grand projet, c’est simplement de gérer les affaires avec compétence. » Comme on avait beaucoup parlé de la France, il est plus que probable que ce jugement de Patten s'adressait prioritairement à la France, — mais aussi au Royaume-Uni, car un Anglais ne peut pas ne pas avoir son pays à l'esprit dans une telle réponse.
D'une certaine façon, on peut interpréter dans ce même sens un avis du professeur Taylor déjà cité. Certes, il parle de l'industrie et des technologies de l'armement, mais on sait que c'est un domaine central de la souveraineté. Sa protection souveraine, celle que préconise le rapport DIS britannique, s'exprime complètement dans la réaffirmation de la souveraineté de la nation. Lorsqu'il interprète le langage et le contenu du rapport DIS, Taylor dit ceci, — toujours selon le compte-rendu de Jane's: « He suggested that the terminology used in the DIS white paper was “the language of France” in that it sought to safeguard UK defence industrial autonomy. He said the term 'appropriate sovereignty' — often used in the Joint Strike Fighter technology transfer issue — was the “another word for autonomy”. »
Ces différentes interventions, qui paraissent à première vue concerner des domaines séparés, renvoient toutes aux mêmes problèmes absolument centraux. On peut les résumer par le constat de la nécessité d'une réaffirmation des souverainetés nationales, et de la situation exemplaire du “modèle français” à cet égard. Ce n'est un paradoxe que pour les seuls idéologues d'ajouter que cette réaffirmation est la clé d'une relance de l'Europe, de ce “second souffle” qu'il faudrait donner au dessein européen, et qui devrait passer par la prise en considération de toutes les formules possibles (y compris des accords bilatéraux ou la recherche de la constitution d'une Europe réduite à son “noyau dur”).
On voit que le désenchantement et la logique de rupture qu'il implique, qu'on décrit ici, concernent moins l'Europe en soi que l'Europe idéologique qu'on s'est acharné à bâtir pendant un demi-siècle, selon un esprit de complet antagonisme avec la nation (l'État-nation) et sa souveraineté. Le désenchantement et la rupture européennes portent en eux-mêmes une logique de reconstruction, ou de renaissance si l'on veut un terme plus solennel. Écrivant cela, nous n'annonçons aucun événement précis, dans tous les cas aucun événement politique arrangé ou entrevu par les directions politiques. Comme l'on sait, ces directions sont éclatées, impuissantes, psychologiquement corrompues, prisonnières d' un conformisme dévastateur.
... Nous décrivons plutôt une évolution qui nous paraît irrésistible, qui se fait en dépit et au-delà des tentatives de contrôle des directions politiques. Il y a un grand ébranlement en cours, en Europe comme on le décrit ici, et également dans les autres domaines de la crise générale de la civilisation occidentale. Ce grand ébranlement, qui se réalise en l'absence de toute volonté humaine et de toute capacité humaine, dans le chef des élites occidentales, à le comprendre et à en tirer avantage, favorise évidemment un reclassement selon les grands courants et les constantes historiques, — et la notion de souveraineté est certainement l'une des plus essentielles.
L'observation objective de la situation européenne place la France et le Royaume-Uni côte à côte, — so what?
Laissons discours et habillages de circonstance de côté, — non pour prévoir telle ou telle évolution, mais pour observer la réalité des situations. Deux nécessités objectives rapprochent les destins français et britannique: le désenchantement européen de la France, qui rapproche la France de la position britannique; le besoin, voire la recherche de sa souveraineté nationale par le Royaume-Uni, qui rapproche ce pays du modèle français.
Nous ne disons pas une seconde que ces deux nécessités vont se traduire en politiques pouvant conduire à une convergence franco-britannique. Les personnels politiques en place sont à l'image de cette époque étrange où une bataille féroce et sans merci est livrée à la réalité et aux enseignements de l'histoire et du bon sens, comme si l'idée de bien public leur faisait horreur. Les dirigeants politiques actuels semblent être là pour poursuivre des politiques respectivement contraintes pour les deux pays, tournant résolument le dos à ces deux nécessités.
Qu'importe, les deux nécessités subsistent et, comme l'on s'en doute, elles sont d'une puissance exceptionnelle. Cela signifie, — par contre, sur ce point nous risquerions bien une prévision, — que les crises perdureront et finiront par forcer à l'infléchissement naturel des politiques. Les événements sont là, qui pressent les hommes et conduisent aux prises de conscience. C'est le Times de Londres qui constatait, le 9 avril, en rapportant ce commentaire sur la vente de ses parts dans Airbus par BAE, l'absence du réflexe de souveraineté nationale du gouvernement britannique qui ne protège pas les fondements de cette souveraineté: « “The frustration we have is that Britain seems to be unique in not taking a direct interest in the future of such an important industry,” said Ian Waddell, national aerospace officer at the Amicus trade union. “You cannot imagine America allowing the sale of Boeing, but the British government is content to allow market forces to rule.” »
On observera combien ces diverses crises nationales, ces malaises, ces remous, tendent à nous séparer des habituelles étroitesses qui caractérisent le jugement national en temps de crise générale. L'évolution de la France et du Royaume-Uni conduit à la prise de conscience que l'enjeu essentiel de la crise n'est pas économique ni institutionnel, — en d'autres mots, que l'enjeu n'est pas sectoriel et technique. L'enjeu central renvoie à la crise globale qu'a fait naître la globalisation. Il s'agit de la crise de la souveraineté nationale, donc la crise de l'identité (de la substance même de l'existence). Les théoriciens ont beaucoup glosé autour de cette question mais c'est la première fois que des événements majeurs peuvent directement être liés à ce débat, lui donnant ainsi une actualité pressante. C'est le cas du référendum du 29 mai 2005 pour la France, ou des questions comme la DIS et l'affaire du JSF pour le Royaume-Uni (ou de l'affaire de la vente de ses parts dans Airbus par BAE).
Dans ce temps historique caractérisé par le virtualisme, c'est-à-dire la dissimulation idéologique et systémique de la réalité, la seule réalisation concrète de l'enjeu réel de la crise est un progrès considérable. L'enjeu impressionne les psychologies et fait évoluer le jugement.
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