Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.
2529Depuis le 11 septembre 2001, un nom résonne dans les couloirs du pouvoir à Washington : Richard Perle. Son surnom, du temps des années Reagan, est “Prince of Darkness” (le “Prince de l’Ombre”). Son rôle est plutôt d’un conseiller occulte mais si puissant, si écouté, que toute la politique US porte aujourd’hui sa marque. Ici, dans la rubrique Contexte du Vol18 n°03 (10 octobre 2002), nous en faisons un portrait.
Il nous parait utile de le lire au moment où sont faites des révélations sur les affrontements extraordinaires au sein de l'administration GW. (Nous pensons aux articles de Bob Woodward dans le Washington Post, et à son prochain livre.) Bien sûr, Perle est partie prenante dans ces affrontements.
Dans les années 1980, quand il venait à Paris, Richard Perle avait des contacts personnels à prendre. L’un de ces contacts, qui occupait une fonction stratégique dans un ministère de l’époque Mitterrand, rapporte que Perle lui fixait des rendez-vous abracadabrants, avec diverses précautions, manoeuvres, phrases sibyllines et autres, etc. « C’était pour décourager toute filature. Mais ce n’était pas les Russes qu’il craignait, non. Il venait de l’ambassade et son problème, disait-il, était de semer les types du département d’État qui ne manqueraient pas de le filer. » Ainsi va la vie avec Richard Perle : le véritable ennemi est dans nos murs et, pour lui, c’est le département d’État. Aujourd’hui, c’est encore pire, avec ce Powell qui est littéralement haï par les neo-conservatives, dont Richard Perle est si proche qu’on dit qu’il en est l’inspirateur.
Autre exemple : nous rencontrions (nous : une dizaine de journalistes, dont “nous-même”) en février 1983 Richard Perle au Pentagone avant d’aller voir Richard Burt, son grand adversaire et alter ego au département d’État (on en parle plus loin). Pendant 30-40 minutes, Perle nous parle des Soviétiques ; sur un ton badin, presque avec sympathie, disant qu’il connaît un peu celui-ci, que celui-là est « un brave vieillard ». Vient l’heure de notre départ. Perle, chaleureux et sympa : « Vous poursuivez la visite ? Qui allez-vous voir ? » L’un d’entre nous, voulant faire l’important, cite Richard Burt. Perle se ferme, devient glacial, méprisant, et crache entre ses dents : « Sonavabitche » ; puis, se reprenant, à nouveau charmeur et clignant de l’oeil, et en français quand il le faut : « Off the record, OK ? Je ne vous ai rien dit. »
Dans ces anecdotes, deux choses que nous allons développer dans cette rapide analyse d’un homme qui symbolise (autant qu’il les manipule) une administration et une politique, et dont, finalement, et cela fait froid dans le dos, on n’en vient pas à se demander s’il ne symbolise pas, dans un mode à peine plus outrancier, l’establishment washingtonien dans son ensemble, pris d’une sorte d’ivresse obsessionnelle. Perle serait venu à son heure, non parce qu’il a comploté pour cela mais parce que son heure est venue, que l’establishment est désormais à son image.
Perle a une carrière fournie et qui mérite bien de l’attention. Ce n’est pas la place ici, où nous avons décidé de prendre le personnage selon un angle bien particulier, à la fois psychologie et sociologie bureaucratique. (Voir le long dossier que Jason Vest consacre aux neo-conservatives américains, et plus particulièrement à Richard Perle.) Qu’il suffise, pour poursuivre ce bref portrait ici de savoir que Perle, qui débuta sa carrière d’expert dans les années 1970, fut un assistant du fameux sénateur Scoop Jackson, également désigné connu sous le surnom de “sénateur Boering” (Jackson était sénateur de l’État de Washington), lié à l’industrie de l’armement, conservateur très anti-communiste, très proche d’Israël. Tout cela va comme un gant à Richard Perle. Perle occupa de 1981 à 1987 des fonctions importantes au DoD (secrétaire adjoint, chargé des relations internationales). Il se reconvertit dans le lobbying, l’influence, avant d’occuper sa place maîtresse actuelle de président du Defense Policy Board au DoD, et d’inspirateur de la tendance neo-conservative.
Mais sa psychologie nous intéresse, pour l’essentiel de notre propos ici. Nous pensons qu’elle est la clé du personnage (évidemment) dans le rôle qu’il joue, c’est-à-dire la clé de sa réussite d’influence, parce qu’elle reflète une psychologie collective arrivée à son point de réalisation (c’est notre appréciation : non seulement Perle est venu à son heure mais en plus, “son heure est venue”) Lorsqu’on dit que la psychologie de Perle est celle de la Guerre froide, on a tout dit sur l’historique anecdotique et encore rien de l’essentiel dans son importance pour l’histoire. C’est dire que nous dégageons cette psychologie née à l’occasion de la Guerre froide, suscitée par elle, pour lui assigner le champ plus large de l’histoire sans référence de circonstance. Les traits caractéristiques de cette psychologie sont l’obsession et l’hystérie, sans aucune manifestation voyante de ces traits : la perception obsessionnelle du monde comme la forme essentielle de son jugement et les réactions d’une hystérie constante, plus comme une façon d’être que comme une réaction violente mais courte, que le jugement de la perception obsessionnelle du monde provoque. Nous nous appuyons pour émettre ces appréciations sur le livre de Perle, Hard Line, publié en 1992.
Dans le livre, qui est un roman à clef transparent, le héros porte le nom de Waterman et représente Perle. Il a tout de lui, y compris d’être le meilleur cuisinier “privé” de cuisine française de Washington. (Perle a une sorte de tendresse pour la France, qui mériterait une étude. Il y a sa résidence secondaire.)
A Washington, Perle est raillé par ses adversaires comme un chickenhawks, un de ces faucons assoiffés de guerre qui n’ont jamais fait la guerre eux-mêmes (alors que l’occasion, le Viet-nâm, était là). La critique est injuste et injustifiée. La “vraie guerre” de Perle-Waterman est à Washington. Elle se mène, pour lui, dans une solitude psychologique remarquable, caractérisée par la crainte de la trahison constante de ses soi-disant alliés. (Dans le livre, le département d’État et le maudit Bennet, personnage qui représente Richard Burt, adjoint au secrétaire d’État Schultz dans les années 1981-85. Aujourd’hui, toujours le département d’État et ce maudit Powell, avec les chefs d’état-major. Mais ses alliés-ennemis ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Tout le reste est plus ou moins à mettre dans le même sac.) Hard Line nous montre un guerrier solitaire, pressé de toutes parts par des ennemis dissimulés ou à visage découvert, avec quelques alliés d’occasion qui se découvrent lorsque Perle-Waterman leur a montré l’évidence au risque d’être détruit par ses ennemis. (Ses “allié d’occasion” : le secrétaire à la défense, éventuellement le secrétaire d’État malgré tout, le président éventuellement, le Old Man fantasque et totalement nul mais bon Américain, qui est évidemment Reagan.) Cette phrase caractérise la solitude de Waterman-Perle, homme perdu au milieu de ses ennemis par calcul ou par inconscience, qui sont également les ennemis de l’intégrité de la grande République, ceux qui rêvent de réduire, de limiter la puissance de cette grande République face au plus grand danger qui l’ait jamais menacée. Au cours d’une réunion de sécurité nationale (State, NSC, DoD), Waterman « looked around and saw a room full of blank faces. They don’t give a damn, he thought. All they want is an agreement — and any agreement will do. »
Pour l’emporter dans son combat solitaire, Perle-Waterman mène son combat solitaire, la guerre de la bureaucratie, ce que nous avons appelé la “vraie guerre”, celle qui ridiculise les accusations de ses adversaires qui le qualifient de chickenhawk. La règle de cette guerre terrible explique tout, et notamment la carrière de Perle-Waterman : « This means, among other things, never allowing any diminution of the authority of one’s department, — no matter how slight and how temporary and no matter what public interest might be served thereby. »
La guerre bureaucratique à Washington, dans les années 1980 passa à un stade supérieur d’intensité, sans équivalent nulle part, à l’occasion de l’affaiblissement de l’autorité de la présidence sur l’administration du au personnage et aux méthodes de Reagan, personnage fabriqué pour la reprise du pouvoir par les républicains. Cette situation s’est multipliée avec GW qui, par sa faiblesse psychologique et sa nullité d’expérience intellectuelle, multiplie l’abaissement de l’autorité réelle du président sur la machine bureaucratique de l’américanisme.
Richard Perle est un enfant de la Guerre froide. Il est arrivé à maturité avec la réalisation obsessionnelle qu’un complot menaçait la Grande République : extérieur (l’URSS alors, les rogue states aujourd’hui), mais surtout intérieur. Il l’avait vu presque triompher dans les années 1960. Perle retrouvait les craintes des conservateurs expansionnistes de la génération d’avant, ceux qui virent dans la Grande Dépression et dans Roosevelt un complot contre la même Grande République. Son jugement obsessionnelle et sa réaction hystérique ont un équivalent dans l’attitude du Big Business américain.
On insiste beaucoup sur les liens de Richard Perle, juif lui-même, avec Israël, comme une des clés de son comportement. Nous dirions que c’est plutôt un champ d’action de son comportement, qu’il partage avec ses amis neo-conservatives (des juifs aussi en majorité, mais aussi et surtout, au contraire de lui, d’anciens trotskistes reconvertis dans l’expansionnisme prédateur et déstructurant de l’américanisme, version modernisée de la “révolution permanente”) ; qu’il partage aussi avec ses nouveaux amis, les chrétiens fondamentalistes et extrémistes, ce qui dilue évidemment l’accusation d’“agent du sionisme”.
Dans ce schéma, pour nous, ce n’est pas Israël qui manipule les USA, mais Israël qui est manipulée par sa clique extrémiste militaro-fasciste de Sharon et de l’extrême du Likoud, laquelle est complètement manipulée par le complexe/la bureaucratie militaro-stratégique américaine où Perle est si à l’aise. Tout cela est placé au service d’un jugement obsessionnel de lutte pour la protection de la Grande République, c’est-à-dire du système de l’américanisme, menacée par l’Ennemi extérieur (dernier en date, Ben Laden) servant d’instrument aux ferments de désintégration interne.