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1514Plusieurs nouvelles récentes montrent qu’Internet, avec ce qui est désormais sa véritable tradition de dissidence, est la seule alternative possible à l’information du système, et la seule arme efficace contre ce système. Son efficacité est exceptionnelle. Il s’agit sans aucun doute d’une sorte d’“arme absolue” contre un système entièrement appuyée sur la manipulation et la manufacture de l’information.
On observe également une évolution dans les effets de ce que nous nommons “notre-Samizdat” en hommage et en référence à l’instrument principal de l’action des dissidents des régimes communistes dans les années 1960-1980. Ces effets nous conduisent bien au-delà de a seule réaction conjoncturelle, de la riposte au coup par coup… Comme la résistance en Irak, “notre Samizdat” est passé dans le mode de l’organisation, de la coordination et de l’action collective. Il parvient même à un point où l’on peut constater combien, sur la durée, il acquiert de capacité d’influence sociologique décisive. Il devient un pouvoir.
Les nouvelles qui justifient cette analyse sont au nombre de deux.
• Divers journaux, dont Libération (le 23 août) au départ, ont publié les résultats d’une étude de l’Université de Compiègne sur le rôle du réseau Internet sur les résultats du référendum. Il est frappant de constater que la répartition des positions, en faveur du oui et en faveur du non, se rapproche beaucoup plus du résultat du référendum, que les positions des grands médias nationaux (à peu près à 9 contre 1 en faveur du oui).
« La victoire du non au référendum du 29 mai dernier s'est aussi jouée sur la Toile. Une étude de chercheurs de l'université de technologie de Compiègne (UTC) montre que les adversaires de la Constitution ont largement investi l'Internet dans leur campagne. Sur 295 sites consacrés à la campagne référendaire, les chercheurs ont constaté que 67 % affichaient clairement leur couleur en faveur du non.
» “Le Web a servi de tribune politique à nombre de ceux qui se sentaient écartés des plateaux de télévision ou des grands médias, transformant ainsi en quelque sorte le Web en un négatif, au sens photographique, de la télévision”, écrivent les deux auteurs de cette étude, Franck Ghitalla et Guilhem Fouetillou. Une petite communauté virtuelle s'est ainsi créée tout au long de la campagne, avec ses stars, comme le site d'Etienne Chouard qui, au plus fort de la campagne, enregistrait jusqu'à 30 000 connexions par jour. “Dans le débat sur la Constitution, l'engagement des enseignants en faveur du non a été massif et ce sont eux qui ont apporté les éléments, les arguments pour le vote non”, résume Franck Ghitalla. Une analyse de ‘l'hypertexte’, c'est-à-dire des liens vers d'autres sites, révèle que 79 % des sites nonistes orientaient vers d'autres sites opposés à la Constitution. Seulement 64 % des sites pour le oui ont fait de même. »
• On a déjà lu par ailleurs (notre “Bloc-Notes” du 26 août) un texte présentant les résultats de sondages aux USA, montrant une dégringolade de la popularité de l’armée et des médias ces six dernières années. Il nous paraît évident que la participation d’Internet à ce mouvement a été massive, dans la mesure où le réseau est très largement critique des sources officielles (y compris les médias) et où il pourvoit largement à la circulation d’informations discréditant autant les médias que l’armée ; enfin, dans la mesure également évidente où son audience (notamment aux USA) ne cesse de grandir alors que celle des médias “officiels” diminue. Les chiffres impressionnants qui sont publiés mesurent, aussi bien, de façon indirecte mais convaincante, la montée de l’influence d’Internet : « The McCormick Tribune Foundation/Gallup poll, which compared public attitudes today with the results of a 1999 survey, found Americans more interested in military and national security news today than six years ago. But only 54 percent of Americans said the military keeps them well informed, down from 77 percent in 1999, according to the poll results. Similarly only 61 percent felt the media keeps them well informed on those issues, down from 79 percent six years ago.
» “This survey underscores how major events over the past six years have created a dramatic shift in the type of information Americans want and how they receive it,” said retired general David Grange, executive vice president of the McCormick Tribune Foundation. »
Selon notre appréciation, c’est de 1999 qu’il faut dater la pénétration massive d’Internet comme acteur à part entière dans la sphère de l’information, dans sa dimension résolument politique . (Certes, il y avait eu auparavant des coups d’éclat, comme la révélation, sur le Net, en janvier 1998, des relations de Clinton avec Monica Lewinsky. Il s’agissait manifestement d’exceptions confirmant la règle de la prépondérance encore réelle des grands médias nationaux.)
La guerre du Kosovo a vu le changement fondamental. Pour la première fois, la couverture d’un événement international de première importance a vu une concurrence quasiment “à niveau égal” entre Internet et la presse officielle. Très vite, également, cette occurrence a permis d’apprécier combien Internet devenait le champ d’expansion rêvé d’une information “dissidente”. L’événement est certainement un tournant dans notre époque de communication, où l’information tient le rôle d’un “outil de guerre”. Internet a été l’inattendu outsider, l’enfant qui trahit le père.
(Internet est sans aucun doute, au départ, une création du système du capitalisme globalisé, expression extrême de l’américanisme. Le but est de mettre en place un outil facilitant les informations pour favoriser les échanges et dépasser les frontières. L’idée est résumée notamment par la formule du “commerce en ligne” et, dès 1995-96, les sociétés exploitant Internet, les start-ups se multiplient. Il y a un signe manifeste du destin du Web dans le fait que le surgissement de l’information dissidente au moment de la guerre du Kosovo est immédiatement suivi, au printemps 2000, par l’éclatement de la “bulle” Internet à Wall Street, marquant les limites dramatiques de la puissance du réseau comme outil capitaliste globalisée.)
Avec le 11 septembre 2001, Internet-dissident a accru son activisme et son audience. Cette expansion est, dans une bonne mesure, liée à la dégradation extraordinaire du standard d’objectivité et de liberté de la grande presse, — celle-ci devenant presque aussitôt après le 11 septembre 2001, une véritable “presse officielle”, selon l’expression qu’on employait pour la presse soviétique durant la période de l’URSS. L’expansion d’Internet a été à la fois la conséquence et la cause renouvelée, accélératrice, de la dégradation de la “presse officielle”.
Internet-dissident est entré dans sa maturité comme réseau général dispensateur d’information. Aujourd’hui, on retrouve des grands noms sur Internet et des journalistes professionnels ou des analystes s’y font une véritable notoriété (cas de Jim Lobe, de IPS et Antiwar.com, de Juan Cole sur son propre site, de Michael A. Weinstein et Federico Bordonaro, de PINR). Le cas de ces derniers est particulièrement révélateur : un Lobe ou un Cole ont été publiés dans la grande “presse officielle”, voire sont devenus des acteurs nationaux intermittents (Juan Cole appelé à témoigner sur l’Irak devant le Congrès) après s’être fait connaître sur Internet.
Ici, une remarque : l’abondance des situation, des événements et des noms américains. A cet égard, l’Amérique est en avance sur nous. La cause en est simple, et flatteuse pour l’Europe : l’enfermement de l’information dans le carcan du conformisme est tel aux USA qu’aucune opposition réelle ne peut s’exprimer par les canaux normaux, qu’elle doit, pour le faire, véritablement “entrer en dissidence”. Pour cette raison, la dissidence américaine s’est emparée d’Internet qui s’offrait à elle, avec l’immense avantage de ne pas faire dépendre la diffusion de l’information du capital, des investissements, de la puissance de l’argent. Ainsi ce paradoxe, un de plus : le destin d’Internet, création capitaliste pure, était de tomber dans les mains de la dissidence parce que c’était pour elle une question de vie ou de mort. La vie a triomphé et elle s’en donne à cœur joie.
L’Amérique “en avance sur nous”, disions-nous? C’était vrai, cela ne l’est plus tout à fait. Les Français, si peu “internautes” selon leur tradition, le sont devenus par obligation moderniste, — ou, soyons plus précis, par obligation “antimoderniste”. Jamais la phrase-fétiche que nous nous répétons comme une devise (définition de l’antimoderne : « Celui qui peut dire “nous modernes” tout en dénonçant le moderne. ») ne nous a paru aussi appropriée : se saisir d’un des outils de la modernité, s’en servir comme un véritable “moderne” pour mettre en accusation par le fait une des perversités fondamentales de la modernité, par l’usage du fait (les publications sur Internet) toutes les perversités du modernisme.
Certes, ce que nous révèle l’analyse des chercheurs de l’université de Compiègne marque une nouvelle étape dans l’affirmation du réseau comme acteur essentiel de la politique du monde. La chose est incontestable : Internet a, en France, participé de manière fondamentale à la manufacture de l’événement que fut le “non” au référendum. En cela, Internet a pris le système a son propre piège, et il a serré, serré, jusqu’au vote du 29 mai. Il a acquis une nouvelle dimension : il est devenu pouvoir lui-même.
En un sens, l’évolution américaine signalée plus haut renvoie au même phénomène. Indirectement, Internet-dissident a sa part dans le recul sensible de la confiance des Américains dans les deux piliers du régime (l’armée et la presse), dans cette marque sociologique profonde dans une attitude qui conditionne la survie du système. C’est un acte de pouvoir, cela, et, peut-être, — selon ce que dira l’avenir, — un acte de prise de pouvoir.
Le trait le plus marquant de ce nouveau pouvoir qu’est Internet est qu’il échappe aux caractères qui forment le pouvoir : il est sans identité, insaisissable, imprévisible, omniprésent et ainsi de suite … “Démocratique”, diraient nos amis internautes? Allons, pas de sentimentalisme ni de romantisme. Comme pouvoir, Internet c’est plutôt Big Brother, mais complètement à l’envers, fait pour faire mordre la poussière au vrai Big Brother — lequel, par bonheur et éventuellement sous les traits assez sympathiques et finalement très communs de GW, se montre d’une maladresse et d’une médiocrité si extrêmes.
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