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11 janvier 2005 — Il y a deux jours, à la télévision, était évoqué, comme tous les jours voire toutes les heures, le puissant mouvement de « solidarité globalisée » (selon le mot de Michel Serres, notre philosophe français & transatlantique) à l’occasion de la catastrophe asiatique. On disait dans cette émission qu’il y a des morts “purs” et des morts “impurs”: les “purs” sont ceux qui sont tués par hasard et sans raison apparente, comme dans le tsunami, — le concept de “hasard” était alors proposé comme équivalent à celui d’“innocence”, puis à celui de “pureté”. Les morts “impurs”, eux, sont ceux d’une guerre, parce qu’il semble y avoir une intervention humaine, peut-être un parti-pris, etc, dans une telle circonstance.
Ainsi l’un des débatteurs, Rony Brauman, — qui déplorait sans aucun doute cette différence de classification et la différence de compassion qui va avec, — expliquait-il l’indifférence de la « solidarité globalisée » pour d’autres morts, ceux des guerres humaines. Cela introduit un phénomène aussi actuel que celui de notre « solidarité globalisée » pour les victimes du tsunami, et un phénomène aussi gigantesque, aussi colossal : notre gigantesque et colossal silence devant les dizaines de milliers de morts civils d’Irak.
Il y a de la justesse dans l’explication sur les morts “purs” et “impurs”. Mais cette justesse recouvre évidemment plusieurs sentiments, dont certains sont bien peu honorables. Ces morts sont “purs” en effet, parce qu’ils sont vierges de tout engagement terrestre, notamment politique, du moins dans les circonstances qui conduisirent à leur décès. Ceux qui les saluent si bruyamment sans dire un mot sur les autres font également acte de désengagement des affaires du monde. Tout ce qui se passe ici-bas, y compris les massacres, les iniquités et les injustices, ne les intéresse pas vraiment. Il faut également constater, à l’instar du tintamarre extraordinaire fait autour des morts de la catastrophe asiatique et du silence autour des morts irakiens, que ce désengagement-là n’est pas celui, honorable, de l’homme de contemplation ; au contraire, c’est celui de l’homme postmoderne, trépidant et adepte des plateaux télévisuels, qui entend poursuivre sans autre interrogation sa quête de célébrité et de bonne conscience partagées. On conclura sans surprise que pour un homme si “engagé” dans les futilités de son temps, ce désengagement est plus simplement défini comme un partage à peu près à égalité entre la lâcheté et l’aveuglement.
[D’une façon différente mais dans un esprit similaire, pour un ministre français (Barnier, affaires étrangères), l’administration GW Bush fait montre de lucidité (« The Bush administration, which Barnier described as “pragmatic and lucid,” ») et a droit par conséquent à des manifestations d’amitié. Nos hommes politiques et les représentants de la liberté de la presse que sont ces journalistes qui portent haut la vertu humanitaire se rejoignent ainsi dans la même attitude de désengagement. Ils nous confirment qu’au-delà de la lâcheté et de l’aveuglement, leur désengagement est simplement une démission (dont une définition est : « Acte par lequel on se démet d’une dignité. »).]
Certains s’étonnent de ce phénomène de l’absence de la moindre compassion, attention, etc, pour les morts irakiens. Ceux-là ont droit au respect qu’on accorde à la lucidité, en plus de l’humanité qu’implique leur jugement. Terry Jones, qui n’est pas quelqu’un de vraiment sérieux (réalisateur, acteur et l’un des Monthy Python), est un de ceux-là. Il a publié un texte qui s’intitule : « A man-made tsunami publié dans le Guardian du 11 janvier.
« I am bewildered by the world reaction to the tsunami tragedy. Why are newspapers, television and politicians making such a fuss? Why has the British public forked out more than £100m to help the survivors, and why is Tony Blair now promising ''hundreds of millions of pounds''? Why has Australia pledged £435m and Germany £360m? And why has Mr Bush pledged £187m?
» Of course it's wonderful to see the human race rallying to the aid of disaster victims, but it's the inconsistency that has me foxed. Nobody is making this sort of fuss about all the people killed in Iraq, and yet it's a human catastrophe of comparable dimensions.
» According to the only scientific estimate attempted, Iraqi deaths since the war began number more than 100,000. The tsunami death toll is in the region of 150,000. Yet in the case of Iraq, the media seems reluctant to impress on the public the scale of the carnage.
(…)
» When the Johns Hopkins Bloomberg School of Public Health estimated the figure of 100,000 killed in Iraq and published their findings in one of the world's leading scientific journals, the Lancet, Downing Street questioned their methodology, saying ''the researchers used an extrapolation technique, which they considered inappropriate, rather than a detailed body count''. Of course ''a detailed body count'' is the one thing the US military will not allow anyone to do.
» What is so odd is the way in which so much of the media has fallen into line, downplaying the only authoritative estimate of casualties in Iraq with the same unanimity with which they have impressed upon us the death toll of the tsunami.
» One of the authors of the forenamed report, Dr Gilbert Burnham, said: ''Our data have been back and forth between many reviewers at the Lancet and here in the school, so we have the scientific strength to say what we have said with great certainty.''
» So, are deaths caused by bombs and gunfire less worthy of our pity than deaths caused by a giant wave? Or are Iraqi lives less worth counting than Indonesian, Thai, Indian and Swedish?
» Why aren't our TV companies and newspapers running fundraisers to help Iraqis whose lives have been wrecked by the invasion? Why aren't they screaming with outrage at the man-made tsunami that we have created in the Middle East? It truly is baffling. »
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