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2681L'étonnante “affaire Murawiec”, que nous avons traitée à deux occasions (textes F&C du 8 août et F&C du 9 août) a notamment mis en évidence que Muriawec a fait l'essentiel de sa carrière dans le groupe de Lyndon LaRouche. Dans sa chronique du 9 août, Justin Raimundo donne divers éléments, et lui-même plusieurs liens qui permettent de mieux situer Lyndon LaRouche. Dans l'article de Jack Shafer, qui donne le premier ce détail sur l'origine de Murawiec, on trouve d'autres précisions sur LaRouche. Cet aspect-là de l'“affaire Murawiec” a manifestement embarrassé la Rand, à laquelle appartient aujourd'hui l'analyste. La Rand a bonne réputation dans l'establishment US, LaRouche pas du tout.
(Certaines sources que nous avons consultées suggèrent que la Rand n'était pas au courant des accointances de Muriawec et de son passé “larouchien”. Cet aspect de la vie de Murawiec n'apparaissait pas sur son CV classique “chic”, provenant de Elliott School, du CSIS de George Washington University ... Dans tous les cas au moins jusqu'au 10 août, puisqu'à cette date, le CV de Murawiec que nous avions consulté jusqu'alors sans problème, et que nous avons cherché à atteindre de nouveau ce jour-là, n'était plus atteignable ; par le lien disponible, on tombait sur la mention “Error, File Not Found”; cette circonstance peut difficilement être prise pour une coïncidence et indique une certaine confusion de ce côté-là.)
Malgré son passé un peu délicat, Muriawec a conduit cet important meeting du 10 juillet du Defense Policy Board (DPB), évidemment avec la bénédiction de son président, Richard Perle, on dirait par la force des choses. Les mêmes sources, citées plus haut, nous disent que Perle, par contre, était au courant du passé du Murawiec. Cette circonstance et les enseignements qu'on peut en tirer nous ont déjà donné l'occasion d'émettre une hypothèse sur un but commun qu'ils auraient eu, que nous présentions dans notre texte F&C du 9 août. Ce but commun, nous le présentions sous le mot russe maskirovska, qui signifie “camouflage”, “tromperie”, “déception” (dans le sens « action d'abuser, de tromper »).
Un peu d'histoire, — car c'est déjà de l'histoire ... Dans le premier numéro de notre Lettre d'Analyse de defensa, le n°01, Volume 01, du 9 septembre 1985, nous publiions, dans une rubrique Le point sur ..., une analyse intitulée : « Ogarkov et la Maskirovska ». Nous étions alors sous le coup d'une rencontre, à la fin du mois d'août (conférence de presse, déjeuner de presse, plats excellents au bon vieux Métropole de Bruxelles, confidences, tapes sur l'épaule et tout le toutim) avec une délégation de l'Executive Intelligence Review (EIR, titre de l'hebdomadaire que publie le groupe LaRouche). Les gens de LaRouche, alors peu connus, s'avérèrent ensuite être des gens redoutables, dans tous les cas selon les consignes de l'analyse conformiste courante, et il fut même proclamé que l'ombre du fascisme planait sur eux (voir Lyndon LaRouche and the New American Fascism, de Dennis King). Malheureux ou maladroits, ou naïfs, ou incultes journalistes (ou suspects, après tout?), — nous ne doutions de rien et ne nous doutions de rien, à Bruxelles ce jour-là.
Gorbatchev venait d'arriver au pouvoir (en mars 1985). En 6 mois, il avait déjà montré un style entièrement nouveau, une ouverture sans précédent pour un secrétaire général du PC de l'URSS. Il était déjà question d'un sommet avec Reagan. En quelques mois, le climat avait changé. Soudain apparaissait la possibilité d'ouvertures nouvelles, d'initiatives de détente, etc. Une opposition résolue se poursuivait et s'affirmait en même temps, aux USA principalement où certains groupes “durs” de droite craignaient que la politique américaine retombât dans ce qu'ils jugeaient être les errements de la “détente”. L'interprétation aussitôt répandue du “coup Gorbatchev” était que tout cela, — l'élection de ce SG, son activisme pacifiste, les intentions et les propositions qu'on lui prêtaient déjà — n'était qu'un montage, une manoeuvre de maskirovska. Le groupe LaRouche s'empara aussitôt de l'idée ; peut-être même en fut-il l'un des créateurs.
Le groupe qui se trouvait à Bruxelles en août 1985 annonçait aux journalistes qu'il avait conviés une prochaine attaque massive, et surprise, de l'armée rouge. Une thèse complexe était construite autour de cette idée, à partir du “limogeage” du maréchal Ogarkov de son poste de chef de l'état-major général de l'Armée Rouge et de vice-ministre de la défense, en septembre 1984 (Ogarkov était considéré comme un maréchal extrêmement réformiste au sein de l'Armée Rouge). Dans ce cas, effectivement, on comprenait bien mieux que la nomination de Gorbatchev et l'agitation médiatique de nouveau SG du PC de l'URSS pussent être interprétées comme un montage gigantesque, la partie la plus habile de cette application de la maskirovska. Nous citons dd&e, du 9 septembre 1985 :
« Le maréchal Ogarkov est-il revenu ? Pour certains, il n'est jamais parti. Thèse souvent avancée ces derniers temps, que nous allons décomposer comme suit:
»• il n'y a pas eu “limogeage” d'Ogarkov en septembre 1984 ;
»
»• Ogarkov a pu travailler discrètement à peaufiner une réforme fondamentale de l'Armée Rouge et de la stratégie soviétique;
» • Des sources américaines conservatrices estiment qu'Ogarkov est allé préparer (dans le calme) un “maître-plan d'invasion” de l'Occident, sans recours au nucléaire, avec des armes conventionnelles sophistiquées;
» • L'attaque est prévue pour 1988-90, mais plutôt 1988 parce que la population russe sera dans “un état d'esprit super-chauvin” (millénaire de l'empire russe et de l'église orthodoxe. »
Cette idée d'une attaque-surprise des Soviétiques a couru pendant un ou deux ans à partir de 1985 (ensuite elle s'est éteinte, comme on dit, faute de combattants). L'idée que Gorbatchev était un “montage” du KGB pour “endormir” l'Ouest dura, elle, beaucoup plus longtemps (certains la défendent encore aujourd'hui). Tout cela venait de diverses sources de tendances diverses sinon opposées et l'on retrouve ainsi, côte-à-côte, Richard Perle et le groupe LaRouche. (Parmi les autres groupes ou personnalités qui ont défendu ces thèses, on trouve la secte Moon et le Washington Times avec ses principaux journalistes d'alors, ce grand quotidien washingtonien appartenant alors à la secte ; le journaliste Yosef Bodansky, spécialiste des thèses de maskirovska, qui développait en décembre 1983, dans Air Force Magazine, la thèse que les Soviétiques avaient fait exprès de montrer une très grande maladresse dans leur interception et leur destruction du Boeing 747 de la KAL, le 31 août 1983, pour faire croire à la faiblesse de leurs technologies militaires.)
Ces techniques de maskirovska ont-elles survécu dans l'esprit des collaborateurs de l'administration GW Bush? C'est une idée répandue. Par exemple, on peut lire ceci dans une analyse UPI du 18 juillet 2002:
« When will the Bush administration launch U.S. armed forces against Iraq in a bid to topple President Saddam Hussein? Bet on this year rather than next and sooner rather than later.
» The conventional wisdom in Washington in recent months has been that no such attack is likely until well into next year. Of course, that may well be the case. Several detailed articles have appeared in major U.S. newspapers citing senior, unnamed Department of Defense officials as saying that this is their understanding.
» These reports may be accurate, or they may be the American version of masrilovka — the old Soviet term for strategic disinformation to misdirect an enemy. Undersecretary of Defense for Policy Douglas Feith, who championed the actual creation of an explicit information unit in the Pentagon that would spread misleading stories as well as accurate ones, is known to have a passion for such things. »
Le journaliste auteur de cette dépêche, Martin Sieff, semble peu connaître le contexte de la maskirovska, qu'il écrit avec une orthographe différente et sans doute erronée, masrilovska. Cette analyse des références de certains hauts fonctionnaires de l'administration GW lui a été communiquée comme quelque chose d'extrêmement sérieux et élaborée : c'est effectivement sur l'exemple soviétique que les Américains s'appuient, notamment l'exemple soviétique des années 1980, quoiqu'il en soit en réalité. Des témoignages existent, qui confirment l'extraordinaire popularité des supposés actions de désinformation et de Strategic Deception du KGB chez les Américains, et l'abondante publicité critique qui en fut faite durant ces mêmes années 1980, chez ces mêmes analystes américains, témoigne indirectement de la fascination que ces techniques exercèrent sur eux. L'Office of Strategic Influence (officiellement dissous en février 2002, un mois après la révélation de son existence, mais qui fonctionne de facto au sein du DoD) est évidemment entièrement appuyé sur ces techniques, et il est l'oeuvre personnelle de Douglas Feith. (On pourrait faire remonter cette fascination américaine pour la désinformation au règne de James Jesus Angleton à la section contre-espionnage de la CIA. Angleton était le spécialiste des mises à jour de montage et de complot de désinformation du KGB, tout cela basé sur des “révélations” de transfuges russes plus ou moins suspects. Cette période vit des guerres internes terribles au sein de la CIA, avec des dégâts importants, jusqu'au limogeage d'Angleton en 1974.)
Dans ce contexte et si l'on tient compte du passé de Perle et de celui de Muriawec, on comprend que nous ayons aussitôt placé notre analyse (déjà signalée) de la fameuse manoeuvre de présentation du document Muriawec au Defense Policy Board, le 10 juillet, sous le patronage de la maskirovska. Il est manifeste que l'administration GW fonctionne, aujourd'hui, en faisant grande consommation des techniques de maskirovska.
(On rappellera ici le texte F&C que nous avons publié le 31 juillet, où l'on analysait diverses affirmations, suggérées plutôt qu'élaborées, selon lesquelles Français et Allemands soutiendraient la guerre contre l'Irak, voire y participeraient. Nous citions notamment le texte de John Llyodd, citant lui-même Robert Kagan, analyste aujourd'hui célèbre :« “We probably know what will happen with Iraq,” he [Kagan] said. “We'll probably do it and some Europeans will participate. The French and the Brits certainly will. Germany can't, but will support.” » On sait ce qu'il en est, aujourd'hui, notamment après les déclarations de Schröder annonçant une opposition complète à la guerre.)
Les péripéties des années 1980 autour de la maskirovska font partie de l'aspect trouble de ces années. Y étaient mêlés des groupes divers et parfois étranges, qui témoignent justement de cet aspect trouble, — des activistes oppositionnels à Gorbatchev en URSS, en général des conservateurs et certaines fractions du KGB ; des groupes ultras du gouvernement Reagan, dont Perle lui-même ; des groupes para-politiques, comme le groupe LaRouche mais aussi, d'un autre côté, les filières type Iran-contras avec ses connections avec la WACL (World anti-Communist League), la secte Moon, etc ; des transfuges de l'Est, comme Yosef Bodansky ou comme Viktor Souvorov (de son vrai nom Vladimir Bogdanovitch Rozun, officier des blindés de la Garde devenu officier du GRU [renseignement militaire] en 1974, qui fit défection en 1978). La question est de savoir si la même topographie politique existe aujourd'hui, aux USA bien sûr, en parallèle avec ce regain d'activités maskirovska. On se permettra de penser que la réponse pourrait être affirmative, quand on songe à l'activisme régnant aujourd'hui à Washington.
On terminera par quelques remarques :
• Cet activisme type-maskirovska, s'il témoigne d'une période trouble, témoigne également d'un gouvernement faible. C'était le cas de l'administration Reagan, où le président déléguait beaucoup à ses ministres et laissait faire la formulation de sa politique parc eux, et aussi laissait proliférer les affrontements bureaucratiques et les initiatives douteuses. C'est encore plus le cas avec GW.
• Dans une époque fortement dominée par la prolifération des moyens de communication, la manipulation de ces moyens de désinformation est la chose la plus aisée du monde. Ceux qui font de la maskirovska une véritable politique s'exposent à un risque considérable, celui de la confusion, de la contre-productivité, de la perte de contrôle. La maskirovska était à peu près contrôlée en URSS parce que tous les moyens de communication étaient contrôlés par le pouvoir ; aux USA elle accroît la confusion dans une situation où, par exemple, la fuite de documents ou d'information vers la presse est une méthode habituelle, maskirovska ou pas.
• Ainsi l'opération Perle/ Murawiec ne nous paraît pas avoir donné les résultats espérés. Loin de relancer l'hostilité contre les terroristes et les pays qui prétendument les supportent, loin d'avoir relancé le courant anti-guerre, elle aurait plutôt abouti au résultat inverse.
• Finalement, ce dont on perçoit en général des opérations type-maskirovska (et OSI), c'est que le pouvoir est aux mains de groupes dont la perception et les analyses sont dangereusement hystériques. Ces opérations effraient indirectement. La maskirovska finit toujours par laisser voir un peu de la réalité, parfois en se retournant contre leurs auteurs. Dans l'article UPI cités ci-dessus, l'auteur Martin Sieff détaille les plans des radicaux bellicistes pour une guerre en Irak très proche, leurs arguments, etc. Il termine par ce commentaire qui, finalement, laisse la porte ouverte à une mise en cause mi-ironique, mi-sérieuse, de tout ce qu'il a écrit précédemment. On mesure alors les risques et les effets pervers de la maskirovska, quand celle-ci est étalée au grand jour, comme une politique affichée, par des gens qui, nous semble-t-il, on le tort de parler beaucoup. Bien entendu, la vraie maskirovska serait celle dont nul ne connaît l'existence.
« This analysis is obviously not carved in stone. The attack on Iraq may not come until next year or it may not come at all. Or all the factors we have listed above may turn out to be more deliberate disinformation fed to the unsuspecting press. But don't rule it out either. When ambitious men with dreams of glory are in a hurry, subtlety often gets left behind as often as prudence or plain common sense. »