Nous, les précaires

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Nous, les précaires.

Y a-t-il un en dehors du système quand vorace et omnivore il métabolise tout à son profit ?

Mario Tronti, après que les théorisations des Quaderni Rossi élaborées autour du concept  de l’ouvrier-masse transformé par les luttes conduites hors l’usine en ouvrier social,  eussent été dépassées par l’ampleur du mouvement contestataire des années soixante dix en Italie, avait formulé une « loi sociale ».

Ce sont les luttes ouvrières qui ont toujours stimulé le développement capitaliste, elles ont contraint le capital à l’innovation, au bond technologique et au changement social. (1)

Ainsi, les grèves tournantes et les arrêts de travail intempestifs capables d’interrompre les flux productifs dans les énormes unités qui concentraient à Turin des centaines de milliers de travailleurs ont  transformé le paysage industriel très précocement.  Elles ont conduit d’abord à fragmenter l’outil de production et à n’y enrôler que des précaires. Enfin, elles ont abouti à l’externalisation de la production dans des contrées jusque là épargnées par le capitalisme fordiste mais pourvues d’armées de millions de sans travail sans tradition de lutte ouvrière. Ce débit abondant depuis les campagnes du Tiers-monde nourri à l’hémorragie de l’exode rural est actionné par la concurrence déloyale des agricultures industrialisées aux mains de semenciers chimistes et subventionnées par des fonds publics capteurs de l’épargne mondiale. 

Faire la parenthèse sur cette séquence de transfert des centres de production de la Marchandise de l’occident vers l’orient fait partie des visions aliénées que le capitalisme se donne de lui-même. Les fonctionnaires du système qu’il devient de plus en plus difficile de qualifier d’intellectuels escamotent cette donnée essentielle quand ils décrivent la mutation ‘récente’ vers un néo-capitalisme financier.

Des données consistantes sont disponibles, elles ne sont pas (encore) exploitées dans ce sens, qui montrent l’ancienneté de la financiarisation du capitalisme. On peut citer la différence majeure entre la colonisation de l’Algérie commandée surtout par un faisceau convergent d’impératifs d’expansion territoriale nés à la fin du 18èm e et début du 19ème siècle et celle du Maroc.  La dernière a été l’œuvre de banquiers français et des pays de ce qui deviendra le Benelux contre la City du Royaume Uni. L’histoire de la construction du canal de Suez, émaillée  de scandales financiers et politiques peut être lue selon une rivalité mortelle entre institutions bancaires européennes. Elle en a terrassé  plus d’une et a réorganisé des fusions, prélude à l’endettement forcé du futur homme malade qui sortira défait de la boucherie occidentale de 1914-1919.

Sa nouvelle configuration, déjà quarantenaire.

Le nouvel horizon assigné à notre existence actuelle fut fixé dans les années soixante dix du siècle dernier.

1973 fut une année décisive dans l’amorce vers la configuration de la contre-révolution mondiale. Le coup d’Etat au Chili du 11 septembre  soutenu par la CIA et fomenté par Kissinger, la décision des pays arabes de soutenir la Palestine par un embargo du pétrole contre les pays du camp de l’occupant israélien en octobre induisant le premier ‘choc’ pétrolier, le massacre des étudiants grecs à Athènes en novembre dans la suite des révoltes étudiantes de Berkeley, Paris et Rome, en sont des bornes témoins.

Elles dressent néanmoins un écran qui éclipse le geste fondateur de la nouvelle division internationale du travail.

La rencontre Nixon - Mao Zedong en  février 1972 tout en signant la rupture définitive entre l’URSS et la Chine Populaire annonce  la future transformation d’un pays agraire gros d’un milliard d’habitants en usine du monde. Ce qui a été décrit comme disparition de la classe ouvrière et l’advenue d’un capitalisme ‘cognitif’ n’a été qu’un déplacement spatial et géographique délaissant Detroit, Turin et Billancourt, devenues friches fantomatiques, pour Shantong, Zhejiang ou Tianjan où des cités industrielles sont hypertrophiées au point d’atteindre la taille critique de véritables Etats.

Quarante ans plus tard, accompagnée et même précédée d’un plasma idéologique dont l’une des origines trouve ses brins génétiques dans le Congrès pour la liberté de la culture, l’AFL puis l’AFL-CIO et ses diverses menées en Europe occidentale (2), la production des biens matériels ‘manufacturés’ est nettement passée à l’Orient.

La consommation elle, a continué de s’effectuer en Occident.

Du fait de l’échange inégal imposé par les pays du centre à ceux de la périphérie.

De sorte que les antagonismes aigus dans les sociétés industrielles, classe des exploiteurs contre classe des travailleurs exploités, se sont commués en agonismes, une catégorie moyenne d ‘employés est devenue le carburant-clientèle de la social-démocratie européenne.

Les figures politiques totalitaires avec chef charismatique (3), Sauveur de la Nation, sont devenues désuètes et ont laissé place à un démocratisme massifié, sans autre polarité qu’un individualisme forcené. L’invention méthodologique  hobbesienne de la lutte de chacun contre chacun -qui n’a jamais eu aucune réalité historique puisque les sociétés humaines ne purent l’être que par la coopération et la solidarité- est devenue la norme comportementale.

L’ouvrier masse a fondu et a laissé la place à un salarié tertiaire circulant dans un territoire strictement circonscrit entre un bureau paysager, de longs voyages transports en commun ou en voiture individuelle et une résidence lointaine acquise au terme d’un endettement de toute une vie.

L’employé de l’ouest est dévolu à extraire le profit du travail effectué à  l‘est en le ‘valorisant’, en réalisant sa marchandisation.

Il se croit propriétaire foncier et est invité à placer ses économies dans des assurance-vies.

Les couples de force qui ont animé sa rotation

Au décours de l’explosion sanglante de sa révo-cul en Chine pop, la longue marche du maoïsme a infléchi sa trajectoire pour accoucher de produits dérivés significatifs.

Après la mort de Mao puis la chute des Quatre, il n’est plus question de luttes des classes. Pékin avait secondé activement le plan Brzezinski en Afghanistan en facilitant le transfert des Talibans avec armes et bagages depuis le Pakistan. Les anciens jeunes cols mao occidentaux sont devenus les garants droitdelhommistes de la régression néoconservatrice. Gluksman avait assimilé tout progrès social (iste) comme un effet du totalitarisme des Lumières puis du communisme avant d’apporter sa haute caution morale et sioniste pour la destruction de la Yougoslavie, de l’Irak et de la Libye.

Dans l’irrésistible ascension vers son hégémonie depuis la fin du 19ème siècle, l’empire étasunien s’était forgé des leviers construits sur plusieurs couples, le premier, celui scellé avec l’entité européenne s’est parachevé avec la construction de l’Union Européenne, monnaie unique comprise. Le Japon, vassalisé lui aussi, avec sa reddition sans conditions dans l’après Hiroshima et Nagasaki, s’enfonce malgré Toshiba, Honda et Mazda dans une stagflation dont ne la sortiront ni sa population vieillissante ni Fukushima.

Le deuxième a été construit avec son fournisseur premier de l’or noir, le clan des Ibn Séoud contraint de l’échanger en dollars et encouragé à acheter la dette publique américaine.

Le dernier a été établi grâce à la libéralisation de l’économie chinoise, qui a accepté le libellé de ses ventes en dollars et qui ‘réinvestissait’ ses gains en bons de Trésor américain.

Jusqu’ici, autour des années 2000, les arrangements sino-américain et le pacte du Quincy avaient stabilisé cet ordre mondial d’un orient vendeur et prêteur à un occident consommateur et dominateur par sa puissance militaire et son idéologie dévastatrice des solidarités traditionnelles.

Les mains libérées du cambouis qui engluait maintenant les périphéries de Shangaï et Pékin, les élites usa-occidentales se sont spécialisées dans l’ingénierie sociale et financière, négligeant avec mépris les contingences matérielles qui lui assuraient jusque là sa suprématie militaire. Les difficultés d’Enron et de Halliburton, prolongées au gré des relations incestueuses entre le régulateur législateur et l’administré, ne furent pas noyées même en recourant à une guerre, tant fut médiocre la prestation de l’OTAN en Irak et en Afghanistan à partir de 2001-2003.

La Séoudie et la Chine, pièces maîtresses dans la stratégie de l’hégémonie de l’Empire, font le constat que les deux fondements de leur partenariat (soumission) avec les USA, leur fiabilité économique et militaire, s’est érodée et s’est révélée de réputation usurpée.

La fin d’un cycle ?

La Syrie depuis 2011-2012 est devenue le champ d’application manifeste du pivotement de la Puissance qui se diffracte en ensevelissant les traces historiques de l’humanité urbanisée. Celle qui a conquis l’agriculture, l’écriture puis l’alphabet dans cet Orient depuis toujours meurtri avait institué dans le même temps la division du travail, la caste des militaires et des scribes, comptables, législateurs et historiographes de mythes.

Les entités nationales chinoises et séoudites constatent que leurs avoirs en dollars, quelle que soit la forme de l’actif sous laquelle ils sont détenus ne leur appartiennent pas.

Ils s’en délestent mais dans des mouvements de reptation relativement mesurés car leur vente massive les dévalueraient et tout en les appauvrissant ils libéreraient le Trésor de ses dettes.

La contrepartie du couplage USA-Chine a été l’industrialisation à marche forcée de la Chine avec les conséquences sociales et écologiques qui la rendent mûre pour une vraie révolution prolétarienne. Selon les sources officielles chinoises, il est dénombré pas loin de 10 000 grèves par an dans le secteur industriel privé et le mécontentement massif des paysans est l’origine de formidables émeutes dénonçant les malversations foncières. Ces conditions d’accumulation primitive du capital réactive une partie néo-maoïste consistante du PCC

La résultante du binôme Séoudie-USA  a été la propagation d’une caricature de l’islam pour l’usage d’illettrés  proposée en alternative aux révolutions sociales qui couvaient et grondaient partout dans le monde arabe et plus largement dans l’aire musulmane dans un répertoire géographique très large englobant la Malaisie et l’Indonésie. Cette dernière a vécu une extermination zélée et en règle des membres du parti communisme par les milices du Nahdatul, parti qui se voulait musulman, avec l’aide non dissimulée de la CIA. La multiplication des institutions coraniques financée par les Séoud depuis le Mali jusqu’au Pakistan devait tarir les revendications de justice sociale développées avec les mouvements des indépendances nationales, qu’elles fussent laïques, d’inspiration communiste ou baathiste, ou s’inscrivant dans une tendance de théologie de libération musulmane. Le parti de l’Istiqlal au Maroc avait fortement condamné au nom de l’Islam les pratiques de l’usure, le maintien des banques européennes en fonctionnement après l’indépendance formelle de 1956.

Aucun bénéfice réel pour l’Arabie en tant que nation. Des parts difficiles à chiffrer dans les multinationales prédatrices pour des milliers de princes, tous amateurs de whisky sinon de vodka en plus d’une lecture littéraliste figée d’un Texte qui exige pourtant de chacun de ses lecteurs un effort d’exégèse.

En 2015 et en 2016, sont enregistrés ça et là des mouvements de ventes massives des bons du Trésor américain par la Chine et le clan des Séoud mais aussi par différentes banques centrales, rendant plus consistante l’hypothèse de l’accomplissement de la perte de l’hégémonie du dollar comme monnaie de réserve, avant de disparaître comme monnaie d’échange.

Les Séoud sont d’autant plus déstabilisés dans leur foi jusqu’alors inébranlable dans leur association avec les USA qu’ils ont été induits à considérer l’Irak, puis l’Iran, puis la Syrie comme leur ennemi mortel et qu’ils se sont engagés à financer leur déstabilisation voire leur destruction. Tout cet engagement fratricide a abouti une coopération entre l’Iran et l’Irak, ensuite au désistement étasunien dans l’affrontement direct avec l’Iran et enfin à l’échec du regime change en Syrie tant la capacité militaire et stratégique russe a rendu caduque toute prétention à une intervention directe de la ferblanterie étasunienne.

Les prémisses du découplage du rotor implacable qui avait lié toute production obligatoirement dépendante du pétrole à son enregistrement en dollar reversé au Trésor étasunien sont visibles quand les USA ont décidé de faciliter l’investissement dans le gaz de schiste sur leur territoire tôt dans le début des années 2000.

Les sites de l’Arabie avaient commencé à donner des signes patents de leur pic de production juste après 2003 car ils n’étaient plus capables de jouer leur rôle régulateur des prix quand le baril dépassait les 100 dollars. Depuis l’effondrement du prix dû à la récession mondiale n’a pas été enrayé volontairement par les Séoud pour maintenir leurs parts de marché. En d’autres termes, ils portent atteinte à la prétention étasunienne de se délivrer de leur dépendance vis-à-vis de leur rente et justification géopolitique.

La Turquie avait réussi à chasser une dictature militaire laïque et pro-occidentale. Elle s’est perdue sous la férule d’islamistes capitalistes de petite envergure dans un  rêve de reconquête ottomane qui va se fracasser dans la réalité de sa prochaine fragmentation. La réalité d’un Kurdistan dont le foyer irradiera depuis la Syrie et dont elle sera amputée  lui sera imposée à l’issue de l’actuelle guerre. Il ne s’agira pas de la partie kurde détachée par un travail de sécession entrepris sans relâche depuis plus de cinquante ans aux dépens de l’Irak qui réclame depuis son rattachement à Bagdad en dépit de l’épuration ethnique qui l’a vidé de ses habitants arabes.

Plicature et répartition des charges

Dans le creux du pli qui sépare les deux pages occidentale et orientale du livre du monde ouvert offert à la lecture, se loge l’armature axiale faite d’une Russie qui fournit ses efforts pour maintenir en vie l’enfilade de résistance arabe syrienne libanaise et palestinienne avec l’Iran en contrepoint.

Pour une quatrième fois dans l’histoire contemporaine, le peuple russe donne sa mesure pour sauver l’humanité d’une épreuve d’homogénéisation mortifère, la napoléonienne, l’européenne de 1914 en lui opposant le socle de l’URSS, l’hitlérienne puis l’actuelle portée par la vague de l’OMC, traduction de l’hégémonie sans partage des Usa, lieu définissable comme trou et néant topologique ou absence de civilisation.

Elle est la seule capable de générer comme entité économique la plus influente au monde la Walt Disney Company.  Un machin propre à forger l’imaginaire des masses en substituant aux récits épiques et mythiques qui constituent l’apprentissage de l’histoire des peuples  un spectacle divertissant qui permet  l’identification au garçon vacher qui triomphe de l’indigène Peau-Rouge. L’identification au GI qui vient à bout du terroriste musulman.

Cette prégnance du spectaculaire dans l’arsenal de domination des USA se confirme tous les jours, John Kerry vient de rencontrer les principaux directeurs de studio de l’industrie du cinéma à Hollywood pour deviser. De choses et d’autres et principalement de l’enveloppe narrative qui va tenter de dissimuler cette rupture historique qui montre l’impotence des USA en Syrie, bien plus que le départ des derniers hélicoptères du toit de l’ambassade yankee à Saïgon en 1975.

Comment inverser le signe de cette planification de la production matérielle, idéologique  et guerrière aux mains d’une poignée d’individus ?

Alors que l’humanité peut déjà enfin jouir de sa délivrance du travail par la robotisation des tâches pénibles et répétitives ?

Alors que nous sommes tous devenus des précaires, des chômeurs  ou en voie de l’être.

Et si même nous travaillons, nous haïssons notre travail et la manière de l’accomplir.

En s’arc-boutant sur les poches de résistance qui continuent à faire proliférer leur réseau souterrain rhizomique ?

En affirmant l’universalisme qui n’efface pas les différences et en donnant à chacun selon son besoin, car il y a plus qu’assez pour les besoins.

Mais comment lorsque le système de domination infiltre la moindre parcelle de nos vies, imprègne nos affects et les oriente ?

Il dispose de tout notre temps, celui de notre travail, de nos loisirs et nous lui offrons notre cerveau disponible, il nous perfuse de la peur, aimante nos haines sur le voisin qu’il nous désigne, note positivement ce qu’il nous fait aimer.

Badia Benjelloun

 

Notes

(1)  Nous les opéraïstes, de Mario Tronti éditions d’en bas, éditions de l’éclat, février 2013.

(2) Voir le travail de Annie Lacroix-Riz dans Scissions syndicales, réformisme et impérialismes dominants 1939-1949, le Temps des Cerises, 2015

(3) De Gaulle fut utile puis a été remercié, Georges et Claude Pompidou et les autres à leur suite, furent les technocrates zélés, dont l’insipidité est Paris-Match puis Closer compatible.