Nous nous sommes tant aimés...

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Nous nous sommes tant aimés...

16 juillet 2014 – Après une observation alarmée et radicale (voir le 10 juillet 2014) d’un Système déchaîné dans son mode surpuissance-autodestruction dans le chef de la non-politique américaniste inspirée par la politique-Système, voici un paysage plus nuancé, et même tout en nuances dont certaines ont peut-être de l’avenir, mais qui sont aussi des nuances enrobées de mystère et d'une puissance extrême. Cela se passe au sein du bloc BAO ; les USA y trônent également, mais cette fois en position d’accusé, et dans une occurrence où ils risquent gros, toujours à cause de leur même “non-politique inspirée par la politique-Système”. Il s’agit des relations entre ce qu’on ne peut qualifier complètement d’“Europe”, mais qui en est tout de même une part substantielle puisqu’il s’agit au moins de l’Allemagne et de la France, avec sans doute l’Italie, et d’autres qui sont éventuellement avec eux s’ils ont leur mot à dire, – et, d’autre part, les USA, – dans le cadre essentiellement de la crise ukrainienne qui fait faire de bien étranges choses... On voit bien, disons pour terminer cette introduction et renforcer une opinion que nous ne cessons d’affirmer, que la crise ukrainienne est une crise rupturielle bien plus qu’aucune autre, et notamment plus que les crises du Moyen-Orient.

... Il est vrai que le dernier épisode en date, la brouille entre l’Allemagne et les USA concernant les questions de surveillance et d’espionnage type NSA et CIA, représente de la part de l’Allemagne qui a réagi vivement une très sérieuse affaire de défiance aux possibles conséquences rupturielles, d’autant qu’elle n’est sans doute pas terminée du fait qu’il y aurait bien une douzaine de citoyens allemands “retournés” par la CIA depuis qu’a éclaté la crise de la NSA. (Voir notamment le 11 juillet 2014 et le 14 juillet 2014.) Cette attitude des Allemande dit à leurs interlocuteurs washingtoniens qui, jusqu’ici, n’ont rien entrepris pour satisfaire les remontrances allemandes (NSA, agents de la CIA, etc.), que l’Allemagne parle désormais sérieusement (Germany means business).

Il est vrai également que nous devons placer cet épisode dans le flux extrêmement perturbé que la crise ukrainienne a installé au sein du bloc BAO. On observera que les Russes, qui ont eux-mêmes leurs problèmes énormes, doivent considérer cette affaire avec un certain sourire ; il est vrai que l’on peut avancer, comme nous l’avons suggéré à propos de l’arrestation du premier espion de la CIA (agent double au BND) l’hypothèse que les Russes ont contribué à cette mise à jour de quelques pièces des réseaux US de la CIA en Allemagne. (Voir le 8 juillet 2014 : «Autre “peut-être”, concernant les Russes, qui savent beaucoup de choses sur les agents doubles et triples en Allemagne, et qui pourraient avoir jugé de bonne politique, dans l’hypothèse de la connaissance du cas concerné, d’avertir le Verfassungsschutz (contre-espionnage allemand), histoire de mettre un peu du sel dont nous parlons, cette fois dans les relations entre l’Allemagne et les USA.»)

En plus de l’affaire spécifique des agents doubles de la CIA qui irriter considérablement l’Allemagne, divers signes ont montré que le groupe européen dont nous parlons (principalement Allemagne-France, la France suivant avec un zèle approprié) n’est plus en synchronisation avec les conceptions américanistes, si l’on peut parler de “conceptions”, – notamment et essentiellement dans la crise ukrainienne. On rappelle qu’on citait, le 30 juin 2014, ce constat fait accessoirement, lors de la visite de John Kerry le 26 juin à Paris où le secrétaire d’État demandait une capitulation russe “dans les heures qui viennent” concernant une action que la Russie ne faisait pas (son “intervention” dans le Donbass) ; et la remarque illustrant la divergence entre la France et les USA  : «The US Secretary of State delivered his remarks alongside French Foreign Minister Laurent Fabius, who was clearly acting on a somewhat different agenda, not to mention timetable. [...] While Washington is manifestly seeking to ratchet up the confrontation with Russia, the Western European powers are showing somewhat less enthusiasm for such an escalation...»

Quelques jours plus tard, à Berlin, une réunion de quatre ministres des affaires étrangères décidait d’un cessez-le-feu en Ukraine, pour le 5 juillet : à côté du ministre ukrainien, sinon face à lui, les ministres allemand, français et russe. Les USA avaient été tenus à l’écart de cette rencontre (voir le 5 juillet 2014). Ils intervinrent pourtant dans cette affaire, en sabotant purement et simplement le cessez-le-feu, en adressant une consigne directe à cet égard au président-“roi du chocolat” d’Ukraine Porochenko qui n’en fit aucunement mystère puisqu’il expliquait le 5 juillet qu’il “consultait” Washington. Le 9 juillet, Lavrov et Fabius avaient une conversation téléphonique, à la suite de laquelle le ministère russe des affaires étrangères précisait   : «The French minister emphasized the ongoing aggravation of the situation in the southeastern regions of the country, while acknowledging that in practice the authorities in Kiev have departed from the agreements reached by the foreign ministers of Ukraine, Russia, France and Germany in Berlin on July 2, 2014.» Le 10 juillet 2014, ceux qu’on pourrait désormais appeler “les trois” (Allemagne-France-Russie) envisageaient une nouvelle réunion pour un nouveau cessez-le-feu. Le 13 juillet, à Rio de Janeiro, en coulisses de la victoire allemande à la Coupe du Monde de football, Poutine et Merkel, décidément inséparables, se rencontraient et s’accordaient pour observer une détérioration inquiétante de la situation en Ukraine et la nécessité de parvenir à des négociations de paix.

La situation est bien différente de celle d’il y a quatre mois, où la Russie était considérée par le bloc BAO uni comme un seul homme (donc officiellement, la France et l’Allemagne) comme l’“agresseur” dans le Donbass, manipulant la résistance des milices et attaquant le gouvernement de Kiev, et Poutine considéré comme un irresponsable d’un autre monde. (Début mars, Merkel confiant à Obama que Poutine “vit sur une autre planète” [voir le 7 mars 2014].) Aujourd’hui, les Russes sont aux côtés des Français et des Allemands, comme médiateurs des troubles en Ukraine, et ce groupe “des trois” n’hésitant pas à mettre en cause à une occasion ou l’autre l’attitude de Kiev, tandis que les USA ne cessent de se radicaliser en appuyant sinon en organisant l’offensive ukrainienne dans le Donbass. Il y a aujourd’hui dans l’affaire ukrainienne plus, beaucoup plus de différences entre France-Allemagne et les USA, qu’entre France-Allemagne et la Russie ; et c’est l’entité France-Allemagne qui a fait le plus de chemin vers les Russes pour former “les trois”, pas l’inverse. La tension sous-jacente est telle que des bruits de démission de Merkel ont couru, qui ont été rapidement démentis par la chancelière ; l’épisode a fait naître l’hypothèse que la rumeur, ou plus encore des rumeurs de pression contre Merkel, renvoyait à la possibilité d’une intervention US visant à provoquer le départ de Merkel, jugée trop peu arrangeante dans ses rapports avec les USA, – ce qui revient à rien moins qu’une rumeur de politique de regime change des USA à l’encontre de l’Allemagne...

(On séparera cette absence de coopération Europe-USA dans la crise ukrainienne de la coopération entre ces deux entités, dans les négociations P5+1 avec l’Iran, et dans le rassemblement informel qui s’est formé pour tenter une médiation entre Israéliens et Palestiniens. Ces rassemblements ressortent d’une situation crisique d’une autre époque, – où même la Russie participait aux rassemblements BAO, comme dans P5+1, quoique désormais avec une certaine réserve par rapport à leurs “partenaires” du bloc marquée par l’absence de Lavrov en personne à l’actuel round de négociation de Genève. La crise ukrainienne, par sa spécificité et sa puissance, par la netteté de ses fractures nouvelles, ouvre une nouvelle époque dans un temps où les “époques” se succèdent au rythme stupéfiant de vitesse de l’accélération de l’Histoire et de la contraction du temps historique qui va avec. C’est bien entendu cette nouvelle “époque” qui nous intéresse, puisqu’elle illustre une nouvelle “vérité de la situation”.)

Pour alimenter ce qu’il faut ressentir du climat entre certains pays européens, et particulièrement l’Allemagne dans ce cas, et les USA, il est bon de lire une interview de Caleb Maupin, activiste US de l’International Action Center, sur Russia Today le 8 juillet 2014. Il s’agit ici spécifiquement de la position allemande, mais Maupin passe assez aisément, ce qui est indication précieuse pour notre propos, de l’Allemagne spécifique aux pays européens ou aux ”pays (européens) alliés des USA” («Since of the end of the WWII there has been an understanding between the Western countries, this sort of alliance so to speak..», «We are seeing the US alienated itself from so many of its former allies», «[...T]he US [...] do not seem to really trust their allies. They seem to suspect that they are maybe discontent...» «[E]verywhere it is happening that long-time allies of the US are beginning to question what they are really getting out of this relationship.»). On y sent en filigrane ce qui est un véritable processus de désamour, notamment entre Allemands et leurs vis-à-vis américanistes mais suggérant aussitôt que cela pourrait être entre plusieurs pays européens et les USA. Cette interview n’apporte pas de révélations stupéfiantes, mais ce n’est pas ce que nous lui demandons ; elle restitue le climat de ce qui pourrait être un moment important, – celui que nous vivons, – où soudain réapparaissent des contentieux, des incompréhensions, des distanciations, où l’on perçoit que semble s’effilocher, que pourrait se dissoudre ce qu’on jugeait comme inaliénable... Elle restitue également la dimension universelle et globalisante de ce moment important, le “désamour” touchant tous les domaines, suscitant des dynamiques de cause à effet, faisant s’entrecroiser et s’influencer divers domaines de crises, – s’exprimant finalement d’une façon diffuse et souvent insaisissable mais dans tous les cas extrêmement puissante.

Russia Today : «How is the German government going to react to this latest scandal do you think? What's the fallout going to look like?»

Caleb Maupin : «Since of the end of the WWII there has been an understanding between the Western countries, this sort of alliance so to speak, but now, in the time of a global financial crisis, we are seeing that alliance is essentially falling apart in the struggle to control markets. We are seeing the US alienated itself from so many of its former allies. And the reality is that German banks are drawing source of competition to Wall Street, so there could be break coming. What is the most interesting about this is the growing relationship between Germany and China. China is at the center of the global alliance of countries that are really breaking out of Wall Street’s financial hold and developing independently along with Russia, Venezuela, Iran and other countries. So we are seeing a real division within the Western European powers and the US. It is a shocking trend.»

Russia Today : «Why does the US feel it needs to spy on its close ally?

Caleb Maupin : «It shows a growing level of insecurity among the leading officials in the US. They do not seem to really trust their allies. They seem to suspect that they are maybe discontent. And the reality is, with so many leaks that we have recently seen, so many countries that have historically worked with the US are starting to wake up and say, “Hey, what are we getting out of this relationship?” That seems to be something that is happening in so many countries, whether it is the tapes released recently in Poland, or some of the memos that are coming out, everywhere it is happening that long-time allies of the US are beginning to question what they are really getting out of this relationship. And that is something that I am sure Obama and many others are very concerned about because it is a real threat to the US power.

»For so long, especially since the collapse of the Soviet Union, the geopolitics has really been defined by the US being a senior of the world’s economy and getting exactly what it wants. But that is changing. The geopolitical stage is drastically changing, and this is a real threat to Wall Street and their control of the markets. The fact that Germany is getting closer to China, and Russia and China are cooperating with each other – this is a really big game-changer in the field of global politics.»

Russia Today : «We've seen the US was caught out just months ago spying on Chancellor Merkel's phone. How could this steady trickle of allegations affect German and US relations? Are they going to deteriorate?»

Caleb Maupin : «I think they will. The thing at the root of that deterioration is the fact that German banks are rising as the source of competition with Wall Street banks and the US. But we have seen a clear lack of respect and that has been communicated. Diplomacy is often a language of officials speaking very politely and shaking hands, while behind the scenes there is a real distrust and a real disrespect and the fact that the NSA is spying. In the backroom there is a real tension between the US and its allies. That is the reality. And the countries that have lock-stepped and marched behind the US for so long, and this king of global alliance of countries that a kind of obey the US – that is coming apart and we are seeing that, it is falling apart. The fact that the US is getting so desperate in its financial times is maybe the source of that division.»

... La question qui nous intéresse couronnant cette situation par rapport à ces diverses interventions étant de savoir s’il s’agit bien, seulement et simplement, d’un désamour en politique ; s’il ne s’agit pas de quelque chose d’autre, de bien plus profond, de quelque chose d’énigmatique.

Le Système agit-il désormais de lui-même ?

On l’a vu, notre propos concerne essentiellement l’Allemagne, qui est en première ligne des relations transatlantiques dans plusieurs affaires ; il concerne aussi la France, également impliquée dernièrement dans des polémiques transatlantiques, quoique avec une vigueur bien moindre correspondant au tempérament de son président-poire et du régime-gouvernement en cours et à son image ; il concerne aussi bien alors une sorte d’entité Allemagne-France, impliquée indirectement et parallèlement dans la fortune, ou l’infortune de ces relations transatlantique par le biais puissant, notamment, de la crise ukrainienne. Si ces deux pays sont principalement considérés, on peut admettre qu’ils peuvent être vus comme des modèles dans le sens d’un nouveau standard, ou “un modèle” finalement pour les pays européens en général, pour les relations transatlantiques dans ce moment particulier. Cette imprécision, ce vague qu’on distingue dans cette description sont importants, parce qu’ils rendent compte de la vérité d’une situation particulièrement insaisissable elle-même, mais potentiellement très puissante.

(Nous mettons l’UE en tant que telle complètement à part, parce que cette entité qui a semblé si active dans la crise ukrainienne jusqu’à la signature récente de l’accord d’association avec l’Ukraine, se dissout littéralement jusqu’à n’y plus figurer, dans cette crise. C’est rencontrer la réalité : l’accord signée, l’UE se baigne, se vautre délicieusement dans l’opérationnel, – dans l’opérationnalisation de l’accord, qui permet d’écarter toute pensée politique en se concentrant sur les innombrables détails de son application. C’est là que la bureaucratie trouve son miel. Ainsi nous est-il monté une fois de plus que l’UE n’a aucune politique spécifique, qu’elle n’a aucune substance politique, qu’elle n’est qu’un outil d’application d’une politique par les moyens des aides et des pressions socio-économiques, – encore plus avec la fin du mandat d’Ashton. L’UE n’est pas une chose politique, elle ne peut avoir de politique.)

Ces remarques détaillant quelques entités dans leurs actes, comme autant d’archétypes, sont faites, dans notre chef, pour amener la remarque méthodologique essentielle que nous appliquons dans notre analyse en abandonnant les références précises en termes d’entités classiques (France, Allemagne, pays européens, UE, etc.). De ce point de vue, comme nous le signalons, si l’“entité” totalement artificielle et assemblée pour l’occasion France-Allemagne est citée, si l’UE est laissée ce côté, c’est comme “modèles” exprimant l’activité ou la non-activité politique et exposant ainsi ce qu’est actuellement le champ des relations transatlantiques que nous allons décrire ; leur fonction archétypique les désincarne complètement ; il devient inutile et même trompeur de les détailler en fonction de leurs spécificités nationales et institutionnelles, de leurs politiques affichées, des critiques (nombreuses) qu’on peut leur adresser à cet égard. (Il devient également inutile et trompeur, à partir de la sorte de constat que nous faisons, de tirer des conclusions sur les positions et les perspectives de tel ou tel pays, telle entité, etc., tout ce qui d’habitude satisfait tant la raison. Notre raisonnement répond à “la sorte de constat que nous faisons”, il abandonne le rangement selon les entités rationnelles et institutionnelles qui constituent le paysage politique auquel l’esprit courant se raccroche désespérément pour tenter d’embrasser encore la situation politique.)

S’il nous appartient donc de raisonner en écartant complètement les références habituelles à notre esprit, c’est parce que les entités familières que nous écartons ont, du fait des activités fondamentales du Système, perdu toute capacité de création d’événements politiques notables. Nous voulons alors raisonner en termes de grandes structures crisiques de composition variable et formées pour l’occasion de la crise ukrainienne, en référence à ce que nous désignons comme l’infrastructure crisique, directement selon l’équation antagoniste Système versus antiSystème opérationnalisée par rapport à un enjeu de civilisation, – défense par le Système de la contre-civilisation régnant, face à l’attaque lancée contre elle par l’antiSystème. C’est là la condition pour mieux aller au cœur de la substance crisique que nous envisageons, dito au cœur de l’événement le plus important à notre sens de cette “époque” nouvelle, – c’est-à-dire l’événement de la crise ukrainienne renforcé par d’autres crises comme celles de la NSA, pour révéler un antagonisme souterrain et inattendu, qui est imposé à certains de ses acteurs, le plus souvent sans qu’ils réalisent l’ampleur et la forme de ces changements. (La quasi-absence de conscience du phénomène est nécessaire pour notre analyse sinon, certes, ces acteurs s’insurgeraient contre les nouveaux schémas en formation qui heurtent tant leurs engagements, puisque ces nouveaux schémas impliquent une distance nouvelle et terrifiante, avec un risque potentiel d’affrontement, à l’intérieur du bloc BAO. Il est évident que les acteurs de cette séquence n'ont pas une conscience claire et rationnelle de la situation générale qu'ils affrontent, ils sont essentiellement conduits par leur psychologie.)

A ce point, et ayant bien montré que notre propos est d’écarter les références courantes (nations, institutions, etc.) pour les références devenues fondamentales des “grandes structures crisiques”, nous élargissons le sujet de ce propos à ce que nous jugeons également fondamental pour notre observation. Le propos fondamental devient alors le constat d’une tension transatlantique dans le chef des deux pays cités rassemblés en une entité de circonstance (Allemagne-France), mais dont on peut faire l’hypothèse qu’elle affecte en réalité, de diverses façons, un peu toute l’Europe à la suite d’Allemagne-France, en se manifestant dans d’autres domaines, – comme par exemple le soutien de l’Autriche et de l’Italie au gazoduc SouthStream de conception russe, acte notoirement antiaméricaniste. (On comprend bien, devant ces observations assez vagues concernant les acteurs impliqués, combien il est devenu intéressant et impératif de faire évoluer les références de la réflexion vers les formes les plus larges possibles, au-delà des références habituelles telles que les seules nations.) La question qui s’impose alors est de savoir si cette nième interrogation sur une tension transatlantique est plus sérieuse, plus intéressante, plus substantielle que les précédentes. Pour cela enfin, il importe d’identifier, de la façon la plus complète et la plus profonde possible, la cause de cette tension.

Ce propos fondamental pour définir cette nouvelle “tension transatlantique” n’obtiendra pas une réponse précise qu’il est impossible d’exprimer selon les termes rationnels habituels, même s’il existe ici ou là des motifs sérieux de mésentente (affaire d’espionnage et de surveillance, crise ukrainienne, etc.). Il sera donc fait usage pour notre propos d’une hypothèse qui doit être à la mesure du cadre décrit, et notamment du cadre de l’affrontement entre le Système et l’antiSystème. Par conséquent, nous écartons les normes habituellement avancées dans cette sorte de situation : intérêts économiques, divergences et ambitions géostratégiques, etc. Non, la situation qui est absolument exceptionnelle mérite une autre explication, exceptionnelle également ... Notre hypothèse porte donc comme référence principale d’une nouvelle attitude pseudo-européenne, pour l’instant diffuse et exprimée diversement avec les réactions qui s’ensuivent, la perception de la politique des USA, ou plutôt de ce que nous désignons comme une non-politique, et plus précisément comme l’opérationnalisation totalitaire et abrupte de ce que nous nommons politique-Système.

Ce que nous faisons plus précisément ici, c’est de prolonger en élargissant la perspective, en la haussant décisivement, la réflexion que nous esquissions dans le Bloc-Notes de ce 14 juillet 2014, concernant l’Allemagne : «Le facteur fondamental auquel se heurtent les Allemands essentiellement, et ce qu’ils découvrent sans doute, c’est bien l’identification de la politique US avec la politique-Système. Dans ses déclarations, Merkel n’identifie à aucun moment le président des USA. On pourrait croire que cette conduite implique qu’on aurait été conduit à penser que les pouvoirs d’Obama sont restreints, sinon négligeables, dans sa capacité supposée à peser sur la politique-Système qui est au faite de sa surpuissance. Cette pensée est-elle dans l’esprit de Merkel ? Quoi qu’il en soit, le refus d’aménager de quelque façon que ce soit les activités intrusives et “intolérables” de la surveillance et de l’espionnage US contre l’Allemagne, c’est une réponse directe du Système, nullement des dirigeants US qui, à cet égard, ne dirigent rien.»

Il y a bien entendu les circonstances. Certes, dans le cas allemand, les agissements US (NSA, CIA) jouent un rôle polémique extrêmement important, et immédiat, touchant à la psychologie même des relations germano-US, – comme nous le voyons précisément ce même 14 juillet 2014, avec l’argument de la confiance, matière éminemment dépendante de la psychologie. Il y a la crise ukrainienne, qui joue un rôle beaucoup plus important et constant dans les “circonstances” envisagées, lesquelles actent nettement un éloignement de la position US, de la part notamment de l’entité Allemagne-France, malgré la couardise et l’inculture de la direction française à cet égard. L’Ukraine, c’est beaucoup plus fondamental que le reste, à cause des perspectives de déchirement et de conflit qu’ouvre cette crise, et cela pour une zone (l’Europe) où les dirigeants estiment avoir installé une sorte de “paix pour mille ans” avec la construction européenne ; bref, un déchirement pour une croyance presque de type religieux touchant nos dirigeants européens (cette fois-ci, les dirigeants français, croyants laïques étonnants de zèle dévot pour l’Europe, sont très concernés). Là aussi, c’est un déchirement de la psychologie, et sans aucun doute encore plus brutal que la mise en cause, pour le cas allemand, de la confiance comme trait des relations avec les USA ; et c’est un déchirement qui, en quelques semaines, a de plus en plus nettement affecté la perception de ces dirigeants européens de la politique (non-politique) US, tant celle-ci ne s’est dissimulée à aucun moment de sa volonté quasi-belliciste, éventuellement d’aller jusqu’aux limites du conflit, et même au conflit lui-même. (Par contraste, la perception de ces dirigeants européens de l’attitude russe s’est graduellement adoucie, grâce notamment à la politique de conciliation suivie par Poutine.)

Ainsi notre hypothèse centrale se développe-t-elle autour du thème d’une psychologie des dirigeants européens rendue particulièrement inquiète, angoissée, absolument déchirée, par ce qu’elle perçoit de la production et des effets de la politique-Système qu’est devenue la politique US. Pour expliquer une telle alarme de la psychologie (plus que “prise de conscience”), on peut par exemple avancer l'idée que les effets d’une telle politique se font sentir sur le vaste espace continental eurasiatique, autour de l’Ukraine bouillonnante, dans les relations avec la Russie, avec les multiples conséquences déstructurantes et déstabilisantes possibles ou déjà en cours de réalisation qu’on constate. Nous parlons spécifiquement et volontairement de psychologie car nous ne pensons pas que le jugement précis soit en cause, ou soit encore en cause, que la conscience soit encore éclairée à cet égard. L’atmosphère, on l’a vu, est imprécise, insaisissable, parfois extravagante, – mais est-ce bien sûr, s’interroge-t-on pourtant, à un moment ou/et l’autre, est-ce bien extravagant ? (Interrogations, par exemple, à propos de rumeurs de démission de Merkel que Merkel a dû elle-même démentir, donc est-on conduit à conjecturer, à propos de pression, – pressions US ou pressions du Système ? – pour un regime change en Allemagne qui concerne aussi bien les amateurs de “complots” que Merkel elle-même, car tout le monde est victime de l’insinuation constante devenant perception, autour de la pesanteur des affaires d’écoute et d’espionnage qui empoisonnent l’atmosphère et ne contribuent pas qu’un peu à aggraver l’état profond des relations avec les USA, – ; comme il y a un “État profond” aux USA, selon l’expression de Peter Dale Scott, il apparaît de plus en plus qu’il y a des “relations profondes” entre les pays du bloc BAO, à côté des relations apparentes...)

Ainsi n’y a-t-il nullement une mise en cause de la politique américaniste, qui a été acceptée durant trois-quarts de siècle et qui ne le serait finalement pas moins en tant que telle, si l’on croit qu’elle existe encore, dans le moment qu’on observe actuellement. Mais justement, existe-t-elle encore en tant que telle ? Il s’agit plutôt de la perception confuse par les psychologies des dirigeants occidentaux que la politique des USA s’est littéralement transmutée, qu’elle n’existe plus en tant que telle parce qu’elle a été kidnappée et anéantie pour devenir complètement la politique-Système, après avoir été longtemps influencée par elle, et donc devenue incontrôlable, insaisissable, issue d’aucune directive compréhensible, ne répondant à aucun dessein rationnel, qu’on croirait extrahumaine, etc. Ainsi la remarque écrite plus haut n’a-t-elle pas de sens (“La question qui s’impose alors est de savoir si cette nième interrogation sur une tension transatlantique est plus sérieuse, plus intéressante, plus substantielle que les précédentes...”) ; il ne s’agit plus d’une “tension transatlantique” comme celles que l’on a connues épisodiquement depuis soixante ans, mais de quelque chose de complètement différent ; il s’agit peut-être d’un moment extraordinaire où le Système dans son autonomie, comme serait une égrégore, où le Système lui-même fait irruption, directement et sans intermédiaire, dans les relations fondamentales entre membres du bloc BAO, par le biais de la transmutation complète de la politique américaniste en politique-Système hors du cadre américaniste mais en l’englobant sans que nul ne s’en avise. Cette hypothèse rencontre le cadre méthodologique dans lequel nous nous sommes placés, à savoir la pseudo-“politique américaniste” ultra-maximaliste en Ukraine n’existant quasiment plus, se révélant entièrement politique-Système et fonctionnant d’elle-même, sans gestion particulière ni conscience précise des services du gouvernement US jusqu’à sa direction suprême ; alors, il s’agit bien du Système qui, restes de politique américaniste liquidés, intervient directement dans ce cas. Les pays européens qui s’inquiètent de plus en plus se trouvent alors, par la force d’un tel reclassement, transformés en forces antiSystème. Cela implique une hausse considérable des enjeux dont le poids affecte la psychologie, une tension souterraine des rapports profonds d’une force décuplée, tout cela sans qu’aucune explication d’aucune sorte ne puisse servir d’assise rationnelle, et alors la perception de la situation devenant angoisse pure.

A la limite de cette hypothèse, on pourrait penser que les Russes évoluent eux-mêmes selon cette méthodologie. Ils ont montré à plusieurs reprises, et cela dès 2009 avec certaines remarques sibyllines de Rogozine alors ambassadeur russe auprès de l’OTAN (voir le 9 mai 2009), qu’ils soupçonnaient la politique du bloc BAO, et essentiellement américaniste, de répondre à des forces incontrôlées et sortant du domaine rationnel. La question est de savoir si la démarche des Russes auprès de certains Européens, et notamment auprès de Merkel, n’est pas tant de chercher à séparer l’Europe des USA, que de montrer à quel point la politique US échappe désormais à tout contrôle rationnel, – bref qu’elle est devenue politique-Système, bien sûr sans qu’eux-mêmes (les Russe) n’emploient un tel langage. C’est une hypothèse qui découle de la méthodologie que nous avons choisi, dans un cas où la méthodologie se transforme, passant de la fonction d’outil de la réflexion à une position d’inspiratrice de la réflexion. Dans ce cas, cette méthodologie qui désintègre le cadre habituel de la raison courante, parce que cette raison est subvertie par le Système, nous impose une perception, puis une vision, qui nous rapprochent de la vérité de la situation, aussi extraordinaire soit-elle.